de Michael Löwy , Bengi Akbulut , Sabrina Fernandes et Giorgos Kallis
La
décroissance et l'écosocialisme sont deux des mouvements et des
propositions les plus importants du côté radical du spectre écologique.
Bien sûr, tout le monde dans la communauté de la décroissance ne
s'identifie pas comme socialiste, et tous ceux qui sont écosocialistes
ne sont pas convaincus par l'opportunité de la décroissance. Mais on
peut voir une tendance croissante au respect mutuel et à la convergence.
Essayons de cartographier les grands terrains d'entente entre nous,
et listons quelques-uns des principaux arguments en faveur d'une décroissance écosocialiste :
Le
capitalisme ne peut exister sans croissance. Elle a besoin d'une
expansion permanente de la production et de la consommation, de
l'accumulation du capital, de la maximisation du profit. Ce processus
de croissance illimitée, basé sur l'exploitation des combustibles
fossiles depuis le XVIIIe siècle, conduit à une catastrophe écologique,
au changement climatique, et menace d'extinction de la vie sur la
planète. Les vingt-six Conférences des Nations Unies sur les
changements climatiques des trente dernières années manifestent la
totale réticence des élites dirigeantes à arrêter la course vers
l'abîme.
Toute véritable alternative à cette dynamique perverse et destructrice doit être radicale
, c'est-à-dire s'attaquer aux racines du problème : le système
capitaliste, sa dynamique d'exploitation et d'extraction, et sa
poursuite aveugle et obsessionnelle de la croissance. La décroissance
écosocialiste est une de ces alternatives, en confrontation directe avec
le capitalisme et la croissance. La décroissance écosocialiste
nécessite l'appropriation sociale des principaux moyens de
(re)production et une planification démocratique, participative et
écologique. Les principales décisions sur les priorités de production
et de consommation seront décidées par les gens eux-mêmes, afin de
satisfaire de réels besoins sociaux tout en respectant les limites
écologiques de la planète. Cela signifie que les gens, à différentes
échelles, exercent un pouvoir direct en déterminant démocratiquement ce
qui doit être produit, comment et combien ; comment rémunérer les
différents types d'activités productives et reproductives qui nous
soutiennent, nous et la planète. Assurer un bien-être équitable pour
tous ne nécessite pas de croissance économique mais plutôt un changement
radical de la manière dont nous organisons l'économie et distribuons la
richesse sociale.
Une
décroissance significative de la production et de la consommation est
écologiquement indispensable. La première et urgente mesure consiste à
éliminer progressivement les combustibles fossiles, ainsi que la
consommation ostentatoire et inutile de l'élite riche de 1 %. D'un
point de vue écosocialiste, la décroissance doit être comprise en termes
dialectiques : de nombreuses formes de production (comme les centrales
au charbon) et de services (comme la publicité) doivent non seulement
être réduites mais supprimées ; certains, comme les voitures particulières ou l'élevage, devraient être sensiblement réduits
; mais d'autres auraient besoin de développement, comme l'agriculture
agro-écologique, les énergies renouvelables, les services de santé et
d'éducation, etc. Pour des secteurs comme la santé et l'éducation, ce
développement doit être avant tout qualitatif. Même les activités les
plus utiles doivent respecter les limites de la planète ; il ne peut y
avoir de production "illimitée" de quelque bien que ce soit.
Le «
socialisme » productiviste, tel que pratiqué par l'URSS, est une
impasse. Il en va de même pour le capitalisme «vert» tel que préconisé
par les entreprises ou les «partis verts» traditionnels. La
décroissance écosocialiste est une tentative de dépasser les limites des
expériences passées socialistes et « vertes ».
Il est
bien connu que le Nord global est historiquement responsable de la
plupart des émissions de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. Les pays
riches doivent donc prendre la plus grande part au processus de
décroissance. En même temps, nous ne pensons pas que le Sud global
doive essayer de copier le modèle productiviste et destructeur de «
développement » du Nord, mais plutôt chercher une approche différente,
mettant l'accent sur les besoins réels des populations en termes de
nourriture, le logement et les services de base, au lieu d'extraire de
plus en plus de matières premières (et de combustibles fossiles) pour le
marché mondial capitaliste, ou de produire de plus en plus de voitures
pour les minorités privilégiées.
La
décroissance écosocialiste implique également la transformation, par un
processus de délibération démocratique, des modèles de consommation
existants - par exemple, la fin de l'obsolescence programmée et des
biens non réparables ; des modes de transport, par exemple en
réduisant fortement le transport de marchandises par bateaux et camions
(grâce à la relocalisation de la production), ainsi que le trafic
aérien. Bref, c'est bien plus qu'un changement de formes de propriété,
c'est une transformation civilisationnelle, un nouveau « mode de vie »
fondé sur des valeurs de solidarité, de démocratie, d'égalité et
de respect de la Terre. La décroissance écosocialiste signale une
nouvelle civilisation qui rompt avec le productivisme et le
consumérisme, au profit d'un temps de travail plus court, donc plus de
temps libre consacré aux activités sociales, politiques, récréatives,
artistiques, ludiques et érotiques.
La
décroissance écosocialiste ne peut l'emporter que par une confrontation
avec l'oligarchie fossile et les classes dirigeantes qui contrôlent le
pouvoir politique et économique. Qui est le sujet de cette lutte ?
Nous ne pouvons pas vaincre le système sans la participation active de
la classe ouvrière urbaine et rurale, qui constitue la majorité de la
population et qui supporte déjà le poids des maux sociaux et écologiques
du capitalisme. Mais nous devons aussi élargir la définition de la
classe ouvrière pour inclure ceux qui entreprennent la reproduction
sociale et écologique, les forces qui sont maintenant à l'avant-garde
des mobilisations socio-écologiques : les jeunes, les femmes, les
peuples autochtones et les paysans. Une nouvelle conscience sociale et
écologique émergera à travers le processus d'auto-organisation et de
résistance active des exploités et des opprimés.
La
décroissance écosocialiste s'inscrit dans la famille plus large des
autres mouvements écologistes radicaux et antisystémiques :
écoféminisme, écologie sociale, Sumak Kawsay
(la « Bonne Vie » indigène), écologiste des pauvres, Blockadia, Green
New Deal (dans ses versions les plus critiques), parmi beaucoup
d'autres. Nous ne cherchons aucune primauté, nous pensons simplement
que l'écosocialisme et la décroissance ont un cadre diagnostique et
pronostique commun et puissant à offrir aux côtés de ces mouvements.
Le dialogue et l'action commune sont des tâches urgentes dans la
conjoncture dramatique actuelle.
Marx au soleil levant : le succès d'un communisme décroissant | Terrestres
Kōhei Saitō
34–44 minutes
Temps de lecture : 23minutes
Entretien avec Kōhei Saitō réalisé le 12 janvier 2023 par Emilie Letouzey et Jean-Michel Hupé de l’Atelier d’Écologie Politique pour Terrestres (introduction et notes comprises).
En 2020, l’universitaire Japonais Kōhei Saitō, spécialiste de Karl Marx, publie Le Capitaldans l’anthropocène (Hitoshinsei no ‘Shihonron’),
un essai dense et radical sur la catastrophe en cours et à venir,
véritable manuel d’écologie politique. Succès inattendu, le livre se
vend à un demi-million d’exemplaires. Saitō est invité partout et débat
volontiers dans les journaux, à la télévision ou sur les réseaux
sociaux. Dans un langage clair et concis, il expose sa position
anticapitaliste et assume un engagement citoyen peu commun pour un
chercheur au Japon.
Au centre de son analyse : Marx, dont Saitō a décortiqué les carnets
tardifs, dans lesquels il voit une inflexion majeure de la pensée de
l’auteur du Capital par rapport à l’environnement. Un Marx
écologiste avant l’heure, tel que dépeint par les écosocialistes ? Oui,
mais l’analyse de Saitō va plus loin puisqu’il place la décroissance au
centre de son propos. Car en plus d’avoir fait ses classes parmi les
écosocialistes, Saitō s’inscrit dans le renouveau de la pensée
décroissante, parfois appelé « la voie catalane1 ».
Au Japon, qui vit dans la nostalgie de la Haute croissance (1955-1973)
et a pour programme gouvernemental le « Nouveau capitalisme » (Atarashii shihonshugi), il est peu dire que cela ne va pas de soi.
Que contient donc ce livre à succès, dont une version anglaise remaniée, plus académique, est parue en février 20232 ?
Saitō y dresse le constat du désastre social et écologique du
capitalisme, expliquant les mécanismes d’externalisation d’une charge
devenue monumentale sur les humains et la nature. Démontant le
solutionnisme technologique et réfutant le Green New Deal, il esquisse quatre scénarios possibles pour le futur : fascisme climatique, maoïsme climatique, barbarie, et un quatrième scénario d’abord nommé « X »
et dévoilé plus avant, au terme d’une partie centrale sur la question
des communs. Ce scénario, qui constitue la proposition centrale de
l’ouvrage, c’est le communisme décroissant – seul à même, selon
Saitō, de parer au pire et d’assurer équité, justice et abondance.
« Pour ne pas terminer l’Histoire », il appelle enfin à la mobilisation,
même minoritaire.
Le Capitaldans l’anthropocène recourt donc à Marx pour lutter contre la catastrophe socio-climatique en cours ; de la même manière, Le Capitaldepuis zéro, dernier ouvrage de Saitō sorti au Japon en janvier 20233, utilise Le Capital
pour parler aux gens de leurs problèmes au travail, de la précarité au
Japon ou des raisons qui nous poussent à consommer sans relâche. Une
posture qui peut sembler paradoxale puisque la spécificité de Saitō est
de s’appuyer sur ce qui n’est justement pas dans Le Capital4, et qui lui vaut d’être en désaccord avec de nombreux marxistes.
Dans son bureau de l’université de Tōkyō avec vue sur le mont Fuji, Kōhei Saitō revient sur le succès du Capital dans l’anthropocène et
nous explique comment il dépasse l’apparente contradiction entre
décroissance et communisme : en partant des communs, tout simplement.
Terrestres : Dans votre livre Le Capital dans l’Anthropocène
vous défendez le communisme décroissant comme solution politique (voire
civilisationnelle) à l’effondrement prochain des sociétés et de la vie
dans l’Anthropocène. Votre proposition converge avec les tendances
récentes du mouvement de la décroissance, mais elle est originale pour
au moins trois raisons. La première est que vous êtes un spécialiste de
Marx ; la deuxième est que vous poussez clairement la décroissance vers
la gauche en remettant la notion de communisme au goût du jour ; la
troisième est que vous écrivez depuis le Japon, où vous rencontrez un
succès important. Le terme « décroissance » est déjà considéré comme une
provocation volontaire, celui de « communisme » ressemble à une
provocation supplémentaire. Comment les définissez-vous ?
Kōhei Saitō : En effet, la décroissance et le communisme ont tous
deux une très mauvaise image, et ces termes peuvent être compris de
différentes façons. Je les combine intentionnellement car j’espère que
le négatif multiplié par le négatif sera quelque chose de positif qui
ouvrira une nouvelle façon de penser. Mais mon point de départ était
relativement simple. La décroissance est incompatible avec le
capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de
valorisation constante du capital : le capital s’accroît lui-même à
l’infini. Dans le monde d’aujourd’hui, cela est représenté par
l’augmentation du PIB et la croissance économique comme impératif
principal de notre société. Donc si nous prônons la décroissance, nous
devons être anticapitalistes : la décroissance sous le capitalisme est
impossible, ce sont deux choses qui sont tout simplement incompatibles.
La décroissance est incompatible avec le
capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de
valorisation constante du capital.
Saitō Kōhei
C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai pensé que mon parcours
de spécialiste du marxisme serait en quelque sorte utile. D’une part
parce que je pense que le marxisme, ou Marx en tant que philosophe, est
l’un des rares penseurs qui analyse de manière très critique et
systématique le mode de production capitaliste. D’autre part parce que
des gens qui appellent à la décroissance, comme Serge Latouche – qui est
célèbre même au Japon, puisque trois ou quatre de ses livres sont
traduits en japonais – plaident pour une troisième voie par rapport au
capitalisme et au socialisme. Latouche n’a jamais dit clairement que,
pour sa proposition de décroissance, il serait nécessaire que le
socialisme surmonte le capitalisme. C’est pourquoi j’étais un peu
méfiant à propos de la décroissance alors que je connaissais le concept
depuis longtemps. De même au Japon, Yoshinori Hiroi 広井良典 ou Keishi Saeki
佐伯啓思 sont connus pour avoir utilisé le concept de décroissance, mais
ils n’ont jamais dit que l’alternative serait le socialisme ou le
communisme. En raison de l’expérience du passé, ils hésitent à utiliser
ces termes ou même à revenir à Marx.
Mon approche est différente. Ma génération aussi est différente. Je
suis né en 1987 : quand j’ai grandi, l’Union Soviétique avait déjà
disparu et je n’ai pas eu ces mauvaises expériences avec le parti
communiste. Mais cela ne veut pas dire que je veux revenir au communisme
soviétique ou au socialisme à la chinoise. Quand j’utilise Marx, je
travaille à partir de divers carnets non publiés dans le cadre du
« projet MEGA5 »,
où nous découvrons beaucoup de nouvelles idées. L’une de ces idées est
que Marx était un penseur très écologique, et j’ai découvert que sa
critique écologique du capitalisme pouvait être très utile.
Dans le sillage de Marx, je redéfinis le communisme comme une forme d’association et non un capitalisme d’État bureaucratique.
Saitō Kōhei
Par exemple, Marx n’a pas plaidé pour une planification hiérarchique
de la société à la soviétique : il met en avant le concept
d’association, qui est beaucoup plus du genre bottom-up. Je me
suis basé sur ce type de compréhension très largement partagée parmi les
marxistes japonais, qui ont montré que la vision du socialisme de Marx
est très différente de celle de l’Union Soviétique6.
L’Union Soviétique est souvent caractérisée comme un capitalisme d’État
– et je suis d’accord avec cela. Ce que j’essaie donc de faire, c’est
de redéfinir le communisme comme une forme d’association et non un
capitalisme d’État bureaucratique. Il s’agit plutôt de la façon dont
diverses formes d’associations gèrent les communs de manière
démocratique.
Ma définition du communisme est donc très simple : le communisme est une société basée sur les communs. Le capitalisme a détruit les communs avec l’accumulation primitive, la marchandisation7
des terres, de l’eau et de tout le reste. C’est un système dominé par
la logique de la marchandisation. Ma vision du communisme est la
négation de la négation des communs : nous pouvons dé-marchandiser les
services de transport public, le logement public, tout ce que vous
voulez, mais nous pouvons aussi les gérer d’une manière plus
démocratique – pas à la façon de quelques bureaucrates qui régulent et
contrôlent tout. Nous pouvons avoir un système de gestion plus bottom-up.
J’accepte généralement ce que les adeptes de la décroissance disent,
mais j’essaie de combiner deux courants dans le « communisme
décroissant ». Je pense même que, à la fin de sa vie dans les années
1880, Marx avait de la sympathie pour ce genre d’idée que j’appelle
communisme décroissant.
Il y a quelque chose qui n’apparaît pas dans les traductions, c’est qu’en japonais vous écrivez komyunizumu (コミュニズム) et non kyōsanshugi (共産主義, qui signifie « communisme »). Vous avez aussi mentionné le terme komonizumu (コモニズム, « commonisme ») : est-ce un terme que vous utilisez également ?
Au Japon en effet, « communisme » écrit avec les
caractères chinois 共産主義 est généralement associé à l’Union Soviétique, à
la Chine, ou au parti communiste japonais. C’est donc
intentionnellement que j’utilise le terme komyunizumu コミュニズム
pour différencier ma compréhension du terme conventionnel. Mais comme il
y a des gens qui ne saisissent pas la nuance, j’ai dit dans une
interview que « la société basée sur les communs est le communisme, donc
on pourrait même dire commonisme ». Ce terme est en fait proche de ce que je veux exprimer.
Le communisme est généralement associé à la notion de
révolution, qui n’est pas mentionnée dans votre livre. Dès lors, quel
est le processus pour aller vers ce communisme décroissant si ce n’est
pas la révolution ? Comment voyez-vous cette transition ?
C’est une question très importante. Ma vision du
communisme est très différente de la révolution prolétarienne, de la
dictature du prolétariat et de ce genre de choses. Ce que j’essaie de
défendre, c’est l’expansion graduelle des communs.
Le capitalisme est le processus d’expansion constante de la
marchandisation de tout. Le processus à suivre devrait donc être la
démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé. Cela me
semble plus réaliste et plus proche de ce à quoi Marx pensait, surtout
dans ses dernières années. Par exemple, si vous lisez le volume 1 du Capital,
il explique pourquoi la réduction de la journée de travail est une
stratégie très importante pour le mouvement ouvrier. Ce n’est pas
révolutionnaire, d’accord, car ce n’est pas en raccourcissant la journée
de travail que nous détruirons le capitalisme. Mais Marx pense que
c’est une condition préalable. Parce que lorsque les travailleurs et
travailleuses travaillent douze heures par jour, ils et elles n’ont pas
de temps pour les mouvements sociaux ou pour étudier. Regardez les
travailleurs et travailleuses japonaises, qui travaillent tellement
qu’ils et elles sont épuisé·es et ne font rien d’autre que regarder
Youtube. Je pense donc qu’il est essentiel de raccourcir la journée de
travail.
Contre l’expansion constante de la
marchandisation, le processus vers le communisme devrait être la
démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé.
Saitō Kōhei
De même, il est très important que les gens ne dépendent pas autant
des échanges monétaires et marchands. L’État-providence en Europe
occidentale me paraît donc plus proche de la vision du socialisme de
Marx que l’Union Soviétique. Parce que l’Europe occidentale a
démarchandisé l’éducation, une partie du secteur médical et des soins,
et même du logement8.
Parce que les gens peuvent vivre – ou du moins peuvent sentir qu’ils
peuvent vivre – sans dépendre entièrement du travail salarié, ils ont
plus de liberté pour s’engager dans d’autres activités non commerciales,
non capitalistes. Il peut s’agir d’art, d’activités culturelles, de
sport, d’activités politiques, de n’importe quoi. Au Japon, il n’y a pas
beaucoup d’endroits où les gens peuvent se réunir sans payer, alors
nous allons toujours à l’izakaya9 pour nous réunir – cela reste une activité très marchandisée, je trouve.
Plus nous arriverons à étendre les communs, plus nous aurons de
liberté, plus nous aurons d’espaces pour des activités non-capitalistes
ou même anticapitalistes. Et cela changera notre façon de penser et
notre comportement, ce qui aidera à construire un mouvement social plus
large et plus radical. Je pense que ce processus va s’étendre,
s’étendre, s’étendre, et qu’il y aura un moment où la logique de cette
valorisation constante du capital ne sera plus la force organisatrice
centrale ou principale de la société.
Donc, ce n’est pas du communisme pur : ma définition est très
différente dans le sens où j’admets que les échanges monétaires et
marchands peuvent encore exister dans une société future, mais de façon
limitée. Il s’agit d’un autre type de société.
Les deux ouvrages de Kōhei Saitō dans une librairie : “Le Capital dans l’anthropocène” et “Le Capital
depuis zéro”. La recommandation des libraires dit : “Tout le monde
connait Le Capital, mais à cause de sa difficulté et de sa longueur,
personne ne parvient vraiment à poursuivre la lecture…Mais Kōhei Saitō
vient renverser cet état de fait ! Avec son approche depuis le point de
vue du “métabolisme”, il explique avec soin l’essence du capitalisme et
sa signification actuelle…”
Votre proposition pour étendre les communs semble très proche de ce que la communauté de la décroissance10
appelle des « réformes non réformistes ». En ce sens, « commonisme »
serait moins ambigu en Europe que « communisme ». Mais, d’un autre côté,
vous appelez de vos vœux une alliance rouge-verte, et parler de
« communisme » est clairement un appel à la gauche. Avec les traductions
de vos livres, qu’attendez-vous de la gauche en Europe, où la gauche et
les syndicats sont encore très attachés à la croissance, au pacte
fordiste, etc. ? L’utilisation du terme communisme est-elle une
tentative pour construire une stratégie de contre-hégémonie à la
croissance en favorisant une alliance rouge-verte ?
Oui, le premier point est très important : j’ai
été influencé par Joachim Hirsch, le marxiste allemand, qui prône
quelque chose de similaire : le « réformisme radical ». C’est une
réforme, mais c’est radical parce que nous voulons aller au-delà du
capitalisme.
Le deuxième point concernant l’alliance rouge et verte est aussi très
important. Ce que j’essaie de faire en mettant en avant ce concept de
communisme, c’est de souligner que nous devons aspirer à un
post-capitalisme. Les adeptes de la décroissance ont parfois été
ambivalents sur ce point. Cela a changé récemment, avec par exemple
Jason Hickel et d’autres, plus anticapitalistes, mais dans la génération
de Serge Latouche et même André Gorz, les concepts de socialisme et de
communisme n’étaient pas mis en avant.
Alors que j’adhérais partiellement au Green New
Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans : la décroissance est la seule
solution.
Saitō Kōhei
En même temps, je suis un universitaire marxiste et je veux donc
aussi influencer mes amis écomarxistes comme John Bellamy Foster ou Paul
Burkett. Michael Löwy, dont je suis proche, a souvent dit par le passé
que la décroissance était une mauvaise stratégie politique – même Foster
n’a jamais vraiment dit que nous avions besoin de la décroissance ou
d’une économie stationnaire. Je voulais les faire changer d’avis. Je
pense qu’ils sont toujours prisonniers d’une vieille façon de penser,
sans doute parce que le marxisme est favorable aux technologies, et
aussi parce qu’ils considèrent que l’idée de décroissance n’est pas une
idée attractive pour la classe ouvrière et ne deviendra jamais une force
politique de contre-hégémonie.
Mais la situation a changé, la crise climatique s’aggrave vraiment.
J’ai d’ailleurs moi-même évolué – surtout après Greta Thumberg, que
beaucoup de gens ont soutenu, notamment les jeunes. Alors que j’adhérais
partiellement au Green New Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans :
la décroissance est la seule solution.
Ainsi, dans mon premier livre11, j’ai essayé de surmonter le clivage entre verts et rouges. Dans mon deuxième livre12, j’essaie de surmonter l’antagonisme entre le marxisme et la décroissance.
Est-ce que ça marche ? Est-ce que les marxistes évoluent vers
la décroissance ? Et qu’en est-il du parti communiste, qui est encore
assez fort au Japon ?
Le parti communiste ignore mon travail. Tout en profitant du succès
de mon livre puisque les gens parlent de Marx. Il prône la croissance et
continue d’affirmer que la décroissance est irréaliste. Quant aux
marxistes japonais, des hommes âgés pour la plupart, ils ne comprennent
pas la gravité de la crise climatique, il est donc très difficile de
dialoguer.
Mais si vous regardez en dehors du Japon, l’année dernière, Michael Löwy a écrit un article14 avec Giorgos Kallis dans la Monthly Review où il appelle explicitement à une décroissance écosocialiste13.
C’est un très grand changement. Je lui ai demandé : « Vous avez changé
de position ? », il a répondu : « Oui ». Et le fait que la Monthly Review publie cet article signifie que Foster14
change aussi de position. Il a lu mes interviews et il apprécie ma
proposition de communisme décroissant. Foster prend donc aussi
clairement position pour la décroissance.
La stratégie de la décroissance en Europe, telle que
développée notamment à Barcelone par Giorgos Kallis et d’autres, a
beaucoup plus appelé à des alliances avec l’écoféminisme qu’avec le
communisme. Nous n’avons pas vu beaucoup de références à l’écoféminisme
dans votre livre. Est-ce un choix conscient de votre part de ne pas le
faire ?
Je pense que c’est l’une des faiblesses centrales de ce livre (Le Capital dans l’anthropocène)
parce que je me suis concentré sur ma nouvelle interprétation de Marx.
Je suis également un universitaire homme et j’ai un peu hésité à mettre
en avant l’écoféminisme comme pilier central de mon argumentation. Mais
j’aurais quand même dû intégrer davantage ce type d’argument dans mon
livre. Dans Marx in the Anthropocene : Towards the Idea of Degrowth Communism (2023), je fais intervenir des autrices comme Stefania Barca, Ariel Salleh, Sylvia Federici et d’autres15.
Mais ce que je voulais établir, c’est une interprétation entièrement
nouvelle du Marx tardif, qui est ma spécialité, et c’est ce que je peux
apporter de plus à la division entre le marxisme et la décroissance.
Par opposition au socialisme d’État du XXe
siècle, le communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, l’utopie
que nous recherchons devrait être anarchiste.
Saitō Kōhei
Vous ne mentionnez également l’anarchisme qu’une seule fois,
pour l’écarter, alors que vous parlez beaucoup des expériences actuelles
à Barcelone. L’anarchisme espagnol qui a culminé à Barcelone dans les
années 30 et toutes les initiatives d’organisation horizontale et
d’autonomie qui en sont issues sont en fait très similaires à ce que
vous décrivez à travers le communisme décroissant. Vous citez également
David Graeber. L’anarchisme n’est-il donc pas pertinent pour vous, d’une
manière ou d’une autre ?
En fait, je viens d’écrire un nouveau livre (en
japonais) dans lequel il y a un chapitre sur la Commune de Paris, et j’y
écris dans un sens clairement positif que la position du Marx tardif
est en fait un « communisme anarchiste » (anākisuto-komyunizumu).
Par opposition au communisme ou au socialisme du XXe siècle,
c’est-à-dire le socialisme d’État, je soutiens que le socialisme ou le
communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, que l’utopie que nous
recherchons devrait être anarchiste. Et c’est très proche de ce que
Marx préconisait pendant la guerre civile en France dans son analyse de
la Commune de Paris.
Et pas seulement de Marx, mais aussi de gens comme Peter Kropotkine,
Élisée Reclus et William Morris. Ces auteurs sont également favorables à
un post-capitalisme de type décroissance. Mais ils ont été marginalisés
au XXe siècle et le récit du socialisme est devenu le
marxisme-léninisme, centré sur l’État et sur le développement constant
des technologies et de la bureaucratie. C’est totalement à l’opposé de
ce qui était tout à fait central au XIXe siècle. Il y a donc eu une
déformation du socialisme et du communisme à cause de l’Union
Soviétique. Nous devons redécouvrir ce qui a été perdu, dont cette idée
de communisme décroissant.
Vous avez eu beaucoup de succès au Japon avec des concepts a priori
peu populaires. Comment expliquez-vous ce succès japonais ? Vous
mentionnez souvent le jeune public comme une des clés de ce succès, mais
avez-vous été lu également par des précaires ou par les milieux
d’affaires ?
Oui, beaucoup par les milieux d’affaires ! La première phrase, qui
dit que les Objectifs du Développement Durable (ODD) sont le nouvel
opium du peuple, a été assez populaire parce qu’au Japon tout le monde
parle des ODD : les gens portent des pins « ODD » sans savoir ce que
cela signifie. Je pense que mon livre est devenu quelque chose que les
milieux d’affairesdoivent connaître, mais je ne suis pas sûr
qu’ils comprennent vraiment ce que signifie le communisme décroissant,
et je ne pense pas qu’ils soient d’accord.
Mon livre se compose de deux parties. La première partie est sur les
limites du capitalisme, qui est incapable de résoudre la crise
climatique. Je pense que les gens ont lu attentivement cette partie.
Mais en ce qui concerne la deuxième partie, sur la solution, ils ne sont
pas d’accord. Dans d’autres pays comme l’Amérique avec la génération Z,
ou dans la mouvance de Greta Thunberg, la jeune génération a davantage
de sympathie envers les idées socialistes. Des mouvements radicaux
émergent. Je dis toujours aux hommes d’affaires16 :
« Vous allez travailler avec ces jeunes générations pendant les dix ou
vingt prochaines années, alors vous devriez savoir quelles sont les
tendances générales dans les autres pays. » Alors ils s’intéressent à
mes idées sur le socialisme et le communisme, ainsi qu’à la discussion
générale sur la décroissance à l’ère de la crise climatique. J’ai
l’impression que ça marche.
Et quelle est la réception par les travailleurs et
travailleuses précaires ? Sachant qu’il y a eu une forte augmentation de
la précarité et de la pauvreté au Japon au cours des trente dernières
années ?
Il y a en effet une génération un peu plus âgée que moi qu’on appelle la « génération de l’âge de glace de l’emploi17 »
qui était étudiante à l’université au début des années 1990 quand la
bulle japonaise a éclaté et qui n’a pas pu trouver d’emploi. Aujourd’hui
encore, cette génération précaire est souvent très pauvre. Son avis est
que la stagnation de l’économie japonaise est due à l’austérité. Elle
plaide donc en faveur d’une augmentation des dépenses gouvernementales,
de l’« assouplissement quantitatif » suivant la Théorie Monétaire
Moderne18,
afin que l’économie japonaise croisse davantage, qu’il y ait plus
d’emplois, que les salaires augmentent. Donc, souvent, les précaires
n’aiment pas mes idées, ni l’idée de décroissance.
Osaka.
Il existe un clivage malheureux dont la cause profonde est le capitalisme. Au Japon, il y a ce groupe appelé Hankinshukuha, « groupe anti-austérité », qui combat la décroissance. Ce groupe soutient que le Green New Deal
est important, qu’il faut plus d’emplois verts, et que le capitalisme
est bien alors que la décroissance va créer plus de pauvreté, de
chômage : « le communisme de Saitō est trop extrême ». Je suis critiqué
par des figures populaires parmi les travailleurs et travailleuses
précaires, comme le parti populiste de gauche Reiwa shinsen-gumi de l’acteur devenu politicien Tarō Yamamoto 山本太郎.
Vous débattez volontiers avec des adeptes du capitalisme, qui
peuvent admettre que le capitalisme est peut-être allé trop loin mais
qui pensent que nous pouvons le réformer et que tout ira bien. Vous
vivez également dans le pays du « Nouveau Capitalisme », nom du
programme gouvernemental actuel. Qu’en est-il de cette tendance
réformiste ?
Je pense que le « Nouveau Capitalisme » (Atarashii shihonshugi)
du premier ministre Kishida a été partiellement influencé par le succès
de mon livre, où je critique le capitalisme. À l’époque, les journaux
et magazines économiques en parlaient et j’ai été beaucoup lu dans les
milieux politiques, y compris au Parti Libéral Démocrate [droite
nationaliste, NDLR] au pouvoir. Le ministre de l’environnement, Shinjirō
Koizumi (qui est le fils de Junichirō Koizumi19
) a même été interpellé lors d’une discussion au parlement :
« Avez-vous lu le livre de Saitō ? Il critique la politique actuelle et
dit que l’économie verte n’est pas possible ! ». Le « Nouveau
Capitalisme » de Kishida est donc une sorte de réponse.
Une réponse de type greenwashing ?
Oui, mais intéressante.
En tant que contre-hégémonie ?
Oui. Mais il n’y a eu aucun changement substantiel depuis que cette
politique a été lancée il y a deux ans. L’idée de redistribution de
Kishida a disparu, il ne parle plus de corriger l’inégalité des
richesses. À la place, il nous recommande d’investir dans le marché
boursier ! C’est devenu le contraire, c’est devenu un non-sens.
Osaka.
Lorsque je discute de ce type de tentative de réforme du capitalisme,
mon principal argument est simple : lorsque l’économie se développe,
historiquement, l’utilisation de l’énergie et des ressources augmente
également. Donc, à moins que ce découplage entre la croissance
économique et l’utilisation des ressources et de l’énergie ne devienne
possible, si nous essayons de continuer à croître, cela conduira à un
désastre écologique – or ce découplage n’a pas lieu.
Nous devons donc renoncer à la croissance économique : cela ne
signifie pas que nous devons vivre dans la pauvreté, n’est-ce pas ? Je
ne dis pas que nous devrions réduire l’éducation, les transports publics
ou les services médicaux. Je dis simplement que nous n’avons pas besoin
d’autant de supérettes, de McDonald’s ou de gyūdon20, ou de fast fashion
Uniclo ou Muji, ces choses peuvent être réduites sans réduire notre
bien-être social. Nous vivons dans une société de production et de
consommation excessive.
Dans Le Capital dans l’Anthropocène,
vous mentionnez souvent que nous avons un mode de vie impérial. Dans la
première partie de votre livre, on voit que le Japon est très dépendant
et vulnérable, et peut s’effondrer très facilement s’il y a une crise
majeure (par exemple la majorité de la nourriture est importée). De même
qu’avec la guerre en Ukraine, les gens en Europe ont soudain réalisé à
quel point nous sommes dépendants de l’économie mondiale. Avez-vous
réussi à faire prendre conscience de cette vulnérabilité ?
Ce qui s’est passé au Japon après le déclenchement de la guerre en
Ukraine est plutôt réactionnaire. Les gens se sont focalisés sur des
réalités économiques à court terme, par exemple comment obtenir plus de
gaz ou plus de pétrole, et nous parlons maintenant de prolonger
l’utilisation des centrales nucléaires – qui ont maintenant 40 ans mais
que nous essayons de prolonger à 60 ans. Beaucoup attribuent l’inflation
à la guerre ou à l’énergie verte, et réclament davantage d’énergie
nucléaire ou de charbon.
Les gens ont tendance à oublier la crise à long terme du changement
climatique. Bien sûr, certaines et certains – dont je fais partie –
disent que c’est un problème et que nous devons avoir une plus grande
autosuffisance énergétique et alimentaire parce que nous sommes trop
dépendants de la Chine, de la Russie et d’autres pays, et que si quelque
chose arrive avec la Chine, nous serons toutes et tous morts. Mais je
pense que l’opinion publique générale penche plutôt de nouveau vers le
nucléaire et estime que nous avons besoin d’autres moyens pour obtenir
de l’énergie et la sécurité alimentaire.
Vous employez dans votre livre une expression très forte : l’« état de barbarie » (yaban jōtai),
qui en japonais renvoie à une image horrible de ce que le changement
climatique peut produire si nous ne faisons rien. Cette image a-t-elle
choqué les gens ?
J’utilise ce terme pour que les gens se rendent compte de la gravité
de cette crise. Vous êtes au Japon depuis un certain temps : vous avez
vu que l’intérêt général pour la crise climatique est très faible. Il
n’y a pas de parti vert, nous n’avons pas de discussion sérieuse sur le Green New Deal,
des entreprises comme Toyota ne fabriquent même pas de voitures
électriques, Kishida parle de centrales à charbon de haute technologie…
Ce retard est choquant, même pour moi !
Osaka.
Suite à la popularité de mon livre, je pensais que les gens
s’intéresseraient davantage à la crise climatique. C’est tout l’intérêt
d’écrire ce genre de livre grand public. Mais dans la société japonaise,
la crise climatique est marginalisée. C’est très différent de la
France, de l’Allemagne, des États-Unis. Je ne comprends pas et j’ai
besoin de trouver une explication !
Parmi les collègues avec lesquel·les j’en parle, personne n’en a.
Certain·es disent que c’est parce que le Japon a beaucoup de
catastrophes naturelles, comme des tremblements de terre, et que les
Japonais·es penseraient donc que la nature est quelque chose que nous ne
pouvons pas contrôler. Ils ou elles considéreraient le changement
climatique comme quelque chose auquel il faut s’adapter, et non pas
contre lequel lutter. Au contraire, les Européen·nes penseraient que
l’être humain peut dominer la nature : très contrariés que la nature se
révolte, ils et elles essaient de faire quelque chose. Mais c’est une
explication très culturelle. En tant que marxiste, je recherche des
explications plus socio-économiques. Mais je n’en ai pas encore trouvé.
Vous faites un travail théorique, mais vous participez aussi à
des manifestations. Quelle est votre position en tant que chercheur, et
surtout en tant que penseur radical ?
Le Japon est une société plutôt conservatrice. Ainsi, simplement
participer à une manifestation est considéré comme quelque chose de très
dangereux. Beaucoup de gens détestent ce genre d’activités, et même
s’ils sont intéressés, ils ne participent pas parce qu’ils ont peur
d’être considérés comme des fous furieux. En tant que professeur qui
enseigne à l’université j’ai davantage de liberté de m’exprimer en
public. Je considère cela comme une sorte de responsabilité sociale que
je dois toujours assumer. C’est pourquoi je vais aux manifestations et
aux rassemblements chaque fois que je le peux. En même temps, je ressens
souvent les limites d’une approche purement théorique : je pourrais me
contenter de lire les carnets de Marx dans ce bureau, mais cela ne
créera pas une théorie utile au monde d’aujourd’hui !
Je pense que le changement émerge vraiment des pratiques, des
mouvements sociaux. C’est pourquoi j’ai écrit un autre livre pour lequel
je me suis rendu dans de nombreux endroits au Japon et j’ai essayé
d’apprendre des actions locales ou des activistes LGBTQ, par exemple.
Comme vous l’avez remarqué, mon approche manque de perspective
écoféministe, notamment. Bien sûr, je peux apprendre en lisant des
livres écrits par des universitaires féministes, mais je dois aussi me
rendre dans les endroits où les problèmes se posent, où les gens
manifestent et protestent, où je peux en apprendre davantage. Je suis
souvent en position d’enseigner, et les occasions d’apprendre se font de
plus en plus rares. Alors qu’il y a tant de choses que je dois
apprendre sur le féminisme, l’anti-impérialisme… Je suis un
universitaire masculin vivant à Tokyo, plutôt aisé. En tant que membre
privilégié de la société, j’ai besoin d’autres perspectives.
Emanuele Leonardi, Décroissance et marxisme : la voie catalane, Terrestres, 6 janvier 2021. Voir également : Timothée Parrique et Giorgos Kallis, La décroissance : le socialisme sans la croissance, Terrestres, 18 février 2021 ; Giorgos Kallis et Giacomo d’Alisa, La Décroissance et l’État : une approcheGramscienne, Terrestres, 31 mai 2022. Kōhei Saitō est d’ailleurs invité commekeynote speaker à la conférence internationale sur la décroissance à Zagreb fin août 2023.[↟]
Version anglaise numérique (version papier prévue en avril) dont Romaric Godin a récemment rendu compte sur Mediapart ; quant à la version espagnole du « Capital dans l’anthropocène » (« El Capital en la era del Antropoceno », Sine qua non, 2022), il s’agit d’une traduction littérale.[↟]
« Zero kara no Shihonron » (NHK editions), également un succès avec 150 000 exemplaires vendus en deux mois.[↟]
Voir Kōhei Saitō, La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital
(Syllepse, 2021), une analyse à la lumière des carnets de notes du Marx
tardif portant notamment sur les sciences naturelles et l’agriculture,
jusque-là peu étudiés. Comme bien résumé par Romaric Godin (op.cit.),
les livres II et III du Capital ont été publiés par Engels à partir
des notes de Marx, mais Engels n’avait pas suivi l’évolution de la
pensée de Marx. Si Marx n’a pas achevé l’écriture du Capital, suggère Saitō, c’est que ses nouvelles connaissances et idées ne lui permettaient plus d’arriver à une synthèse cohérente.[↟]
La Marx-Engels-Gesamtausgabe
(MEGA) est la collection académique et critique de tous les écrits de
Karl Marx et Friedrich Engels, comprenant aujourd’hui 65 volumes, sur
114 prévus. (https://marxforschung.de/mega%C2%B2/).[↟]
Saitō
précise : « Par exemple Teinosuke Ōtani 大谷禎之介, célèbre pour la théorie
des associations de Marx, Minoru Tabata 田畑稔 ou Ryūji Sasaki 佐々木隆治. »[↟]
Le terme anglais est « commodification », parfois utilisé tel quel en français.[↟]
Cette
défense de l’État-providence européen peut sembler étonnante à un
lecteur ou une lectrice européenne après plusieurs décennies de
détricotage néolibéral. Ce qu’il en reste aujourd’hui est cependant
encore incomparable à la situation au Japon. A noter que Saitō n’appelle
pas pour autant à un retour d’un État fort, soit-il « providence »,
puisqu’à la suite de Marx il met en avant la notion d’association, et il
reconnaît plus loin être proche des conceptions anarchistes. L’argument
ici est l’importance d’avoir du temps et de la liberté hors des
relations marchandes.[↟]
Pour
une très bonne synthèse des discussions actuelles au sein de cette
communauté, voir Matthias Schmelzer, Andrea Vetter et Aaron Vansintjan
(2022), The Future is Degrowth : A Guide to a World beyond Capitalism, Londres, Verso ou Timothée Parrique (2022), Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Paris, Seuil.[↟]
Kōhei Saitō (2017), Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press.[↟]
Kōhei Saitō (avril 2023), Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge, Cambridge University Press.[↟]
Michael Löwy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes, Giorgos Kallis, Pour une décroissance écosocialiste, Terrestres, 6 octobre 2022.[↟]
John Bellamy Foster est le rédacteur en chef de ce journal marxiste.[↟]
Saitō
reprend par exemple les arguments de Stefania Barca critiques des
narratifs de l’Anthropocène, qui négligent le rôle spécifique du
capitalisme dans l’exploitation continue des forces de reproduction et
du travail non payé « des femmes, des paysans, des esclaves et des
populations indigènes ».[↟]
Les milieux d’affaires japonais étant effectivement composés d’une majorité d’hommes.[↟]
Shūshoku hyōgaki,
une période d’une vingtaine d’années à partir de l’éclatement de la
bulle spéculative japonaise et jusqu’à la crise de 2008 (appelée
« Lehman shock » au Japon).[↟]
La
théorie monétaire moderne (MMT en anglais) considère qu’une devise est
créée par la puissance publique comme la seule qui permette de payer
l’impôt, lui donnant ainsi de la valeur. Ainsi, un Etat ne peut pas
faire faillite tant qu’il utilise sa monnaie souveraine, et il peut
garantir l’accès à l’emploi en créant davantage de devises.
L’assouplissement quantitatif (« quantitative easing », QE) s’inscrit
dans la MMT et correspond à un taux d’intérêt à court terme de la Banque
Centrale égal ou proche de zéro. Voir par exemple le site français
faisant la promotion de cette théorie : https://mmt-france.org/.[↟]
Junichirō Koizumi est une figure du Parti libéral démocrate (PLD), ancien Premier ministre (2001-2006).[↟]
Restauration rapide servant des bols de riz avec du bœuf et des oignons.[↟]
De
nouvelles planches d'Alessandro Pignocchi, suivies d'une tribune de sa
plume en soutien aux luttes contre l'accaparement de l'eau : « Les
még a-bassines cristallisent et révèlent un affrontement entre mondes,
entre des désirs antagonistes quant à la manière de composer un monde
commun. » La prochaine weekend de mobilisation aura lieu entre les 25 et
26 mars, pour toute information voir ici.
«
Cet ouvrage montre que le principal ressort de la mise au travail des
domestiques est ce que j’appelle l’exploitation dorée. Le terme
désigne la logique de surenchère qui consiste à acheter, au prix
fort, l’investissement au travail illimité des domestiques » écrit la
jeune sociologue Alizée Delpierre dans la préface de son ouvrage paru à
la Découverte « Servir les riches » avant d’expliquer : « Les
mécanismes d’exploitation que les riches mettent en œuvre reposent sur
une contradiction : alors qu’elles offrent des possibilités d’ascension
sociale, parfois fulgurantes, aux domestiques, les grandes fortunes
maintiennent coûte que coûte l’ordre social, ainsi que les
hiérarchies de genre et de race qui structurent plus largement la
société. Ce que les riches font au cœur de leur domicile est le reflet
d’un système libéral et capitaliste contemporain qui assoit les
inégalités sociales, raciales et sexuées sous couvert d’une réussite
et d’une liberté individuelles illusoires. S’ils sont prêts à
investir autant sur les plans financier, matériel et émotionnel dans
la domesticité, c’est qu’elle est l’un des fondements de la
reproduction d’un système où les riches sont presque toujours assurés
de figurer parmi les grands « gagnants ».
Le
cadre est posé. Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, Alizée
Delpierre a vécu pendant cinq année dans le monde très fermé des
domestiques et de leurs patrons, des aristocrates plus ou moins fortunés
et des nouveaux riches cherchant à les imiter.
«
La première famille que j’ai servie est celle de Catherine, la fille
de Geneviève, qui m’a appelée deux jours après l’entretien sur lequel
s’est ouvert ce livre pour me confirmer mon embauche. J’ai travaillé
pour elle à Paris pendant un an, avec cinq domestiques, quelques heures
tous les soirs, après les sorties d’école des enfants. J’ai
également suivi mes employeurs dans leur villa en Chine pour deux mois
d’été où je travaillais à temps plein, avec six autres domestiques
qui y résident, un peu comme une jeune fille au pair. Plus tard, j’ai
travaillé pour une autre famille, celle de Margaret, Philippe et leurs
quatre enfants, durant quatre mois, plusieurs heures par jour et pendant
quelques week‐ends, avec deux domestiques. J’étais chargée des
devoirs des enfants, d’une partie de leurs lessives, de les accompagner
dans leurs sorties, et du dîner familial. »
Ainsi domestique et sociologue, la jeune femme livre un témoignage
inédit et décapant sur cet asservissement moderne qu’est la domesticité.
Salaires à la louche, paiement au black, présence sur place H24, en
contrepartie du service, les grandes fortunes entretiennent leurs
domestiques par le prêt d’un logement et la prise en charge de divers
frais. Les avantages en argent et en nature peuvent être considérables
: 8 000 euros mensuels pour certains privilégiés, primes pour d’autres,
sacs Chanel et chaussures Louboutin, montres de luxe, consultations
médicales chez les plus grands spécialistes, frais de scolarité dans
une école privée pour les enfants... Mais l’envers de la médaille peut
être aussi traumatisant : excentricité du maitre ou de la maitresse
allant jusqu’à faire porter une couche culotte à son personnel, charge
mentale très lourde, menace permanente de licenciement, racisme avéré...
Avec cet entretien long et passionnant, nous pénétrons un monde aux
portes généralement fermées à double tour. Nous découvrons surtout d’une
manière très concrète cette « violence des riches » révélée par Monique
et Michel Pinçon Charlot.
«
Servir les riches », au-delà de la sociologie, est un livre politiques
sur l’extrême richesse qui décrit aussi une souffrance, celle des
pauvres. Celle de d’être dépossédé de son existence même pour que son
maitre et patron puisse rentrer du bureau, de la salle de sport, du spa
ou d’une cérémonie et se lover dans un sofa, plonger dans son bain
chaud ou s’enrouler dans sa couette en jouissant de la quiétude d’une
maison toujours propre, rangée, parfumée, d’un frigo plein et
d’enfants profondément endormis.
Ce
zoom arrière et le regard distancié mais chaleureux d’Alizée Delpierre
sont plus efficaces pour nous mettre en colère et nous dégouter de
l’hyper libéralisme que n’importe quel discours de Jean Luc Mélenchon.
Les
appels à déserter la société dominante fleurissent un peu partout. Les
diplômes d'ingénieur·es sont refusés, les fermes reprises, et les
méga-bassines sabotées. Ces gestes prolongent la vague de subversion qui
parcourut les sociétés avec Mai 68. Au-delà d'un simple écho, comment
faire dialoguer ces deux moments séparés par un demi-siècle ? Voici un
témoignage sur l’esprit de désertion, et ses limites, par un ancien
membre du groupe Survivre et vivre.
[...]
Combiner expériences et combat politique
La crise écologique nous faisant entrer dans une forme de
rétrécissement des moyens, la question des inégalités va s’imposer comme
jamais : si les grandes masses de la population doivent accepter des
sacrifices majeurs, elles ne tolèreront plus que les privilégiés
continuent de s’enrichir, échappent à ces restrictions pour que les
revenus de leurs capitaux leur permettent d’acheter des exemptions et de
faire courir leurs jets et leurs yachts. On peut s’attendre à ce que la
question écologique ravive les oppositions de classe, soulève à nouveau
la question de l’appropriation privée, des limites à lui imposer. Donc
renouvelle non seulement le problème démocratique, face aux tentations
de gestion autoritaire des urgences, mais aussi la question des
répartitions et des propriétés. Bref, les deux thèmes sur lesquels
l’opposition gauche/droite s’est déployée depuis deux siècles. La crise
écologique n’enterrera pas cet antagonisme, comme on le dit souvent, en
invoquant le productivisme et le consumérisme du mouvement ouvrier, elle
le déplacera et lui donnera un contenu nouveau.
Mais revenons aux démarches dissidentes. Il est certain que les
expériences individuelles et collectives autonomes peuvent être
précieuses, il peut s’y inventer d’autres nouages de la liberté et de la
nécessité, elles peuvent démontrer la possibilité de modes de vie
respectueux des équilibres écologiques. En sachant leurs limites. Rien
ne serait plus naïf que d’imaginer des îlots de survie alternative sur
fond d’effondrement. Vous aurez du mal, vous qui avez voulu vous donner
les moyens d’une autarcie, à sauver vos lopins de permaculture si les
villes ont faim. Puisqu’il faudra bien que ces expériences s’articulent,
se coordonnent, et penser des choix politiques, en terme de conflits.
Force sera d’affronter les groupes qui voudront persister dans leur déni
et maintenir des activités et des structures insoutenables, affronter
aussi ceux qui choisiront des solutions de régulations vraiment
liberticides, combattre les ruses des classes privilégiées pour
maintenir leurs niveaux de consommation obscènes. Le terme de « lutte
de classes écologiques » proposé par Bruno Latour est sans doute
paradoxal parce que le critère qui va nous séparer radicalement sur
l’essentiel c’est notre sympathie, notre amour virtuel pour les
générations à venir et que ce critère ne relève d’aucune condition
objective. Néanmoins, ce concept de lutte de classes écologiques appelle
à penser la crise écologique politiquement, pas seulement comme
recherche de solutions individuelles ou de groupes survivalistes.
C’est pourquoi nos initiatives ne doivent pas se définir comme en pur
contraste avec l’environnement dans lequel elles sont nées, ni comme
simples germes d’un monde alternatif, mais elles doivent s’insérer dans
le tissu social existant pour le convaincre des choix à faire et de
l’accessibilité de ces choix. Les dissidences d’aujourd’hui doivent être
politiquement plus ambitieuses que celles d’hier au sens où elles
doivent aussi s’adresser à (donc écouter) un environnement social rétif
et sceptique, éviter l’entre-nous des sectes, fussent-elles
sympathiques, se donner pour objectif de gagner la révolution écologique
globale. Déserteurs, vos dissidences ne visent pas que votre salut
mental, moral et matériel, elles doivent travailler le corps social qui
vous entoure. Dans le contexte actuel vous éviterez sans doute le cancer
de la radicalité, qui nous faisait attribuer nos échecs à nos tiédeurs,
en nous rendant toujours plus minoritaires.
On trouve là une autre tentation périlleuse, celle de l’action
directe radicale. On sent qu’il y a un gouffre entre l’urgence,
l’ampleur de changements à opérer et la pratique concrète des décideurs
et des acteurs (et par décideurs et acteurs j’entends les politiques,
les maîtres du Capital, mais aussi nos voisins et nous-mêmes). On peut
s’énerver de cette inertie des corps sociaux, ou de cette dissonance
cognitive par laquelle on accepte de ne pas tirer les conclusions d’un
diagnostic. On peut s’en sentir désespérés – qui parmi nous ne passe pas
par de pareils moments ? On peut alors être tentés d’agir sans
attendre, passer à l’acte, comme le firent, dans un autre contexte et
portés par d’autres discours, certains courants du gauchisme d’après
1968 qui voulurent faire une révolution sans les masses. Aujourd’hui,
sur la base d’une critique écologique plus rationnelle que les analyses
de classes simplistes d’hier, on peut par exemple envisager le sabotage
de dispositifs jugés nuisibles. Parce qu’on les sait nuisibles sur la
base d’une analyse que la majorité ne partage pas, en tout cas pas
encore. Je ne dis pas que ces sabotages sont à exclure, je dis que l’on
doit réfléchir à ce qu’on en attend. Est-ce un effet matériel, un
obstacle posé sur le trajet d’une machine néfaste, un moins de gaz à
effets de serre, un frein, un renchérissement de sa mise en œuvre ? Ou
une interpellation du public, une déclaration de rupture : voyez
jusqu’où va notre détermination ? Explicitons nos motivations (difficile
à faire depuis la clandestinité) et nos attentes. Dans les actes de
révolte et d’objection, comme dans les efforts pour construire des modes
de vie alternatifs, nos minorités doivent se penser comme immergées
dans un corps social à transformer.
Enjeu majeur, moment historique décisif, comment faire émerger des
formes d’existence collective durable et pacifique, plutôt qu’une
régulation dictatoriale centralisée ou un effondrement convulsif ?
Lorsque je réfléchissais, voici 50 ans, à une mutation qui ne prenne pas
la forme conflictuelle de la Révolution, et par laquelle la dissidence
finirait par devenir hégémonique (comme la bourgeoisie finit, voici plus
de 2 siècles, par se débarrasser de la société féodale et de ses
structures de rangs), je nous accordais du temps. Et voici que le temps
nous est compté, que l’enjeu est à la fois plus global et plus
impérieux. Ô mes amis, comme il va vous falloir être intelligents et
humbles, décidés et tendres, humains et courageux pour tracer et
parcourir ce chemin difficile.
Pour
discuter de la manière dont s'articulent l'histoire des techniques,
l'histoire des sciences et l'histoire environnementale, Jean-Baptiste
Fressoz est cette semaine l'invité d'Entre-Temps. Avec Gil Bartholeyns,
il revient sur son travail d'historicisation de la conscience
environnementale, dans lequel il s'est engagé depuis la parution de son
premier ouvrage, "L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque
technologique" (Seuil, 2012), jusqu'aux récentes "Révoltes du ciel"
(avec Fabien Locher, Seuil, 2020).
Voilà encore plus clair que Jancovici... avec un regard plus
historique et sociologique : il historicise ces expressions de "âge du charbon", "âge du
pétrole"... "âge des renouvelables"...
et ce mot de "transition" comme étant des récits récents,
falsifiants,
et instrumentalisés aussi bien par les industriels énergétiques
successifs que par la droite et la gauche (pour des raisons
partisanes-mythiques différentes).
il parle de symbiose énergétique : les énergies dépendent les
unes des autres et s'empilent-s'emmêlent, les matières permettent
d'avoir les énergies qui permettent d'avoir les matières
(acier)...
ex : l'Angleterre qui "passe" au charbon dans ses industries,
consomme plus de bois (pour les galeries des mines) qu'elle n'en
brûlait précédemment (pour l'industrie) : 5 à 6 fois plus de
surface forestière consommée en 1900 qu'en 1750.
ex : pendant la 1ère guerre mondiale, l'Angleterre a failli
manquer de charbon parce qu'elle manquait de bois.
ex : idem pour le pétrole, dont l'exploitation dépendait
directement du bois (tonneaux et derrick) et encore aujourd'hui
puisqu'il faut des pipelines donc de l'acier, donc du charbon
(il faut du charbon pour faire l'oxydo-réduction de l'acier),
donc du bois (auj on fait du charbon avec du bois !).
ex : pour faire du bois (!!!) il faut des fossiles > les
plantations intensives de bois d'eucalyptus avec engrais et
pesticides à gogo (la productivité des plantations d'eucalyptus
est de 80 m3 par ha/an (au brésil), contre 6 m3 par
ha/an en moyenne pour l'ensemble des forêts françaises).
Donc il démonte l'idée "gentille" de la transition énergétique
d'une énergie à l'autre et dit qu'historiquement... ça n'a jamais
existé !
Et parle de descente/décroissance énergétique (subie) donc
matérielle donc énergétique donc matérielle...
Non pas aller chercher une identité qui aurait « une seule racine »
dans un même sol figé, mais des identités qui se déploient « les
racines vers le haut » (Édouard Glissant).
Extraits
Une catastrophe menace directement l’habitabilité
de ce monde. Il devient difficile de résister aux chaleurs, aux pluies
violentes, aux crises et aux conflits sociaux, parfois tout cela à la
fois, surtout depuis de gigantesques espaces urbains bétonnés et nourris
par des sols agricoles de moins en moins fiables. Pour peu que l’on
prenne ces menaces au sérieux, alors l’évidence serait peut-être
celle-là : il nous faut parvenir à transformer radicalement nos manières
d’habiter. Réhabiter autrement que selon les règles de l’accumulation
de la valeur capitaliste, réhabiter en cultivant des réponses aux
catastrophes qui nous précèdent et à celles qui viennent, réhabiter en
reprenant en main petit à petit nos moyens de subsistance. Dès lors,
pour l’écologie politique, l’enjeu serait de multiplier ceux et celles
qui, attaché-e-s à leur territoire, sont prêt-e-s à le défendre, à entretenir son habitabilité voire à la recréer.
La question des formes d’attachements au territoire est en même temps
l’un des terrains conflictuels clés pour l’écologie politique. Sur le
plan des idées, nous héritons en Europe et en France d’une histoire
politique trouble sur la question de l’attachement à la terre dont toute
une partie est réactionnaire, nationaliste et identitaire. En effet,
l’idée d’une Nature originelle, le Local ou l’Enracinement sont
désormais des thèmes centraux du référentiel idéologique de la droite
réactionnaire. Les tendances écofascistes contemporaines proposent une
« écologie enracinée » ou prônent une défense patriotique de
l’environnement, tout en agitant sans cesse la chimère de l’immigration coupable
de la catastrophe. Comment faire face à cette appropriation de
l’écologie par l’extrême-droite, depuis un point de vue Terrestre ? Et
faut-il, à l’inverse, se réapproprier les questions que l’extrême-droite
a faites siennes, telles que l’identité ou l’appartenance, pour amorcer
les basculements terrestres dont nous avons besoin ?
[...]
Aussi, même à l’intérieur de nos frontières, nos identités et nos
récits ne peuvent pas se contenter d’être ceux de l’État Français et de
ses régimes successifs, pas plus que ce ne peut être le récit du progrès
linéaire vers une société libérée de ses contraintes naturelles. Car il
n’y a pas réellement d’Histoire de France, pas plus qu’il n’y a
d’Histoire humaine unique du point de vue « habitant ».
Aujourd’hui, rares sont les discours à propos de ce dont nous venons qui
ne versent dans un mélange douteux entre fantasme de la ruralité et
posture passéiste voire réactionnaire. Nous avons pourtant besoin de
discours qui nous relient, qui nous attachent à des territoires, et qui
nous replace dans l’héritage vivant de ces multiples identités que
l’État a homogénéisées, si l’on veut rompre avec cette “culture du
déracinement”. Non pas aller chercher une identité qui aurait « une
seule racine » dans un même sol figé, mais des identités qui se
déploient « les racines vers le haut » (Édouard Glissant). C’est-à-dire
des identités vivantes et créatrices de mondes multiples que les
perspectives décoloniales ont solidement théorisé depuis. Ces
perspectives n’ont pas fini d’inspirer ce chantier théorique et pratique
que l’on se propose de mener. Plutôt qu’un enracinement, ce que l’on
peut envisager, c’est de faire monde en cherchant des formes
d’organisation communautaire intéressantes, en veillant à ce que des
coutumes vivantes telles que les danses traditionnelles ne deviennent
pas du folklore, en se réappropriant des savoirs situés (naturalistes,
artisanaux, de soin), en favorisant la créativité et la recherche
d’intensités dans la vie sociale car c’est finalement tout cela qui
permet de faire multitude.
Les espaces du déracinement sont le produit d’un processus historique
et économique visant à optimiser la circulation et la production de
valeur. Malgré tout, il persiste dans ces lieux désolés une vie
collective ritualisée, des histoires, des résistances, des pratiques de
subsistance et elles font émerger des sujets de lutte. Ces histoires
sont autant de ressources à mobiliser aujourd’hui dans la lutte contre
l’écofascisme, aux côtés de tout un ensemble d’autres fronts de lutte à
mener, sur le terrain idéologique29 comme pratique30.
Peut-être alors avancera-t-on vraiment dans notre rupture avec la
colonialité qui imprègne notre compréhension de l’appartenance à un quelque part.
On saura peut-être davantage voir la multiplicité des figures et
visages à même de composer des révolutions écologiques et terrestres au
cœur de notre présent.
Un peu la suite du précédent article... toute ressemblance avec des situations connues...
Sommaire
a) La raison comme milieu b) Le rationalisme tronqué des temps modernes et sa critique tout aussi tronquée c) Pour une extension du domaine de la raison d) La discussion comme milieu commun
A propos de la raison, ne pourrait-on pas détourner la notion de « réhabitation » (1) au sens d’une réhabilitation de la raison ?
Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation.
Une réhabitation de la raison reviendrait donc à reconsidérer la
raison a) comme un « lieu », b) endommagé par son exploitation
précédente. Apprendre à vivre in situ suppose enfin que la
raison c) non seulement est un « lieu commun », d) mais aussi que ce
lieu commun est le lieu où le commun a lieu.
Traiter la raison comme un lieu peut sembler incongru. Mais l’idée
ici est de proposer une extension conceptuelle de la notion de « lieu »,
afin de ne pas réduire le lieu à n’être qu’un territoire. Au sens le
plus large, un « lieu » est ce qui permet d’avoir lieu, c’est une condition
de possibilité, de facilitation… Alors bien sûr un lieu peut être un
territoire ; mais aussi un temps, une époque, un rythme ; mais aussi une
« institution » (une association, une collectivité, une entreprise…) ;
et pourquoi pas aussi une « attitude », une conduite, un comportement…
Traditionnellement, la raison est une « faculté » (de connaissance),
c’est-à-dire une disposition pour rendre possible, pour faciliter. La
raison, c’est la faculté de raisonner, de produire des raisonnements →
ce qui donne lieu à des raisonnements.
Bim ! Magistral ! Sa pensée résonne tellement pour moi !!! C'est un prof de philo qui parle ! Un prof de philo qui assume
que tout est politique ! Et qu'il faut donc penser sa pensée !
Contre l'impolitisme !
Conversation pour le décroissant en « militant-chercheur »
Plusieurs points éclairants je trouve :
militance politique / militance alternative / militance agenda /
militance mirador / militance chercheuse...
une posture intellectuelle qui démêle bien "idéo-logie"
(=passion absolue pour une idée) et pensée contextualisée
(=pertinence ici et maintenant),
sans relativisme, c'est à dire en assumant que même relativement
à une situation j'ai des indignations et des rêves, donc des
préférences politiques,
donc la capacité de dessiner des propositions concrètes, pour
aujourd'hui.
critique égale du verticalisme descendant de la recherche
classique et de l’impératif d’horizontalisme de l’activisme
alternatif
distinction entre rejet, projet, trajet
distinction entre le nécessaire et le suffisant.
distinction entre petites éthiques et Grande éthique
critique de la tyrannie apolitique du 1+1+1+1 qu'elle soit
libérale (la main invisible du marché) ou colibriste (la
positivité invisible de l'alternative)
par rapport à la politisation intermédiaire
de tout
définition de la vie sociale à la fois comme condition
– la vie sociale précède la vie engagée – et comme objectif
– pour la conserver, la protéger et l’entretenir.
définition de la décroissance comme trajet, intermédiaire
qui part du monde rejeté pour s’élancer vers un monde projeté,
donc comme stratégie de désaturation, de désaccélération,
donc comme recherche de la résonance, cette posture intermédiaire
entre le monde-ce qu'il me fait-ce que j'y fais, le monde-ce
qu'il me fait-ce que j'y fais, le monde-ce qu'il me fait-ce que
j'y fais, le monde-ce qu'il me fait-ce que j'y fais, le monde-ce
qu'il me fait-ce que j'y fais...
définition de l'espace de la politique : cet "intermédiaire
ralenti" dans lequel nous pouvons nous rencontrer et discuter,
donc exister en altérités ET en choix = faire de la politique.
distinction impartialité / neutralité
distinction entre voir les éléments [depuis un extérieur (qui
n'existe pas)], sentir les relations [depuis l'intérieur
(résonnant)]
précision ontologique : "ce qui est originaire, ce n’est
pas l’unité, c’est la relation."
légitimation du "labo" = "réhabiliter le travail
conceptuel à partir des pratiques activistes"
redéfinition de la dialectique en mode "intégral" (rien que ça
!) : "La synthèse n’est pas l’addition de la thèse et de
l’antithèse mais la position de ce qui était communément
nié tant dans la thèse que dans l’antithèse."
éclairage de la caricature binaire du débat COVID
"il y a là une création philosophique qui permet de
réconcilier deux approches de la philosophie : comme
production de concepts (Gilles Deleuze) et comme manière de
vivre (Pierre Hadot). Le militant-chercheur est celui qui va
élaborer non pas des opinions mais des concepts, des
distinctions de concepts, des analogies, des images et des
métaphores, des visions."
militance chercheuse = - "premièrement une attention
critique portée à une espèce d’apprentissage par
essais et erreurs, à tirer les leçons des échecs, aux
controverses, à la contrefactualité, - "deuxièmement, les problèmes une fois repérés,
il faut assumer tout un travail de production de concepts,
forgés à partir des frottements."
- "troisièmement, après avoir repéré, défini, le
militant-chercheur a un devoir de transmission, d’échanges, de
partages : c’est le moment de la discussion. Ça
va être le test imparable pour voir jusqu’où la discussion va
pouvoir remonter jusqu’aux causes. C’est là que les partisans
de la Petite politique se démasqueront car ils appelleront
très vite à cesser tout blabla pour passer au mieux à une
simple politique des effets, celle dont la valeur majeur est
l’efficacité."
Face à l’idéologie du développement captant les ressources de la planète, d’autres mondes sont possibles. Dans « Plurivers », une centaine d’alternatives sont mises en avant. Ne reste qu’à les relier.
« Le monde que nous voulons est fait de beaucoup de mondes. » Cette phrase n’est pas l’accroche d’un nouveau film de science-fiction, mais provient de la quatrième déclaration de la forêt lacandone,
énoncée par l’Armée zapatiste de libération nationale en 1996. Elle
définit un concept à mille lieues du développement industriel et
technologique auquel s’opposaient — et s’opposent encore — les
combattants au Chiapas : le « plurivers ». Aussi appelé « multivers », ce sujet donne son titre au volumineux Dictionnaire du post-développement,
dont la traduction en français vient d’être publiée aux éditions
Wildproject. Une centaine de contributions venues de toute la planète y
écrivent, en substance, que d’autres mondes — et non un seul — sont
possibles et souhaitables face à la monotonie du « développement ».
Ce dernier concept avait été précédemment battu en brèche en 1992, au sortir de la Guerre froide, dans un Development Dictionary : A Guide to Knowledge as Power. Idéologie activement promue par les puissances occidentales — États-Unis en tête — dans la seconde moitié du XXe siècle,
celle-ci aurait dû s’effacer, selon le précédent dictionnaire, avec la
disparition de l’ancien bloc soviétique, contre lequel elle servait de
rempart dans les pays du Sud global. Qu’en est-il trente ans plus tard ? Certes, l’idéologie du développement a pris du plomb dans l’aile ;
même les Nations unies, ferventes promotrices pendant des décennies, ne
peuvent plus le vanter en l’état et doivent l’accoler à d’autres
concepts, ainsi le fameux « développement durable » à la conférence de Rio en 1992.
Cependant, sous une forme ou une autre, le développement et son lot
de pillages, de violences et de catastrophes écologiques se poursuivent
dans nombre de pays des Sud, comme le rappelle la première partie du Dictionnaire du post-développement.
Deux entrées soulignent ainsi comment le mythe du développement,
favorisant l’implantation d’entreprises et de capitaux étrangers,
perpétue la violence coloniale et dépossède les peuples de leurs terres
en Afrique et en Océanie. L’entrée « Aidland », quant à elle, conteste l’ingérence, voire la mainmise, des grandes ONG internationales — soit des entreprises privées, le plus souvent européennes ou nord-américaines — dans les pays du Sud global.
En somme, qu’il se targue d’être durable ou non, le développement sert surtout à prolonger « l’oligarchie impériale »,
c’est-à-dire la captation des ressources de la planète — et en
particulier dans les Sud — par les populations privilégiées des pays du
Nord. Le « néo-extractivisme »
national revendiqué par certains États en Afrique ou en Amérique du Sud
(Bolivie, Équateur ou Venezuela) ne change rien à l’affaire, puisque,
publiques ou privées, les entreprises minières ou pétrolières entérinent
la dépendance des pays du Sud global, riches en ressources, aux
exportations de matières premières vers ceux du Nord.
Des modes de pensée et de vie inconnus
Heureusement, après ces sombres constats introductifs, le Dictionnaire du post-développement
met en lumière une centaine d’alternatives à ce modèle destructeur,
cartographiant ce faisant l’ensemble des mondes possibles, sinon déjà
là. Comme tout dictionnaire, Plurivers tend à partir dans toutes les directions et c’est là précisément son but ; on peut cependant tirer plusieurs enseignements de ses nombreuses entrées.
Tout d’abord, la nécessité, dans tout combat écologiste, de décentrer
le regard et d’écouter les voix des Sud. On comprend, à la lecture des
très nombreux auteurs africains, asiatiques, latino-américains et
océaniens qui écrivent depuis leurs terrains respectifs, à quel point
les pays du Sud global sont en première ligne de la catastrophe
écologique. Les concepts locaux que ces peuples mobilisent pour résister
aux machines à la solde du Nord doivent donc inspirer — tout en les
adaptant aux spécificités du terrain — les luttes ailleurs sur la
planète.
Plurivers a donc pour premier mérite de faire connaître tout
un ensemble de modes de pensée et de vie inconnus sous nos climats, à
l’exemple de l’agaciro rwandais, de la cosmovision kawsak sacha en Amazonie et des ibadites en Oman. En retour, Plurivers ne manque pas de souligner qu’il faut agir également au Nord, qu’il s’agirait de « dé-développer », c’est-à-dire d’y « abolir le mode de vie impérial » si prédateur sur le restant du globe.
« Les savoirs indigènes donnent à voir en pratique des modes de production durables »
Pour ce faire, il faut s’appuyer sur les savoirs et pratiques
autochtones, dévalorisés par les tenants du développementalisme. Ces
connaissances permettent en effet d’envisager autrement les manières de
produire et consommer, sans dégrader la nature et les autres Terrestres.
Ainsi, en prônant une expérience sensible du monde plutôt que de s’en
remettre exclusivement au jugement cartésien, le sentipensar andin et le kametsa asaike des Ashaninka du Pérou « réimaginent le monde à partir de réalités qui n’ont pas entièrement été colonisées par les catégories modernes » et défendent « un espace d’affirmation de l’être qui rétablit le lien primaire avec la terre et les territoires ».
Outre leurs apports cognitifs, les savoirs indigènes donnent à voir
en pratique des modes de production durables, à l’instar des agdals
marocains, des espaces pastoraux collectifs qui s’efforcent de
maintenir la ressource en en limitant l’exploitation, ou encore de
l’écocalendrier fondé sur l’horloge biologique des poissons volants
migrateurs utilisé par les Taos, un peuple au large de Taïwan, exemple
concret d’une pêche durable depuis des millénaires.
Plus largement, ces autres mondes nous permettent de repenser notre
échelle des valeurs. Alors que le développement fait de l’accumulation
de biens matériels la valeur cardinale à partir de laquelle classer
l’ensemble des sociétés humaines, d’autres philosophies mettent au
contraire l’accent sur le bonheur — le Bonheur national brut
au Bhoutan —, la frugalité et la non-violence — comme les jaïns en Inde
— ou encore la convivialité entre toutes les espèces — l’ubuntu en Afrique australe. Par conséquent, on note une place importante accordée aux religions et spiritualités.
Et pour cause : comme l’écrit le rabbin Michael Lerner dans l’entrée « Tikkoun olam judaïque », « les
traditions spirituelles peuvent favoriser la compréhension intérieure
du fait qu’il y a assez, que nous sommes assez, ainsi que le courage
d’arrêter de chercher toujours plus ».
Autrement dit, la recherche de la paix et de l’harmonie, pratiquée
collectivement par toute une société — comme c’était le cas lors des
années sabbatiques de l’Ancien Testament, durant lesquelles la société
juive antique interrompait toute production matérielle rappelle Lerner —
interrompt mécaniquement la quête effrénée de la croissance et, in fine, de la destruction de l’environnement.
Diversifier les approches locales
Mais, aussi enrichissantes soient ces alternatives, une question
cruciale se pose au terme de l’ouvrage : comment faire advenir tous ces
mondes alors que le monde du développement est loin d’être mourant ? De fait, les considérations tactiques sont les grandes oubliées de Plurivers. On peut néanmoins en esquisser quelques-unes.
Tout d’abord, la mise en œuvre de solutions locales, en marge du
capitalisme. C’est typiquement le cas des coopératives de producteurs et
de consommateurs, à l’exemple du mouvement Nayakrishi Andolon
au Bangladesh, qui s’efforce de maintenir la souveraineté alimentaire
des paysans via une banque de semences locales traditionnelles. Ce peut
être aussi l’intégration de coutumes indigènes aux textes
réglementaires, en prenant par exemple appui sur le minobimaatisiiwin,
soit l’ensemble des lois et obligations envers le vivant que les
peuples anichinabés et crie, en Amérique du Nord, ont volontairement
contractées. Dans le Nord, les exemples sont plus connus : écovillages, monnaies locales,
permaculture, etc. Mais ces solutions se heurtent toutes aux mêmes
limites : quand bien même elles parviennent à maintenir un espace en
dehors du capitalisme, elles échouent à enrayer sa progression ailleurs.
À l’inverse, la conquête du pouvoir par la voie révolutionnaire
paraît complètement morte et enterrée, comme en atteste l’entrée « Révolution » du présent dictionnaire. Constatant l’échec des révolutions du XXe siècle — en URSS,
en Chine ou à Cuba — à proposer des alternatives au développement,
quand ces nouveaux régimes n’imposaient pas d’eux-mêmes un productivisme
d’État, l’article conclut que, désormais, « l’acte révolutionnaire consiste à créer les conditions de possibilité de nouvelles ouvertures ontologiques ».
La postface abondera dans le même sens, en actant l’abandon du
vocabulaire marxiste classique au profit d’autres sources d’émancipation
que celle proposée par la modernité.
Pour autant, c’est bien par la voie révolutionnaire — certes non-marxiste — que les zapatistes au Mexique et les Kurdes au Rojava
sont parvenus à construire les sociétés les plus avancées aujourd’hui
en matière de post-développement et à prouver que la ligne de front des
conflits écologistes contemporains se situe clairement dans les pays du
Sud — là où l’on peut encore arrêter l’expansion impérialiste du Nord.
Quelles tactiques adopter dans ce cas ?
Sans doute, comme l’ont préconisé les zapatistes eux-mêmes, en
diversifiant les approches. Une révolution qui n’aurait pas, en amont,
construit ce que l’historien Jérôme Baschet, spécialiste de
l’insurrection au Chiapas, nomme des « espaces libérés » — soit l’ensemble des initiatives évoquées plus haut — dans son essai Basculements,
est une révolution condamnée à conquérir et rejouer le pouvoir de
l’État. À l’inverse, une révolution qui, en aval, n’envisage pas de
confrontation directe avec les pouvoirs en place, est une révolution
condamnée à l’impuissance et à son écrasement par des forces
réactionnaires.
En définitive, pour relier et donc renforcer chacun de ses mondes
alternatifs, il faut les mettre en réseau. Non pas à la manière d’un
impersonnel réseau numérique, mais, comme y invite l’anthropologue
Barbara Glowczewski dans son ouvrage Réveiller les esprits de la terre, à travers un véritable « compagnonnage des peuples en lutte »,
seule manière de faire circuler savoirs et pratiques et de les incarner
concrètement à de nouveaux territoires — et ainsi de créer de nouveaux
mondes au sein du nôtre.