"Face à l’urgence climatique, les changements à opérer sont d’une
telle ampleur qu’il est pourtant indispensable d’accélérer les débats
sur les choix de société à conduire mais le chemin pour l’atteindre
reste encore flou, voire inconnu, pour les décideurs et les citoyens.
L'ADEME a souhaité soumettre au débat quatre chemins « types »,
cohérents et contrastés pour conduire la France vers la neutralité
carbone."
L’ADEME a souhaité illustrer chacun des quatre
scénarios du programme de prospective Transition(s) 2050 grâce à la
fresque de la Renaissance Écologique. Ce travail a été réalisé par
Julien DOSSIER (concepteur de la fresque de la Renaissance Écologique),
Tu Doan-Quynh BUI, Guillaume GAUTIER, Mathilde GUYARD et Olivier
MENICOT. Ce travail est protégé par la législation relative au droit
d’auteur. Pour toute demande , contactez-nous :
Par résistances, nous
entendons les structures, personnes, idées, actions, qui ont pour
intention de contribuer à démanteler les systèmes de domination qui
structurent nos sociétés (capitalisme, classisme, patriarcat ou sexisme, racisme, colonialisme, validisme, spécisme, fascisme), et à construire des racines plus justes et vivantes.
Les cultures de résistance, qui sont multiples et évolutives, sont les représentations, valeurs, stratégies et pratiques qui portent ces mouvements.
Notre raison d'être,
c’est d'améliorer la connaissance sur toutes ces formes de résistances
et leurs liens, de la diffuser, et de contribuer à renforcer leur
efficacité.
Nous sommes des militant·es
qui avançons avec nos têtes, nos coeurs et nos corps, avec plein de
détermination et aussi plein de doutes, et surtout avec la joie de se
relier et de faire ce qui nous semble juste et digne, tout au fond de
nos cœurs. 
Un travail collectif de prospective > une foule de belles idées, plus ou moins réalistes ou folles mais toujours inspirantes !! 💡🚧🌈♻️😍
Annemasse 2050, solidaire avec les plus vulnérables
Annemasse
est une ville qui prend soin de tous ses habitants, en particulier ceux
qui sont souvent oubliés. En 2050, elle montre une vraie solidarité en
créant des liens entre les générations, en rendant les services
accessibles à tous et en veillant à ce que chacun puisse vivre
dignement.
À Annemasse, plusieurs problèmes ont été dénoncés par
les habitants : les voix des enfants étaient souvent ignorées, tandis
que les personnes en situation de handicap éprouvaient des difficultés à s'intégrer. Collectivement, les habitants cherchent à bâtir un environnement qui tient compte des besoins de chacun.
Annemasse 2050, nouveaux lieux pour des liens forts
Rejoignez
les habitants d’Annemasse pour voir comment, en 2050, leur ville est
devenue un modèle de communauté vivante ! Les habitants s’impliquent et
se rassemblent dans des lieux conçus pour encourager les rencontres et célébrer la diversité.
La
croissance rapide d’Annemasse, à cause de sa proximité avec Genève, a
parfois créé une séparation entre les anciens habitants et les nouveaux.
Mais les Annemassiens ont pris conscience qu'il était important de
créer des espaces pour se rencontrer et lutter contre l’isolement.
Annemasse 2050 pilote sa décélération
Dans cette vision, ralentir n’est pas une contrainte mais un choix pour réparer, prendre soin de la nature et préparer un avenir durable.
Les Annemassiens privilégient une consommation responsable et la ville
soutient un développement qui prend en compte les générations futures.
Face
à des crises environnementales et sociales de plus en plus graves,
Annemasse a pris conscience des limites de la croissance rapide et d’une
consommation excessive. Les pénuries de ressources, le stress de la
population et les impacts du changement climatique ont convaincu la
ville de repenser son mode de vie.
Annemasse 2050, pionnière de la cohabitation avec le vivant
La
ville a compris que les solutions aux crises climatiques viennent de
nouvelles collaborations avec la nature. Les façons de produire la
nourriture, d'utiliser les espaces publics ou de se déplacer sont
repensées, pour s'harmoniser avec les écosystèmes.
Les paysages
alpins sont profondément touchés impactés/affectés/transformés par le
changement climatique. Les glaciers rétrécissent et laissent place à des
vallées plus sèches. L’eau devient une ressource précieuse et les
tempêtes deviennent plus fréquentes. Annemasse expérimente des solutions pour s’adapter.
Annemasse 2050, fabrique de droits nouveaux
Dans cette 2ème vision, Annemasse est devenue un terrain d'expérimentation pour de nouveaux droits. Ici, nous ne nous contentons pas de suivre les règles ; nous les redéfinissons ! La ville teste des droits civiques, sociaux et environnementaux qui visent à améliorer la vie de tous ses habitants.
Avant
2050, plusieurs droits fondamentaux ont reculé dans le monde, comme
l'accès à un logement décent, à une bonne alimentation et au respect des
choix de vie. La ville a choisi de défendre ces droits par des actions
concrètes qui transforment le quotidien des habitants.
Annemasse 2050, hospitalités locales et internationales
Dans
cette vision, la ville fait le pari de l’hospitalité. Elle s’est
métamorphosée en plaçant l'accueil des nouveaux arrivants au coeur de sa
mission, qu'ils viennent de régions voisines ou de contrées lointaines.
Face aux crises du 21e siècle, entraînant des flux migratoires et des
pénuries de ressources, Annemasse prend les devants. Elle est un refuge
pour ceux qui cherchent une nouvelle vie, qu’ils fuient des conflits ou
aspirent à de meilleures opportunités. En accueillant de
nouveaux habitants, la ville ne cherche pas seulement à résoudre des
urgences, mais à renforcer son tissu social et économique.
La sobriété énergétique ne se limite évidemment pas aux actions
individuelles. Elle doit impérativement être prise en compte dans les
domaines les plus structurants (aménagement du territoire, bâtiment,
transports, …). Mais ces évolutions profondes seront facilitées par le
changement des représentations et des pratiques individuelles. Slow
Heat, une passionnante initiative de recherche-action lancée en Belgique
par un collectif de chercheurs, architectes et citoyens wallons, s’est
attelée depuis quelques années, par l’expérimentation, à changer ces
représentations et ces pratiques.
« Dans quelle mesure, et à quelles conditions,
peut-on réduire nos demandes de chaleur “externe” et être plus
résilients - individuellement et collectivement - grâce à la discussion
de notre notion de confort, la transformation de nos pratiques de
chauffage et à l’exploration de situations basse température, basse
énergie ? »
Pour
le collectif SlowHeat, vivre avec 16, 15, voir 14°C en intérieur, c’est
possible et confortable à certaines conditions que leur projet de
recherche s’attache à décrire. Les 4 points clés sont :
Réduire la demande de chaleur du corps, par la combinaison de 3 éléments : l’habillement, l’acclimatation et l’activité.
Continuer à chauffer les occupants, mais plus le logement grâce à du matériel adéquat.
Refaire de la demande de chaleur un acte conscient et maitrisé plutôt qu’automatique.
Rediscuter les normes de confort entre les membres d’un logement, et plus largement au sein de la société.
« Les craintes courantes de “vivre en doudoune” ne
sont en général exprimées que par les personnes qui n’ont pas vraiment
essayé : avec des ajustements mineurs et sans conséquence notable sur
l’agilité, on atteint facilement des réductions de plusieurs degrés à
confort égal. »
Pascal Lenormand, expert en performance énergétique
[Infographie] Les grands principes de la logique SlowHeat
Points de bascule climatiques : la planète au bord d’un gouffre imprévisible
Reporterre
9–12 minutes
L’humanité a trop déstabilisé le climat, au point de l’avoir rapproché de « points de bascule » au potentiel cataclysmique, alertent 160 scientifiques dans un nouveau rapport.
Le monde vient d’entrer « dans une nouvelle réalité ».
Celle où de nombreuses composantes du système climatique menacent de
basculer à tout moment vers un nouvel état qui ferait encourir « des risques catastrophiques à des milliards de personnes ». Telle est l’alerte solennelle lancée par 160 scientifiques de 23 pays, dans le rapport Global Tipping Points, publié le 13 octobre et coordonné par Timothy Lenton, professeur à l’université d’Exeter en Angleterre.
Ces chercheurs figurent parmi les plus grands spécialistes au monde dans l’étude de ce que l’on appelle les points de bascule climatiques.
Le terme désigne le seuil critique au-delà duquel un élément clé du
climat terrestre (calottes polaires, courants océaniques, forêts
tropicales, etc.) peut basculer dans un nouvel état, de manière souvent
irréversible.
Le système peut relativement bien résister à un certain degré de
déstabilisation (le réchauffement global, la déforestation, etc.),
jusqu’à ce qu’un petit changement de trop le fasse basculer. Le point de
bascule est en quelque sorte la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Or, le seuil de 1,5 °C de réchauffement planétaire pourrait bien
s’avérer être cette goutte de trop. Nous avons pour la première fois franchi cette température fatidique sur l’année 2024,
de manière temporaire. Et nous devrions, selon toute probabilité, la
franchir définitivement d’ici quelques années, alertent les chercheurs.
Avec le risque d’effets en cascade à travers la planète. Nous entrons
ainsi dans l’ère des points de bascule.
Deux ans après leur premier rapport, les membres de l’initiative
Global Tipping Points soulignent à quel point la situation s’est déjà
dégradée. Première mauvaise nouvelle : les points de bascule concernant
la biosphère « se rapprochent plus vite qu’on ne le pensait », dit le rapport.
Ainsi des récifs coralliens tropicaux. À l’instar de la Grande Barrière de corail, ils ont connu en 2024-2025 leur pire épisode de blanchissement,
provoqué par les chaleurs extrêmes de l’océan. Bien que les situations
diffèrent selon les régions du globe, les chercheurs estiment que leur
point de bascule moyen se situerait autour de 1,2 °C de réchauffement
global. Autrement dit, nous aurions déjà franchi ce premier point de
bascule.
Risque de « savanisation » en Amazonie
La situation n’est guère plus enviable pour la forêt amazonienne.
Soumise aux nombreux stress provoqués par le réchauffement, dont
d’intenses sécheresses, elle doit aussi affronter les ravages de la
déforestation. Si trop d’arbres disparaissent, cette forêt tropicale qui
a la caractéristique merveilleuse de produire en partie sa propre pluie
pourrait entrer dans un cercle vicieux : produire de moins en moins de précipitations et, n’ayant plus assez d’humidité pour survivre, se transformer en savane.
Ce point de bascule serait là aussi plus proche que précédemment
estimé, se situant en dessous des 2 °C de réchauffement, selon les
auteurs du rapport. Des travaux cités par les chercheurs avancent
l’hypothèse qu’une perte de 20 % de la surface actuelle
de la forêt amazonienne, combinée à un réchauffement global compris
entre 1,5 et 2 °C, pourrait faire franchir un point de bascule aux deux
tiers de l’Amazonie.
Les incertitudes sont toutefois importantes. Les scientifiques estiment que le risque de « savanisation »
est crédible avec un haut degré de confiance pour certaines zones de
l’Amazonie à l’échelle locale, mais avec une confiance seulement faible à
l’échelle du continent.
Des océans d’imprévisibilité
La situation est aussi particulièrement critique pour les glaces du
globe. Notamment pour les calottes polaires. La calotte glaciaire de
l’Antarctique de l’ouest et celle du Groenland sont les deux systèmes
glaciaires dont la vulnérabilité est la plus certaine : leur
effondrement, une fois enclenché, se poursuivrait sur plusieurs
décennies à plusieurs siècles, voire des millénaires, entraînant
plusieurs mètres de montée du niveau des mers. Or, ce point de bascule
pourrait avoir déjà été déclenché. Il menace de l’être depuis que nous
avons franchi la barre de 1 °C de réchauffement.
Les courants océaniques, comme l’Amoc
et la gyre subpolaire, sont eux aussi menacés de franchir des points de
bascule dès le niveau actuel de réchauffement, bien que la
compréhension et l’évolution de ces systèmes soient entourés
d’incertitudes importantes, notent les chercheurs.
Basculements en cascade
L’autre point saillant et particulièrement inquiétant du rapport,
c’est l’interconnexion qu’il documente entre la plupart des 20 points de
bascule qui ont été évalués. Lorsqu’un élément franchit un point de
bascule, il est souvent susceptible d’avoir des effets, la plupart du
temps déstabilisateurs, sur d’autres composantes du système climatique,
menaçant de leur faire à leur tour franchir un point de bascule.
L’Amoc est le meilleur exemple de ces multiples effets en cascade
possibles. L’affaiblissement de ce courant atlantique, au rôle crucial
dans les échanges de chaleur entre l’océan et l’atmosphère, pourrait par
exemple aggraver la déstabilisation des glaces de l’Antarctique de
l’ouest. Ou encore déstabiliser le phénomène El Nino dans le Pacifique,
qui à son tour affaiblirait encore davantage la forêt amazonienne.
Les effets en cascade ne s’arrêtent pas aux systèmes climatiques :
les catastrophes climatiques provoquées menaceraient de faire courir des
risques majeurs à des éléments clés de la stabilité de nos sociétés, « comme
la sécurité alimentaire, les infrastructures énergétiques, la stabilité
économique et la cohésion sociale, affectant des milliards de personne à
travers le monde », écrivent les auteurs.
« Les dégâts causés par les points de bascule seront très différents des dégâts classiques du changement climatique. Nous ne sommes pas prêts pour ça ! Nos décideurs ne comprennent pas ce que signifient les points de bascule », appuie Manjana Milkoreit, chercheuse à l’université d’Oslo et co-autrice du rapport.
Grosses incertitudes
Ce concept de points de bascule est d’autant plus difficile à faire
émerger à l’agenda politique que la survenue de ces phénomènes reste
entourée de beaucoup plus d’incertitudes que d’autres catastrophes
climatiques à venir.
Au sein même de la communauté scientifique, tout le monde n’est pas
d’accord sur l’opportunité de communiquer trop fortement sur ces points
de bascule. Certains craignent que ces mécanismes complexes et encore
mal compris ne détournent l’attention. Alors même que les efforts
d’adaptation aux effets beaucoup plus directs et étayés du changement
climatique, comme l’intensification des sécheresses, des tempêtes, des
inondations et autres, sont déjà largement insuffisants.
« Les points de bascule sont un sujet extrêmement
important, mais on n’est pas sûr de savoir où sont les seuils. Il y a
des estimations sur la bascule de l’Amazonie, mais ça peut advenir à
1,5 °C comme à 3 °C, on n’a pas de certitude », dit
Freddy Bouchet, directeur du Laboratoire de météorologie dynamique et
l’un des coordinateurs de ClimTip, l’un des deux grands projets
européens sur les points de bascule.
« C’est une question de gestion des risques :
est-ce qu’il faut s’adapter en urgence aux risques davantage certains,
présentés dans les rapports du Giec, ou bien anticiper les risques
potentiellement encore bien plus graves mais plus incertains ? Personnellement, je pense qu’il faut tout faire à la fois », ajoute-t-il.
Des « points de bascule positifs »
C’est bien l’avis des auteurs de rapport Global Tipping Points, qui
rappellent une caractéristique essentielle de ces phénomènes
irréversibles : une fois franchis, il sera trop tard pour agir.
La bonne nouvelle (il y en a), c’est qu’en termes d’atténuation, il
n’y a pas à choisir. Que l’on cible les points de bascule ou les effets
plus classiques du changement climatique, les changements structurels et
radicaux auxquels appellent les climatologues restent les mêmes, pour
réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, atteindre
la neutralité carbone en 2050 et tout faire pour limiter au maximum le
réchauffement global.
L’autre avantage du concept de points de bascule, c’est qu’il peut
aussi être appelé à la rescousse pour entretenir l’espoir et mobiliser
la société. Le rapport évoque ainsi les possibilités de franchir des « points de bascule positifs ». Transports en commun, agriculture et alimentation durables, écosystèmes... Ceux-ci sont également nombreux.
À l’image de la baisse fulgurante récente du coût des panneaux
photovoltaïques, le développement de solutions ne suit pas une
trajectoire linéaire. Mieux : un petit effort supplémentaire pourrait
parfois suffire à entraîner le basculement technologique ou sociétal qui
paraissait, l’instant d’avant, n’être qu’une utopie lointaine.
« Il faut parler d'atrocité climatique car la destruction en cours est globale et irréversible »
Reporterre
9–12 minutes
Pour appréhender l’ampleur de la destruction du climat, le chercheur Gaspard Lemaire plaide pour l’utilisation du concept d’« atrocité climatique ». Un terme qui permettrait de mieux pointer les responsabilités des États.
Les gaz à effet de serre émis par notre civilisation ne provoquent pas un simple changement climatique, mais une destruction massive et mortelle
des écosystèmes et des sociétés. Une telle violence relève de
l’atrocité de masse : c’est la réflexion que mène le chercheur Gaspard
Lemaire dans un article récemment publié dans la revue Earth System Governance.
Doctorant en sciences politiques au sein de la Chaire Earth et
enseignant en droit de l’environnement à Sciences Po, il prépare sa
thèse sur ce qu’il nomme le « paradigme de l’atrocité climatique ». Il explique à Reporterre
pourquoi et comment la popularisation de ce terme pourrait aider à
lutter contre les destructions climatiques qui ne font que s’aggraver.
Reporterre — Pourquoi est-ce si difficile de trouver les bons termes pour parler de ce que l’on nomme communément « changement climatique » ?
Gaspard Lemaire — La transformation du climat tue déjà des millions de personnes aujourd’hui. Plus de 3 milliards d’humains sont vulnérables
et, d’après le Giec, on pourrait compter plus de 9 millions de morts
supplémentaires par an en fin de siècle dans un scénario d’émissions
élevées de gaz à effet de serre.
Il s’agit d’une violence extrême. Celle-ci n’est pas exprimée par les termes descriptifs « changement climatique » ou « réchauffement climatique ». Parler « d’inaction climatique » cache également le fait que nos émissions sont le résultat de politiques très concrètes, pas juste d’inactions.
Les mots « urgence » ou « crise »
soulignent, quant à eux, le besoin d’agir vite mais font croire à un
problème temporaire alors que les transformations climatiques en cours
vont s’étaler sur des siècles, voire des millénaires. L’expression « catastrophe climatique »
est aussi très ambigüe. Elle renvoie à des évènements ponctuels, comme
une inondation. Mais elle ne correspond pas à la destruction globale en
cours.
Certains concepts ont tout de même déjà émergé pour tenter de nommer les destructions écologistes, comme le crime d’écocide, reconnu dans le droit européen.
Oui mais l’écocide se concentre sur la destruction d’écosystèmes. Les
destructions climatiques vont certes conduire à la disparition de
nombreux écosystèmes mais elles vont beaucoup plus loin. Lorsqu’un pont
s’effondre à cause d’un ouragan, ce n’est pas un écocide. La destruction
du climat est globale, irréversible et structurelle. On n’a pas de mot
pour exprimer une telle violence.
En quoi le changement climatique se rapproche-t-il, selon vous, de ce que l’on appelle les « atrocités de masse » ?
Cette expression n’a pas d’existence juridique mais elle est utilisée
dans les institutions internationales et dans la communauté académique
pour parler des crimes les plus graves définis par le Statut de Rome,
que sont le crime contre l’humanité, le génocide, le crime de guerre, le
crime d’agression. La notion d’atrocité s’est ensuite élargie à
d’autres notions comme celle de nettoyage ethnique.
Des chercheurs ont réfléchi aux traits communs à toutes ces
atrocités. Pour le politologue Scott Straus, il y a atrocité lorsqu’il y
a une violence à grande échelle, infligée de manière systématique et en
connaissance de cause à des populations civiles. Il est frappant de
voir à quel point la violence climatique répond à cette définition.
Cette violence climatique ne rentre pourtant dans aucune des
atrocités de masse préexistantes : ce n’est pas un génocide, car il n’y a
pas de but exterminateur ; un crime contre l’humanité nécessite une attaque délibérée contre un groupe humain et un crime de guerre nécessite une guerre…
Nous sommes donc face à un « crime sans nom »,
pour reprendre l’expression de Churchill à propos des crimes commis par
les nazis contre les Juifs. C’est pour combler ce vide, après la Shoah,
que le terme de « génocide », inventé par
le juriste Raphael Lemkin, entre dans le droit international en 1948.
Aujourd’hui, nous avons besoin d’un nouveau terme pour qualifier cette
violence climatique inédite.
Vous plaidez pour l’utilisation du terme « atrocité climatique ».
Je propose cette expression pour renvoyer à l’ensemble des actions
qui contribuent d’une manière significative à la déstabilisation du
climat terrestre et qui mettent en péril les fondements de la vie humaine et fragilisent les conditions d’existence des espèces.
Cette atrocité climatique possède quatre traits remarquables.
Spatialement : les destructions sont planétaires, ce qui est sans précédent.
Temporellement : les destructions s’étalent sur une échelle de temps
géologique, c’est-à-dire, du point de vue humain, un temps infini, qui
touchera toutes les générations à venir.
En termes de
dommages : les destructions sont extrêmement diverses, se cumulent et
provoquent à leur tour des déstabilisations culturelles, économiques,
sociales, politiques et géopolitiques.
Et enfin, universel :
tous les êtres humains seront touchés, sans échappatoire possible, même
si le degré de vulnérabilité est très différencié, et la majorité des
écosystèmes seront également affectés.
Avec ces quatre niveaux, spatial, temporel, diversité des
destructions et universalité des victimes, on change d’échelle. On
pourrait parler d’atrocité totale.
L’accusation de crime d’atrocité climatique pourrait être portée
contre la quasi-totalité des dirigeants politiques et économiques du
monde. N’est-il pas vain, dans ce contexte, d’espérer voir un tel
concept juridique entrer en vigueur ?
Notons d’abord que l’on dispose déjà d’outils pour identifier les
responsables d’atrocité climatique. Le concept de budget carbone, par
exemple, a fait l’objet de réflexions et négociations pour attribuer une
quantité d’émissions de carbone à chaque État en essayant de prendre en
compte les notions d’équité et de justice climatique. Les principaux
responsables d’atrocité climatique seraient quoi qu’il en soit les États
et les principales entreprises émettrices, notamment les entreprises
fossiles et les banques qui les financent.
Il y aurait sans doute des débats importants à mener, notamment pour
prendre en compte les émissions importées, et les émissions
d’avant 1990, ainsi que le consensus sur le changement climatique,
puisque le concept d’atrocité suppose d’infliger une violence en
connaissance de cause.
Cela risque néanmoins de ne pas passer d’un point de vue
géopolitique. Lorsque le terme de génocide a été mis en place, il l’a
été sous l’égide des États-Unis pour jeter l’opprobre sur les nazis, ce
qui arrangeait les vainqueurs de la guerre. Ce qui n’enlève rien au
travail remarquable de Lemkin qui a inventé ce terme. Mais aujourd’hui,
les principaux émetteurs de gaz à effet de serre sont les principales
puissances du monde. Vous avez raison de souligner qu’ils n’ont aucun
intérêt à se désigner eux-mêmes comme responsables d’une atrocité…
Quelles pourraient alors être les vertus de la popularisation de ce concept ?
Au-delà de son effectivité juridique, je vois quatre fonctions
intéressantes à ce concept. Une fonction éthique : entendre qu’il y a
une atrocité en cours, ce n’est pas du tout pareil que de simplement
dire que le climat change. Il y a une responsabilité individuelle à
savoir ce que l’on fait de cette information, en tant que citoyens
d’États aux émissions élevées. Chacun agira avec sa conscience.
Il y a ensuite un intérêt politique. Pour tous les acteurs et groupes
déjà en lutte sur cette question, ce terme peut être une arme
rhétorique supplémentaire. Pour mieux expliquer et légitimer les efforts
et les actions menées. Et pour les élus, il y a aussi une possibilité
d’institutionnaliser leur engagement en reconnaissant l’atrocité
climatique en cours, de même que certaines municipalités ont voté l’état d’urgence climatique pour orienter leurs politiques.
C’est ensuite un concept utile pour la recherche. Il existe tout un champ académique transdisciplinaire autour des atrocity studies,
les études sur ces atrocités. Un grand nombre de penseurs cherche à
comprendre les dynamiques sociales qui rendent possibles ces atrocités
de masse. La violence, en cas d’atrocité, est toujours légitimée
institutionnellement, contrairement aux violences ordinaires, et suppose
soit l’adhésion soit l’indifférence de la majorité de la population.
Appliqué à la violence climatique, on voit comment le productivisme
et l’extractivisme sont légitimés et présentés comme inéluctables, pour
occulter la violence climatique engendrée ou mettre à distance les
victimes, souvent dans des pays lointains. La dissolution de la
responsabilité, le conformisme, le déni… Mieux expliquer tout cela
permet de mieux lutter.
Enfin, l’atrocité climatique peut aussi avoir un débouché
diplomatique. Un certain nombre de pays parmi les plus vulnérables
pourrait s’emparer de ce terme pour rendre compte des risques et des
souffrances déjà effectives subies par leurs populations.
Comme le terme de génocide, celui d’atrocité climatique a le mérite
de désigner à la fois les États coupables et les populations qui en sont
les victimes. En l’état, ce terme semble impossible à faire adopter.
Mais plus les violences climatiques vont s’intensifier, plus le terme
semblera évident.
Ce n'est pas tant que c'est "choc", c'est plutôt que c'est hyper intéressant, clair, que ça donne des clés, du discernement sur des questions complexes et des idées stratégiques...
Il n’est pas de révolution possible sans remettre en question la personnalité des individus, construite par des systèmes oppressifs : capitalistes, patriarcaux, racistes, validistes… Au sein du mouvement kurde, le tekmil est un outil qui permet, à travers la pratique de la critique/autocritique, de s’engager dans une démarche permettant de mettre en accord personnalité et idées. Ce texte a été rédigé par des volontaires engagé.es au Rojava dans le groupe Tekoşîna Anarşîst (Lutte anarchiste). Il propose un point de vue particulier sur le tekmil, qui permet d’en découvrir les principes, mais n’a pas vocation à être généralisé. Le mouvement kurde, qui a théorisé et pratiqué le tekmil, insiste sur la nécessité d’une formation pratique à celui-ci. Le tekmil ne peut être un simple outil sans connexion à une éthique militante, et à un système de valeurs bien définies.
Qu’est-ce que c’est ?
Le tekmil est un instrument de réflexion collective. Les racines historiques de ce que nous connaissons sous le nom de tekmil remontent aux traditions communistes autoritaires, telles que le stalinisme. Toutefois, Mao a été le premier, parmi ces traditions, à accorder autant d’importance aux méthodes de critique et d’autocritique. En résumé, nous pouvons affirmer que la critique et l’autocritique ont été précieuses pour les mouvements révolutionnaires en général, et n’ont jamais été étrangères aux mouvements révolutionnaires non autoritaires en général. Dans le contexte du Rojava, tekmil peut être traduit par » rapport » – en outre, on peut retracer le développement et la transformation de ce sens en fonction de la situation. Néanmoins, il est utile de garder à l’esprit la traduction littérale – l’humilité et la brièveté sont valorisées dans le tekmil. Il contient de nombreux codes culturels, mécanismes et présupposés idéologiques, et il nécessite une compréhension et une base philosophique et idéologique solide.
Cet article transmet une expérience spécifique de l’organisation anarchiste au Rojava et ne représente pas nécessairement ou ne s’étend pas à toutes les autres pratiques du tekmil dans toutes les structures révolutionnaires au Kurdistan et au-delà. Nous ne voulons pas donner l’impression que nous sommes « porteurs des connaissances les plus exactes sur le tekmil » et que nous voulons « vous dire comment ça marche vraiment ». Au contraire, notre position et notre expérience viennent de et avec humilité, et nous aimerions partager ce que nous avons appris à travers nos interactions avec le mouvement révolutionnaire dans le nord-est de la Syrie. Il faut comprendre que ce texte est écrit à travers le prisme de l’organisation anarchiste internationaliste au Rojava – nous ne prétendons pas avoir le point de vue le plus objectif, et notre position comporte aussi ses propres limites. Nos expériences peuvent différer de celles d’autres internationalistes qui ont appris à connaître le tekmil dans ce contexte, ainsi que du vécu de celles et ceux pour qui le Kurdistan, les langues et la culture locales sont natives. Ce que nous pouvons et voulons, c’est partager nos propres expériences et perspectives sur le tekmil.
Dans les structures révolutionnaires du Kurdistan, le tekmil est utilisé comme un outil de réflexion et d’analyse collective. Le tekmil évalue la socialisation dans nos sociétés, l’influence de la mentalité capitaliste et patriarcale sur nos personnalités, et traite de nos actions, de nos approches les uns envers les autres dans le format de la camaraderie et de la vie collective, et des idées que nous voulons mettre en pratique. L’une des principales parties du tekmil est la critique. Dans la plupart des communautés d’où nous venons, la critique est souvent perçue comme une attaque ou une déclaration négative. La philosophie du tekmil considère la critique comme un cadeau que les camarades s’offrent mutuellement avec les meilleures intentions du monde. Dans un telle perspective, la critique est ce qui nous permet de grandir en tant qu’individus, de travailler sur nos défauts – même si la critique peut être très difficile à écouter et à accepter. La critique peut également être difficile à exprimer. La mission du tekmil est de nous rapprocher de la réalisation de nos idées en nous-mêmes et autour de nous, et de nous éloigner de la mentalité du capitalisme et du patriarcat. Au lieu de cette dernière, le tekmil aide à développer la mentalité des personnes qui luttent pour la libération, et qui aspirent à être des révolutionnaires. Cela signifie changer l’état d’esprit et la personnalité en fonction des idées pour lesquelles nous nous battons.
Une brève histoire du tekmil
Pour comprendre comment le tekmil a évolué vers sa forme actuelle, nous devons nous pencher sur son histoire dans le contexte du Parti des travailleurs du Kurdistan. Pourquoi parlons-nous du PKK sur ce sujet ? Nous sommes des anarchistes, et le parti n’est pas la méthode d’organisation de notre mouvement. Cependant, cela n’enlève rien au fait qu’il y a des leçons à tirer de l’histoire du PKK pour nous aussi. La même chose peut être dite de tout mouvement révolutionnaire en général. De plus, le PKK n’est pas un parti dans le sens d’une participation au cadre organisationnel de l’État, mais il peut être considéré comme une forme d’organisation d’une lutte anti-étatique et anti-coloniale. Le PKK ne vise pas à être élu, il n’essaie pas non plus de changer le système de l’intérieur.
Le développement du tekmil en tant que tel, sous la forme que nous observons en tant qu’anarchistes internationalistes au Rojava, est inséparablement lié à l’histoire du développement du PKK. Par conséquent, pour mieux comprendre le tekmil, il est utile de se pencher également sur cette partie de l’histoire, aussi contradictoire qu’elle puisse nous paraître. Souvent, c’est des contradictions que nous pouvons tirer les leçons les plus précieuses. D’autres cultures ou mouvements ne sont pas étrangers à la réflexion collective. Elle a été utilisée de diverses manières dans le monde, par exemple, la « révision de vie » dans les organisations catholiques de Catalogne, après la guerre civile espagnole. Ou encore le « bâton de parole » des peuples autochtones dans les terres colonisées des Amériques. Les processus de réflexion collective sont inhérents à la plupart des communautés, sous une forme ou une autre. une forme ou une autre. On peut attribuer au tekmil dont nous discutons maintenant 4 étapes de développement, liées de manière similaire aux 4 étapes de développement du PKK.
Comment le tekmil s’est-il développé au sein du PKK ?
1973-1983 : La forme du tekmil n’est pas claire. Des réunions étaient organisées. C’était une période de développement de normes et de systèmes organisationnels.
1983-1993 : Le début du conflit armé avec la Turquie, jusqu’au cessez-le-feu. La base du tekmil existe, mais les besoins militaires l’emportent sur le travail analytique et idéologique nécessaire. Une mentalité patriarcale progresse.
1993 : La première trêve entre le PKK et la Turquie intervient. La guerre a eu un effet toxique sur les structures organisationnelles. Le PKK se concentre sur le développement de l’analyse organisationnelle et politique. Des structures autonomes pour les femmes se développent progressivement. Les hommes avaient une grande influence, la lutte telle qu’ils la concevaient était souvent réduite à la libération nationale et à une ligne marxiste-léniniste dure. Les femmes de l’organisation critiquaient l’approche patriarcale et la pensée militaire, et insistaient sur le développement de l’analyse de la personnalité et du progrès. De cette période, nous pouvons citer quelque chose qui a été le résultat idéologique du débat et du travail organisationnel et qui est devenu la célèbre citation, provenant du 5ème Congrès du PKK en 1995 : « 5% de notre lutte est contre notre ennemi, 95% est contre nous-mêmes. » Le tournant a également été la critique ferme du marxisme-léninisme.
1993-2002 : En 2002, le PKK change officiellement de paradigme idéologique, passant au confédéralisme démocratique. L’approche intro-organisationnelle commence à inclure non seulement une analyse de la personnalité, mais aussi la manière dont cette analyse est réalisée. Les structures autonomes de femmes déjà en place à cette époque s’éloignent du positivisme pour se concentrer sur la morale et l’éthique. La construction du concept de personnalité révolutionnaire tel que nous le connaissons aujourd’hui commence à cette époque – et cela a influencé la philosophie du tekmil.
Le tekmil en pratique
Il est important de comprendre les codes culturels du tekmil et sa structure. En les connaissant, vous pourrez vous faire une idée générale de ce à quoi ressemble le tekmil. La plupart des points ci-dessous sont communs à tout tekmil, mais il existe des différences.
Ainsi, nous pouvons lister les points suivants :
– Les participants.es sont assis en cercle égalitaire ou sous une autre forme qui ne suggère pas de hiérarchie.
– La culture tekmil suppose également que les participants ne mangent pas, ne boivent pas (uniquement lorsque c’est nécessaire), ne fument pas, ne parlent pas entre eux, ne s’amusent pas et ne s’assoient pas de manière décontractée.
– Chacun est censé s’asseoir ou se tenir debout à un niveau égal, de manière « respectueuse ». Imaginez comment vous vous assiériez ou vous mettriez debout si vous vouliez montrer du respect à vos camarades par votre position même, par votre corps.
– L’espace entre les personnes dans le tekmil est généralement propre, sans désordre, qu’il s’agisse d’une table ou d’un tapis, peu importe. Il est ouvert à la réflexion et à la participation.
– Des vêtements propres et une apparence généralement soignée sont les bienvenus dans le tekmil, et les chapeaux sont retirés. L’essence de cet élément culturel est l’idée que l’état intérieur d’une personne ainsi que ses idées, ses intentions et ses attitudes envers les autres se reflètent dans son apparence extérieure, et vice versa.
Quelle est la séquence des interactions durant le tekmil ?
– Le tekmil est lancé par le modérateur. Il permet aux participants qui le souhaitent de parler dans l’ordre et note brièvement l’essentiel de ce qui est dit dans le tekmil.
– Tous les participants doivent avoir un cahier ou quelque chose pour prendre des notes. Le tekmil implique un processus de réflexion et de préparation, c’est pourquoi les éléments du tekmil ne sont pas notés 10 minutes avant le tekmil, mais continuellement lorsque la réflexion ou la pensée s’impose. Une façon importante de se préparer au tekmil peut être de réserver un moment spécial pour cela, un jour ou plus avant le tekmil.
– Les participants peuvent lever la main pour s’exprimer. Avec la permission de l’animateur, on peut commencer à exposer ses arguments. Vous ne pouvez parler qu’une seule fois des points d’autocritique et de critique, et une seule fois des suggestions.
– Après que l’autocritique et la critique ont été exprimées par tous ceux qui voulaient s’exprimer, vous pouvez rassembler les suggestions dans une liste, puis les discuter une par une.
– À la fin de la discussion, le modérateur résume le tekmil. Le but est de passer en revue les thèmes de la critique et de l’autocritique, et de leur donner une forme commune, de les présenter dans une vue d’ensemble. L’animateur peut donner un point de vue sur ce qu’il voit et essayer de faire ressortir ce à quoi il faut penser, réfléchir et travailler.
– Il est également possible de passer en revue les décisions prises à propos des propositions, de rappeler les tâches entreprises et les décisions collectives.
Donc, la structure du tekmil en bref :
Autocritique.
Critique
Suggestions
Évaluation
Conseils pour le tekmil
Ces conseils sont le fruit de l’expérience accumulée en matière de tekmil, et soulignent ses caractéristiques ainsi que l’importance de ses principes de base.
– S’il existe une structure ou un groupe autonome non masculin, il doit avoir son propre tekmil séparé. S’assurer qu’une telle structure a du temps à consacrer à son tekmil autonome (plutôt que de l’organiser comme un surcroît de travail) est la tâche de l’ensemble du groupe ou de l’organisation, et pas seulement de sa partie autonome. Le tekmil autonome sans les hommes n’est pas une activité supplémentaire, facultative, mais un tekmil tout aussi important. Pourquoi est-elle importante ? Parce que dans un espace mixte, nous pouvons observer une dynamique différente qui est souvent dominée par un comportement patriarcal. Un tekmil autonome sans hommes peut ouvrir des portes qui ne seraient pas autrement accessibles aux participants non masculins du tekmil, et leur permettre de créer leur propre solidarité et esprit dans la lutte pour changer la mentalité patriarcale. Ceci, à son tour, peut apporter des approches, des réflexions et des solutions plus progressistes à l’ensemble du collectif. Il peut également créer un espace pour l’analyse, la discussion ou la critique de quelque chose qui, pour quelque raison que ce soit, est mieux discuté dans un espace sans hommes – ou il peut servir tout autre objectif ou signification que la structure autonome détermine pour elle-même.
L’objectif principal du tekmil autonome est de permettre aux camarades non-homme cis-genre de faire des critiques et des analyses plus profondes dans un cadre où ces critiques ne peuvent pas être utilisées par des camarades hommes cis-genre pour diviser ces camarades. Cela permet un espace pour que les critiques dirigées vers les camarades hommes soient apportées par la structure autonome plutôt que par un individu non-homme ci-genre. Cela empêche l’exploitation du conflit par les camarades hommes, car un seul individu ne peut être désigné comme porteur de la critique. Cela donne donc plus de pouvoir aux camarades non-hommes cis-genres et plus de force au moment de la critique.
« L’objectif principal du tekmil autonome est de permettre aux camarades non-homme cis-genre de faire des critiques et des analyses plus profondes dans un cadre où ces critiques ne peuvent pas être utilisées par des camarades hommes cis-genre pour diviser ces camarades. »
– Le tekmil peut avoir une forme plus courte, destinée aux situations dans lesquelles la cohérence, la brièveté et la clarté sont nécessaires. Dans le contexte du Rojava, on peut parler de » tekmil militaire » – par exemple, un tel tekmil est utilisé au front, après ou avant les opérations de combat. Le tekmil militaire a la même apparence, mais il est tenu en position debout, en cercle, et se caractérise par sa rapidité, sa brièveté – liées à la nature de l’environnement (la ligne de front). Cependant, la forme courte de la critique ne doit pas être confondue avec un manque de camaraderie, ou d’amour pour les camarades, qui sont les fondements de toute critique, quelle que soit la situation. Dans le contexte d’autres pays et de situations moins dangereuses, le tekmil court peut être appliqué dans des situations d’actions et d’activités différentes qui nécessitent un travail d’équipe cohérent et impliquent un certain degré de risque et la nécessité d’un bref processus de critique et de réflexion sur place.
– Essayez de surmonter votre ego. La critique est un cadeau.
– Empathie, amour et respect. Donnez et recevez, pensez aux sentiments des autres.
– Un environnement respectueux et sérieux fait partie intégrante du tekmil. Une telle atmosphère se caractérise notamment par l’absence de blagues, de cigarettes, de nourriture et de boisson.
– Parlez sans ambiguïté, de manière compacte et claire. Le plus souvent, il n’y a pas de besoin absolu de détails dans la critique. L’explication excessive des choses et des situations et l’approfondissement de la critique ne sont pas la même chose.
– Méfiez-vous d’un langage fort ou des déclarations telles que « c’est évident », « tout le monde le sait/le sent/le pense/le fait », « fou », « dégoûtant », etc. Réfléchissez à la manière dont notre façon de nous exprimer contribue à créer des liens et à favoriser la compréhension, ou à créer une séparation entre les camarades. La critique et l’autocritique doivent aider à progresser et à se développer, et non à rabaisser les gens.
– Lorsque nous formulons des critiques, il est bon non seulement de souligner les lacunes de l’approche de nos camarades, mais aussi de leur offrir une perspective et des moyens de surmonter ces lacunes. Cela nous aide également à considérer la personne que nous critiquons de manière subjective, de son point de vue, et à nous concentrer sur la manière dont nous pouvons tous travailler pour améliorer notre militantisme.
– La critique doit être formulée à la 3e personne par rapport aux autres. Il est utile de voir la critique et son sujet comme un sujet d’analyse exposé ouvertement devant tout le monde dans le tekmil. La critique à la troisième personne aide la personne critiquée à penser à elle-même de manière dépersonnalisée, à accepter plus facilement la critique et à la considérer de manière plus objective. Au contraire, la 2e personne est associée à une approche plus personnelle, donnant l’impression de s’adresser non pas au collectif mais à l’individu.
– Le tekmil en tant que processus n’est pas guidé par l’émotion. La philosophie du tekmil suggère que l’émotion ne peut être la base de la critique. Néanmoins, l’émotion est très importante et ne peut être exclue de ce que nous faisons. Les émotions font partie de nous, de la dynamique collective et des relations. Mais la façon dont nous gérons les émotions, la façon dont nous les exprimons, l’impact que nous avons les uns sur les autres dans le champ émotionnel, le sens que nous leur donnons et l’impact qu’elles ont sur ce que nous faisons est un sujet de réflexion. Bien que les émotions soient toujours avec nous et en nous, ce que nous mettons dans le tekmil devrait toujours être basé uniquement sur des idées, des valeurs, des principes, l’analyse et la réflexion. D’autre part, donner un sens aux émotions et en prendre soin est un travail nécessaire et permanent de l’ensemble du collectif, de chacun d’entre nous. Premièrement, nous devons travailler sur la manière dont nous partageons (ou non) les émotions, dont nous assumons (ou non) la responsabilité de nos propres émotions et de celles des autres, dont nous nous soutenons (ou non) les uns les autres, et sur les schémas de genre, de classe ou de race de ces dynamiques. Deuxièmement, nous pouvons créer et cultiver des espaces et des moments dédiés à la prise en charge collective des émotions, dans le prolongement de la suggestion précédente.
– Dans vos critiques, nommez les personnes et les choses de manière précise.
– Le tekmil nécessite une préparation et une réflexion approfondie au préalable. Cette préparation peut se traduire par la mise par écrit de vos pensées. Le manque de préparation entraîne une perte de concentration dans le tekmil, la répétition et l’oubli de la critique.
– Ne répondez pas aux critiques. Non seulement verbalement, mais il est également important de surveiller l’expression de votre corps et vos gestes. Il y a des moments où les personnes qui donnent ou reçoivent des critiques sont dans une position vulnérable. Des gestes comme rouler les yeux, soupirer, être impatient, ricaner, etc. peuvent avoir un effet négatif sur la personne qui donne ou reçoit la critique, ainsi que sur les émotions des personnes concernées.
– Ne répétez pas une critique qui a déjà été formulée.
– N’ayez pas peur du silence.
– En s’appuyant sur le fait que tekmil est un lieu formel réservé à la critique, il peut devenir difficile de donner et de recevoir des critiques… en dehors du tekmil. Le tekmil privilégie des qualités telles que l’humilité et la capacité d’écouter, de donner et de recevoir, ces qualités ne doivent pas se limiter au tekmil. Par conséquent, les critiques exprimées en dehors du cadre formel du tekmil doivent être acceptées de la même manière, dans un esprit de camaraderie – en écoutant attentivement. Dans le même temps, les critiques doivent également être formulées en dehors du tekmil lorsque cela est possible. Ne réservez pas tout ce que vous avez à dire pour ce seul moment. Le tekmil est aussi une espace ouvert pour permettre d’exprimer des critiques qui semblent difficiles à formuler dans la vie de tous les jours, mais ne prenez pas l’habitude de n’utiliser le tekmil que lorsque vous voulez faire un retour à quelqu’un et de rester fermé dans le cas contraire. Par exemple, cela peut devenir une dynamique malsaine, si les camarades accumulent les critiques qu’ils ont jusqu’au jour où il y a le tekmil et ne travaillent pas à développer cette compétence dans la vie de tous les jours. Néanmoins, pensez à vous exprimer correctement, de manière sérieuse et valorisante, et si cela ne vous semble pas possible sans la structure du tekmil, faites-le plutôt à ce moment-là.
– Dans la critique qui vous est faite, recherchez ne serait-ce que 1% d’auto-réflexion et de réflexion par rapport à 99% de contre-arguments. Même si la critique était basée sur des hypothèses fausses, ou sur ce que vous pensez être une vision déformée des événements, elle est basée sur une vision de la réalité et des événements de vos camarades. Avant de commencer à clarifier la situation, vous devriez au moins réfléchir à ce qui a conduit à cette critique, et respecter le fait qu’un camarade essaie de vous faire le cadeau de la critique avec les meilleures intentions – et croire en ces intentions, et non dans l’idée qu’ils veulent vous attaquer avec des mots. Réfléchissez à l’origine de tous les contre-arguments que vous pouvez trouver – peut-être l’ego blessé ? Donner une critique à quelqu’un peut être très difficile. Réfléchissez à quel point vous vous rendez disponible ou accessible à la critique. Appréciez la contribution et les efforts du camarade. Si ce qui est dit nécessite encore des éclaircissements, attendez le lendemain ou plus tard et discutez-en avec la personne qui vous a critiqué – non pas pour « rétablir la vérité » – mais d’abord pour mieux comprendre pourquoi le/la camarade a perçu quelque chose de cette façon, et pour mieux comprendre l’essence de la critique elle-même.
– S’accorder du temps pour la réflexion est une bonne chose. Réfléchissez à la manière et au moment de présenter votre critique. Il ne s’agit pas forcément de l’approche libérale qui consiste à retarder et à remettre à plus tard le processus de critique parce qu’il est difficile à formuler. Lorsqu’il s’agit de choisir le bon moment pour émettre une critique, vous devez évaluer comment la critique s’inscrit dans la situation générale autour de vous et du groupe, quelle est l’ambiance. Il ne s’agit pas de formuler la critique sous la forme la plus simple possible, mais plutôt de déterminer s’il y a encore du travail à faire avant et après la critique. Cette approche vise à rendre la critique non pas la plus facile, mais aussi efficace et utile que possible.
– Ne vous excusez pas pour vos lacunes. Travaillez dessus. Cependant, ne passez pas à côté du moment où des excuses sont encore nécessaires – sans pour autant renoncer à travailler sur vos défauts parce que des excuses ont été présentées.
– Toute critique comporte sa part d’autocritique, et vice versa. La vie collective et le travail en commun impliquent que nous sommes responsables les uns des autres et que nous créons notre réalité ensemble. Nous n’existons pas complètement séparés et isolés les uns des autres. Par conséquent, l’origine de chaque erreur, de chaque défaut, peut être vue et analysée en relation avec tous les autres camarades. Par exemple, lorsque vous écoutez une critique adressée à quelqu’un dans le collectif, pensez – pourquoi n’avez-vous pas soutenu ce camarade pour qu’il trouve une solution à tel ou tel problème, pour qu’il trouve un point de vue différent, pour qu’il change son comportement, pour qu’il se développe d’une certaine manière ? De cette manière, tout le monde peut trouver quelque chose à réfléchir pour lui-même dans toute critique ou autocritique exprimée dans le tekmil.
– En plus de ce dernier point, les critiques que vous entendez dans un tekmil donné à quelqu’un d’autre, vous pouvez également les appliquer à vous-même et réaliser quelque chose en vous. Il peut donc être utile d’écouter chaque critique attentivement et avec un esprit réfléchi, même si elle ne s’adresse pas à vous. Souvent, ce qui a été montré en exemple à un autre camarade est quelque chose que chacun peut travailler en lui-même. C’est parce que la dynamique dans laquelle nous agissons est souvent informée par le système oppressif dans lequel nous avons tous appris à agir.
– Des variations structurelles sont possibles avec une section « Mise à jour ». C’est au choix du collectif pratiquant le tekmil.
Pour résumer, on peut définir les tâches suivantes du tekmil :
Un processus de construction de la camaraderie et la promotion de relations plus fortes à travers l’autocritique et la critique.
Coordination.
Développement de sa propre personnalité et recherche de cet épanouissement dans le collectif.
Briser la hiérarchie.
Combattre la mentalité oppressive.
Résoudre les conflits et surmonter l’ego, comprendre l’influence de l’individu sur le collectif et vice versa.
Limiter les conversations non constructives.
Trouver un développement collectif.
Mener des analyses sur une base partagée.
Partager les points de vue sur les situations.
Créer des personnes capables de vivre dans une société meilleure. Nos approches actuelles sont associées à des systèmes d’oppression tels que le capitalisme, le racisme et le patriarcat.
Les fondements du tekmil
Il est important de mentionner et de souligner les valeurs qui fondent la méthode du tekmil, si l’on veut que sa pratique ait un sens. La pratique du tekmil peut être superficielle et ponctuelle – les gens émettent des critiques et des autocritiques juste pour le plaisir de s’en sortir, ou profitent de l’occasion pour attaquer et rabaisser les autres. Si nous critiquons, c’est par souci de l’autre et de nous-mêmes, pour prendre nos responsabilités et nous entraider.
Ces valeurs sont les suivantes :
Compréhension commune et acceptation de la méthode
Camaraderie et respect mutuel
Humilité et l’amour de l’apprentissage et de l’amélioration de soi.
Une tâche particulière du tekmil est le développement d’une personnalité militante. Ce concept implique :
Des valeurs collectives
La camaraderie et l’amour comme base des relations.
La vie collective au lieu de l’individualisme. L’équilibre entre le collectif et l’individuel
L’engagement. Autodiscipline et responsabilité, surmonter les défis et faire de son mieux pour soi-même et pour le collectif.
Recherche de solutions plutôt que de problèmes. Avoir l’état d’esprit qu’il est possible de gagner. Si on ne peut pas percevoir une victoire, on ne peut pas gagner.
L’humilité, l’écoute et la patience sont des qualités militantes.
Pour pouvoir utiliser les outils du tekmil, nous avons besoin de normes et d’accords collectifs. Si nous ne comprenons pas les bases, nous ne comprenons pas la critique. Sans cela, nous émettons des critiques à partir d’une position subjective.
Terminons par une citation d’une déclaration d’A. Öcalan, que les structures révolutionnaires au Kurdistan utilisent pour expliquer les principes et la culture du tekmil.
« Nous analysons non pas le moment mais l’Histoire ; non pas l’individu mais la société ».
Les rapports du GIEC se succèdent mais rien n’y fait : le consensus sur le seuil maximal d’un réchauffement planétaire global de +1,5° à ne pas dépasser n’est pas suivi de la réaction espérée. La catastrophe climatique s’annonce. Pour l’avocat Sébastien Mabile, c’est par le droit qu’il faut s’emparer du sujet pour réfléchir à la meilleure manière de répartir un stock maximum de gaz à effet de serre à émettre jusqu’à atteindre la neutralité carbone. Les 10% des plus riches étant aujourd’hui responsables de plus de la moitié des émissions, il en appelle à une nouvelle lutte des classes… climatique.
Avocat au barreau de Paris depuis vingt-cinq ans, Sébastien Mabile s'est imposé comme une figure incontournable du droit pénal de l'environnement. Son engagement dans des procès emblématiques - contre TotalEnergies pour le respect de l'Accord de Paris, le groupe Casino pour son implication dans la déforestation amazonienne ou encore Danone pour son usage abusif du plastique - témoigne d’un combat acharné et militant.
Dans son nouvel ouvrage "Justice Climatique, pour une nouvelle lutte des classes" publié chez Actes Sud, il pointe du doigt la responsabilité particulière des ultra-riches dans la crise climatique. Son constat est sans appel et malheureusement connu de tous : le réchauffement de la planète, causé par les émissions de gaz à effet de serre, s'accélère inexorablement. Si l'accord de Paris sur le climat de 2015 visait à limiter la hausse des températures à 1,5°C d'ici la fin du siècle, cet objectif semble désormais hors d'atteinte, les États échouant à concrétiser leurs engagements.
L'année 2023 a parfaitement illustré cette spirale affolante : alors que les catastrophes climatiques se multipliaient, la consommation de gaz et de pétrole atteignait des sommets historiques. La catastrophe climatique semble désormais quasi-inéluctable, avec son lot de conséquences tragiques : élévation du niveau des océans, vastes territoires inhabitables sur tous les continents, extinction massive des espèces... Pourtant, de nouveaux projets d'extraction d’hydrocarbures se développent, le trafic aérien continue sa progression effrénée et l’intelligence artificielle multiplie drastiquement les besoins en énergie, tout ceci accélérant la crise climatique alors qu’il s’agit de la freiner. Face à cette situation critique, l'action politique semble avoir abdiqué.
Le budget carbone de l’humanité
Pour proposer de nouvelles solutions, Sébastien Mabile évoque le principe d’un “budget carbone” restant à l’humanité, qu’il définit comme une estimation théorique des émissions mondiales nettes cumulées de CO², “depuis une date donnée jusqu'au moment où ces émissions deviennent égales à zéro, qui permettraient, avec une certaine probabilité de limiter le réchauffement planétaire à un niveau déterminé”. Le GIEC estime ce budget carbone à 580 milliards de tonnes en équivalent CO² pour ne pas dépasser les +1,5°. Un chiffre qui, au rythme actuel, devrait être atteint dès 2028 alors que la neutralité carbone est visée à l’horizon 2050 selon l’accord de Paris.
Face à l'urgence climatique, la solution s'impose d'elle-même : réduire drastiquement les émissions globales, maintenant. L'ouvrage de Mabile aborde alors une question cruciale : comment répartir équitablement cet effort de réduction ? Le défi est complexe, ce que l’on peut constater à l'échelle individuelle : même en adoptant un mode de vie vertueux - sans voiture ni avion, avec une consommation limitée de viande - nous dépassons encore les seuils recommandés. Selon le cabinet Carbone 4 de Jean-Marc Jancovici, cité par Mabile, les efforts individuels ne permettent en effet de réduire notre empreinte carbone que de 25 à 45%, le reste étant déterminé par l’environnement sociotechnique et politique.
Par ailleurs, 10% de la population mondiale, détenant 52% des richesses, est responsable de plus de la moitié des émissions produites entre 1990 et 2015 ! Plus frappant encore, le 1% des plus fortunés génère à lui seul 15 à 17% des émissions, avec une empreinte moyenne de cent tonnes de CO² par an et par personne - l'équivalent des émissions de 3,8 milliards des individus les plus pauvres. Une élite de super-milliardaires épuise ainsi le budget carbone de l'humanité sans contrainte ni contrôle, tandis que les populations les plus démunies, souvent à l'autre bout du monde, subissent déjà les conséquences dévastatrices du dérèglement climatique.
Face à ce constat, Mabile plaide pour une réglementation du “budget carbone” considéré comme bien commun, impliquant une régulation du droit d’émettre des gaz à effets de serre. Au-delà des symboles évidents comme les yachts de luxe et les jets privés, il préconise l'instauration d'une véritable justice climatique mondiale.
La “Guerre climatique”
Pour Mabile, la justice climatique doit s'appuyer sur un nouvel arsenal juridique solide, légitimé par le droit à vivre des générations futures. Cette nouvelle approche permettrait d'engager la responsabilité des principaux émetteurs de gaz à effet de serre : compagnies pétrolières, institutions bancaires et États.
Notre système dans son ensemble doit être repensé. La réalité actuelle révèle un système aujourd’hui non seulement profondément inégalitaire mais carrément contraire aux principes énoncés. Par exemple, tandis que le citoyen ordinaire est lourdement taxé sur son carburant, les propriétaires de jets privés bénéficient d'une exemption de taxes sur leur kérosène. De la même manière, les usagers du rail s'acquittent de droits de péages kilométriques qui rendent le train coûteux tandis que le transport aérien prospère grâce à de généreuses subventions publiques. Les propriétaires de yachts de luxe, quant à eux, disposent de multiples échappatoires pour contourner leurs obligations fiscales.
En ciblant prioritairement les 10% les plus fortunés responsables de la moitié des émissions mondiales, la justice climatique créerait par ailleurs les conditions d'une acceptation sociale des efforts demandés au reste de la population : la mobilisation des gilets jaunes a démontré qu’il n’y aura pas d’acceptabilité de mesures en faveur du climat sans répartition juste. Il faut donc selon Mabile “empêcher les riches”, en limitant les émissions de chacun en fonction de son niveau de richesse. Un travail qui semble a priori complexe, mais a déjà été modélisé par plusieurs groupes de chercheurs dans le monde, avec divers scénarios.
Remettre en cause les dogmes
Comme le souligne Mabile, le principe de justice climatique n'est pas nouveau dans les relations internationales puisque les accords majeurs sur le climat - le protocole de Kyoto et l'accord de Paris notamment - reconnaissent déjà la responsabilité accrue des pays occidentaux dans la réduction des émissions, comparée à celle des pays en développement, et leur donne en conséquence des obligations plus importantes. Etrangement, cette logique n'a jamais été transposée à l'échelle individuelle.
Pour l'auteur, il faudra pour avancer remettre en question deux dogmes contemporains : le mythe de la croissance infinie et la sacralisation absolue des libertés individuelles, notamment celles de l’entrepreneur. Ces "totems", comme il les nomme, ne peuvent plus servir d'arguments pour bloquer l'action climatique. Mabile rappelle que sur de multiples sujets nos démocraties imposent déjà des limites aux libertés individuelles : la santé publique justifie par exemple la lutte contre le tabagisme, de même que la sécurité routière légitime les limitations de vitesse imposées aux conducteurs. Rien n’interdit donc au nom des droits fondamentaux des générations futures de limiter les émissions de chacun selon ses moyens.
La thèse de Mabile se démarque des discours habituels culpabilisant l'humanité dans son ensemble. La responsabilité dans l’action incombe selon lui clairement à une élite privilégiée qu'il décrit comme prisonnière d'une "vision narcissique de la liberté” dénuée de conscience et oublieuse de ses responsabilités. Cette même élite, consciente qu'elle seule disposera des moyens de s'adapter aux bouleversements climatiques à venir, perpétue un système profondément inégalitaire qu’il invite à combattre. L'auteur appelle ainsi à une nouvelle forme de lutte des classes, dont l'enjeu n'est autre que la survie de notre espèce.
Justice Climatique. Pour une nouvelle lutte des classes, Sébastien Mabile (Actes Sud, 176 pages,15 €)
Retourner à la terre, c’est réinventer un rapport
au monde, où la contrainte peut devenir source d’émancipation, assure
notre chroniqueur néopaysan Mathieu Yon. « Il nous manque une poétique du temps long », dit-il.
Les paysans représentaient trois actifs sur dix dans la population française de 1955. Ils ne sont plus que deux sur cent en 2020 ! Plan social massif, « ethnocide des paysans »
ou modernisation de l’agriculture... Les causes de cet effondrement
varient selon le milieu social et syndical qui les énoncent. Mais toutes
ces explications me donnent parfois le sentiment de passer sous silence
un autre élément : celui de la transformation radicale de notre rapport
à l’espace.
Ce ne sont pas seulement la concentration des terres, celle de la
distribution alimentaire, ou le manque de compétitivité des fermes qui
expliquent la disparition des paysans. Cela vient aussi d’un
bouleversement de notre manière d’habiter, ou plutôt de consommer le
monde. Comment réinventer un rapport au monde dans lequel la limite et
la contrainte puissent devenir des sources d’émancipation ?
Le choix d’une vie paysanne serait une piste de réponse. Trop souvent, le travail quotidien, dimanches compris, le peu de vacances,
le faible revenu, la retraite dérisoire, les aléas de production, de
vente, la fluctuation des prix, la concurrence parfois déloyale…
viennent briser l’élan optimiste et volontaire d’un retour à la terre.
Pourtant, cette vie paysanne se réduit-elle à sa dimension économique ? Ou renferme-t-elle d’autres secrets, qui se découvrent peu à peu, au fil du temps ?
La poétique du potage de courges
Hier soir, je préparai un potage de courges, carottes et persil du
champ, que je fis mijoter avec le faitout de mamie pendant deux heures,
sur le poêle à bois. Les chênes et les acacias qui chauffaient la maison
et cuisaient le repas, nous les avions bûcheronnés à l’automne,
choisissant les arbres déjà morts dans les bois entourant les champs. En
regardant le feu à travers la vitre du poêle, je ressentais une
satisfaction un peu naïve, quelque chose de plein, comme si ma vie
faisait partie d’un cycle, même s’il s’agissait d’une simple ponctuation
sur les lignes du temps.
Ce n’était pas le grand soir, mais à cet instant, je crois que
j’étais heureux. Ce bonheur pouvait-il être contagieux, ou serait-il
renvoyé à un mode de vie anachronique, comme un vestige du passé dont on
aime à se rappeler l’existence ?
« Une vie paysanne implique de se laisser contraindre par la terre »
Aujourd’hui, nous sommes nombreux à chercher une cabane, perdue dans
la forêt, les mots ou les souvenirs. Ces lieux de répit me réconfortent,
moi aussi. Mais on passe rarement sa vie entière dans ces refuges,
quelques années tout au plus, comme Henry David Thoreau. Je crois qu’il
nous manque une poétique du temps long, pour que nos retraits du monde
deviennent des modes de vie. Cette expérience de la longue durée,
est-elle compatible avec la recherche permanente d’une liberté de
mouvement ?
Une vie paysanne implique de se laisser contraindre par la terre, et
ce quels que soient les aménagements et les astuces mis en place dans
les fermes. Lorsque mon travail diminue en hiver, j’augmente mon temps
de lecture et d’écriture. Pourtant, les légumes de mon champ m’obligent
toujours à une présence quasi quotidienne. L’astreinte géographique ne
disparaît pas. Une part irréductible se maintient.
Comment rendre cette part à nouveau désirable ? Au fond, c’est une question profondément écologique. J’ai exploré ses contours, dans un livre publié récemment (Sortir de l’accélération, pour une écologie du temps)
(éd. Nouvelle cité, septembre 2024), et j’ai fait une découverte très
simple : contraindre notre rapport à l’espace dilate notre rapport au
temps.
Si les champs devenaient des incarcérations joyeuses, nous faisant
éprouver les clôtures de la terre et les limites du corps, l’usure de
l’esprit et des mains, alors nous céderions un peu de l’arrogance de la
modernité. Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de paysans ? Pourquoi le renouvellement des générations n’a-t-il pas lieu ?
Parce que nous voulons échapper aux lieux qui nous obligent et aux
poids de la terre, au bois qu’il faut fendre et au temps qui file entre
nos doigts.
Les paysans écrivent des paysages, dans une grammaire difficile, avec
des mots et des colères à plusieurs épaisseurs, auxquelles la société
devient sourde. Ce ne sont pas les seuls à ne pas être entendus. Une
multitude de métiers invisibles attendent, eux aussi, d’être lus, afin
de partager leur quotidien lumineux, à travers quelques phrases
ordinaires.
L214 a enquêté sur le plus grand syndicat agricole français, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), qui prône une agriculture productiviste et intensive.
À l’aide d’images d’archives, d’interviews d’éleveurs et de synthèses graphiques, les épisodes explorent de multiples facettes de ce syndicat faiseur de ministres. Il met en lumière sa restructuration de l’agriculture, ses conflits d’intérêts, mais aussi les conséquences désastreuses de son action pour les éleveurs, l’environnement et les animaux.