Source : https://www.blast-info.fr/articles/2025/vers-une-lutte-des-classes-climatique-7i6eEkUKSueZ5--IroKdtA
Les rapports du GIEC se succèdent mais rien n’y fait : le consensus sur le seuil maximal d’un réchauffement planétaire global de +1,5° à ne pas dépasser n’est pas suivi de la réaction espérée. La catastrophe climatique s’annonce. Pour l’avocat Sébastien Mabile, c’est par le droit qu’il faut s’emparer du sujet pour réfléchir à la meilleure manière de répartir un stock maximum de gaz à effet de serre à émettre jusqu’à atteindre la neutralité carbone. Les 10% des plus riches étant aujourd’hui responsables de plus de la moitié des émissions, il en appelle à une nouvelle lutte des classes… climatique.
Avocat au barreau de Paris depuis vingt-cinq ans, Sébastien Mabile s'est imposé comme une figure incontournable du droit pénal de l'environnement. Son engagement dans des procès emblématiques - contre TotalEnergies pour le respect de l'Accord de Paris, le groupe Casino pour son implication dans la déforestation amazonienne ou encore Danone pour son usage abusif du plastique - témoigne d’un combat acharné et militant.
Dans son nouvel ouvrage "Justice Climatique, pour une nouvelle lutte des classes" publié chez Actes Sud, il pointe du doigt la responsabilité particulière des ultra-riches dans la crise climatique. Son constat est sans appel et malheureusement connu de tous : le réchauffement de la planète, causé par les émissions de gaz à effet de serre, s'accélère inexorablement. Si l'accord de Paris sur le climat de 2015 visait à limiter la hausse des températures à 1,5°C d'ici la fin du siècle, cet objectif semble désormais hors d'atteinte, les États échouant à concrétiser leurs engagements.
L'année 2023 a parfaitement illustré cette spirale affolante : alors que les catastrophes climatiques se multipliaient, la consommation de gaz et de pétrole atteignait des sommets historiques. La catastrophe climatique semble désormais quasi-inéluctable, avec son lot de conséquences tragiques : élévation du niveau des océans, vastes territoires inhabitables sur tous les continents, extinction massive des espèces... Pourtant, de nouveaux projets d'extraction d’hydrocarbures se développent, le trafic aérien continue sa progression effrénée et l’intelligence artificielle multiplie drastiquement les besoins en énergie, tout ceci accélérant la crise climatique alors qu’il s’agit de la freiner. Face à cette situation critique, l'action politique semble avoir abdiqué.
Le budget carbone de l’humanité
Pour proposer de nouvelles solutions, Sébastien Mabile évoque le principe d’un “budget carbone” restant à l’humanité, qu’il définit comme une estimation théorique des émissions mondiales nettes cumulées de CO², “depuis une date donnée jusqu'au moment où ces émissions deviennent égales à zéro, qui permettraient, avec une certaine probabilité de limiter le réchauffement planétaire à un niveau déterminé”. Le GIEC estime ce budget carbone à 580 milliards de tonnes en équivalent CO² pour ne pas dépasser les +1,5°. Un chiffre qui, au rythme actuel, devrait être atteint dès 2028 alors que la neutralité carbone est visée à l’horizon 2050 selon l’accord de Paris.
Face à l'urgence climatique, la solution s'impose d'elle-même : réduire drastiquement les émissions globales, maintenant. L'ouvrage de Mabile aborde alors une question cruciale : comment répartir équitablement cet effort de réduction ? Le défi est complexe, ce que l’on peut constater à l'échelle individuelle : même en adoptant un mode de vie vertueux - sans voiture ni avion, avec une consommation limitée de viande - nous dépassons encore les seuils recommandés. Selon le cabinet Carbone 4 de Jean-Marc Jancovici, cité par Mabile, les efforts individuels ne permettent en effet de réduire notre empreinte carbone que de 25 à 45%, le reste étant déterminé par l’environnement sociotechnique et politique.
Par ailleurs, 10% de la population mondiale, détenant 52% des richesses, est responsable de plus de la moitié des émissions produites entre 1990 et 2015 ! Plus frappant encore, le 1% des plus fortunés génère à lui seul 15 à 17% des émissions, avec une empreinte moyenne de cent tonnes de CO² par an et par personne - l'équivalent des émissions de 3,8 milliards des individus les plus pauvres. Une élite de super-milliardaires épuise ainsi le budget carbone de l'humanité sans contrainte ni contrôle, tandis que les populations les plus démunies, souvent à l'autre bout du monde, subissent déjà les conséquences dévastatrices du dérèglement climatique.
Face à ce constat, Mabile plaide pour une réglementation du “budget carbone” considéré comme bien commun, impliquant une régulation du droit d’émettre des gaz à effets de serre. Au-delà des symboles évidents comme les yachts de luxe et les jets privés, il préconise l'instauration d'une véritable justice climatique mondiale.
La “Guerre climatique”
Pour Mabile, la justice climatique doit s'appuyer sur un nouvel arsenal juridique solide, légitimé par le droit à vivre des générations futures. Cette nouvelle approche permettrait d'engager la responsabilité des principaux émetteurs de gaz à effet de serre : compagnies pétrolières, institutions bancaires et États.
Notre système dans son ensemble doit être repensé. La réalité actuelle révèle un système aujourd’hui non seulement profondément inégalitaire mais carrément contraire aux principes énoncés. Par exemple, tandis que le citoyen ordinaire est lourdement taxé sur son carburant, les propriétaires de jets privés bénéficient d'une exemption de taxes sur leur kérosène. De la même manière, les usagers du rail s'acquittent de droits de péages kilométriques qui rendent le train coûteux tandis que le transport aérien prospère grâce à de généreuses subventions publiques. Les propriétaires de yachts de luxe, quant à eux, disposent de multiples échappatoires pour contourner leurs obligations fiscales.
En ciblant prioritairement les 10% les plus fortunés responsables de la moitié des émissions mondiales, la justice climatique créerait par ailleurs les conditions d'une acceptation sociale des efforts demandés au reste de la population : la mobilisation des gilets jaunes a démontré qu’il n’y aura pas d’acceptabilité de mesures en faveur du climat sans répartition juste. Il faut donc selon Mabile “empêcher les riches”, en limitant les émissions de chacun en fonction de son niveau de richesse. Un travail qui semble a priori complexe, mais a déjà été modélisé par plusieurs groupes de chercheurs dans le monde, avec divers scénarios.
Remettre en cause les dogmes
Comme le souligne Mabile, le principe de justice climatique n'est pas nouveau dans les relations internationales puisque les accords majeurs sur le climat - le protocole de Kyoto et l'accord de Paris notamment - reconnaissent déjà la responsabilité accrue des pays occidentaux dans la réduction des émissions, comparée à celle des pays en développement, et leur donne en conséquence des obligations plus importantes. Etrangement, cette logique n'a jamais été transposée à l'échelle individuelle.
Pour l'auteur, il faudra pour avancer remettre en question deux dogmes contemporains : le mythe de la croissance infinie et la sacralisation absolue des libertés individuelles, notamment celles de l’entrepreneur. Ces "totems", comme il les nomme, ne peuvent plus servir d'arguments pour bloquer l'action climatique. Mabile rappelle que sur de multiples sujets nos démocraties imposent déjà des limites aux libertés individuelles : la santé publique justifie par exemple la lutte contre le tabagisme, de même que la sécurité routière légitime les limitations de vitesse imposées aux conducteurs. Rien n’interdit donc au nom des droits fondamentaux des générations futures de limiter les émissions de chacun selon ses moyens.
La thèse de Mabile se démarque des discours habituels culpabilisant l'humanité dans son ensemble. La responsabilité dans l’action incombe selon lui clairement à une élite privilégiée qu'il décrit comme prisonnière d'une "vision narcissique de la liberté” dénuée de conscience et oublieuse de ses responsabilités. Cette même élite, consciente qu'elle seule disposera des moyens de s'adapter aux bouleversements climatiques à venir, perpétue un système profondément inégalitaire qu’il invite à combattre. L'auteur appelle ainsi à une nouvelle forme de lutte des classes, dont l'enjeu n'est autre que la survie de notre espèce.
Justice Climatique. Pour une nouvelle lutte des classes, Sébastien Mabile (Actes Sud, 176 pages,15 €)