lundi 27 mars 2023

Pour une décroissance écosocialiste

Source : https://monthlyreview.org/2022/04/01/for-an-ecosocialist-degrowth/

de Michael Löwy , Bengi Akbulut , Sabrina Fernandes et Giorgos Kallis  


 

La décroissance et l'écosocialisme sont deux des mouvements et des propositions les plus importants du côté radical du spectre écologique. Bien sûr, tout le monde dans la communauté de la décroissance ne s'identifie pas comme socialiste, et tous ceux qui sont écosocialistes ne sont pas convaincus par l'opportunité de la décroissance. Mais on peut voir une tendance croissante au respect mutuel et à la convergence. Essayons de cartographier les grands terrains d'entente entre nous, et listons quelques-uns des principaux arguments en faveur d'une décroissance écosocialiste :

  1. Le capitalisme ne peut exister sans croissance. Elle a besoin d'une expansion permanente de la production et de la consommation, de l'accumulation du capital, de la maximisation du profit. Ce processus de croissance illimitée, basé sur l'exploitation des combustibles fossiles depuis le XVIIIe siècle, conduit à une catastrophe écologique, au changement climatique, et menace d'extinction de la vie sur la planète. Les vingt-six Conférences des Nations Unies sur les changements climatiques des trente dernières années manifestent la totale réticence des élites dirigeantes à arrêter la course vers l'abîme.
  2. Toute véritable alternative à cette dynamique perverse et destructrice doit être radicale , c'est-à-dire s'attaquer aux racines du problème : le système capitaliste, sa dynamique d'exploitation et d'extraction, et sa poursuite aveugle et obsessionnelle de la croissance. La décroissance écosocialiste est une de ces alternatives, en confrontation directe avec le capitalisme et la croissance. La décroissance écosocialiste nécessite l'appropriation sociale des principaux moyens de (re)production et une planification démocratique, participative et écologique. Les principales décisions sur les priorités de production et de consommation seront décidées par les gens eux-mêmes, afin de satisfaire de réels besoins sociaux tout en respectant les limites écologiques de la planète. Cela signifie que les gens, à différentes échelles, exercent un pouvoir direct en déterminant démocratiquement ce qui doit être produit, comment et combien ; comment rémunérer les différents types d'activités productives et reproductives qui nous soutiennent, nous et la planète. Assurer un bien-être équitable pour tous ne nécessite pas de croissance économique mais plutôt un changement radical de la manière dont nous organisons l'économie et distribuons la richesse sociale.
  3. Une décroissance significative de la production et de la consommation est écologiquement indispensable. La première et urgente mesure consiste à éliminer progressivement les combustibles fossiles, ainsi que la consommation ostentatoire et inutile de l'élite riche de 1 %. D'un point de vue écosocialiste, la décroissance doit être comprise en termes dialectiques : de nombreuses formes de production (comme les centrales au charbon) et de services (comme la publicité) doivent non seulement être réduites mais supprimées ; certains, comme les voitures particulières ou l'élevage, devraient être sensiblement réduits ; mais d'autres auraient besoin de développement, comme l'agriculture agro-écologique, les énergies renouvelables, les services de santé et d'éducation, etc. Pour des secteurs comme la santé et l'éducation, ce développement doit être avant tout qualitatif. Même les activités les plus utiles doivent respecter les limites de la planète ; il ne peut y avoir de production "illimitée" de quelque bien que ce soit.
  4. Le « socialisme » productiviste, tel que pratiqué par l'URSS, est une impasse. Il en va de même pour le capitalisme «vert» tel que préconisé par les entreprises ou les «partis verts» traditionnels. La décroissance écosocialiste est une tentative de dépasser les limites des expériences passées socialistes et « vertes ».
  5. Il est bien connu que le Nord global est historiquement responsable de la plupart des émissions de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. Les pays riches doivent donc prendre la plus grande part au processus de décroissance. En même temps, nous ne pensons pas que le Sud global doive essayer de copier le modèle productiviste et destructeur de « développement » du Nord, mais plutôt chercher une approche différente, mettant l'accent sur les besoins réels des populations en termes de nourriture, le logement et les services de base, au lieu d'extraire de plus en plus de matières premières (et de combustibles fossiles) pour le marché mondial capitaliste, ou de produire de plus en plus de voitures pour les minorités privilégiées.
  6. La décroissance écosocialiste implique également la transformation, par un processus de délibération démocratique, des modèles de consommation existants - par exemple, la fin de l'obsolescence programmée et des biens non réparables ; des modes de transport, par exemple en réduisant fortement le transport de marchandises par bateaux et camions (grâce à la relocalisation de la production), ainsi que le trafic aérien. Bref, c'est bien plus qu'un changement de formes de propriété, c'est une transformation civilisationnelle, un nouveau « mode de vie » fondé sur des valeurs de solidarité, de démocratie, d'égalité et de respect de la Terre. La décroissance écosocialiste signale une nouvelle civilisation qui rompt avec le productivisme et le consumérisme, au profit d'un temps de travail plus court, donc plus de temps libre consacré aux activités sociales, politiques, récréatives, artistiques, ludiques et érotiques.
  7. La décroissance écosocialiste ne peut l'emporter que par une confrontation avec l'oligarchie fossile et les classes dirigeantes qui contrôlent le pouvoir politique et économique. Qui est le sujet de cette lutte ? Nous ne pouvons pas vaincre le système sans la participation active de la classe ouvrière urbaine et rurale, qui constitue la majorité de la population et qui supporte déjà le poids des maux sociaux et écologiques du capitalisme. Mais nous devons aussi élargir la définition de la classe ouvrière pour inclure ceux qui entreprennent la reproduction sociale et écologique, les forces qui sont maintenant à l'avant-garde des mobilisations socio-écologiques : les jeunes, les femmes, les peuples autochtones et les paysans. Une nouvelle conscience sociale et écologique émergera à travers le processus d'auto-organisation et de résistance active des exploités et des opprimés.
  8. La décroissance écosocialiste s'inscrit dans la famille plus large des autres mouvements écologistes radicaux et antisystémiques : écoféminisme, écologie sociale, Sumak Kawsay (la « Bonne Vie » indigène), écologiste des pauvres, Blockadia, Green New Deal (dans ses versions les plus critiques), parmi beaucoup d'autres. Nous ne cherchons aucune primauté, nous pensons simplement que l'écosocialisme et la décroissance ont un cadre diagnostique et pronostique commun et puissant à offrir aux côtés de ces mouvements. Le dialogue et l'action commune sont des tâches urgentes dans la conjoncture dramatique actuelle.
2022 , Volume 73, Numéro 11 (Avril 2022)

dimanche 26 mars 2023

Idée-lecture : Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant

Source : https://www.terrestres.org/2023/03/17/marx-au-soleil-levant-le-succes-dun-communisme-decroissant/

Marx au soleil levant : le succès d'un communisme décroissant | Terrestres

Kōhei Saitō

Temps de lecture : 23 minutes

Entretien avec Kōhei Saitō réalisé le 12 janvier 2023 par Emilie Letouzey et Jean-Michel Hupé de l’Atelier d’Écologie Politique pour Terrestres (introduction et notes comprises).

En 2020, l’universitaire Japonais Kōhei Saitō, spécialiste de Karl Marx, publie Le Capital dans l’anthropocène (Hitoshinsei no ‘Shihonron’), un essai dense et radical sur la catastrophe en cours et à venir, véritable manuel d’écologie politique. Succès inattendu, le livre se vend à un demi-million d’exemplaires. Saitō est invité partout et débat volontiers dans les journaux, à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Dans un langage clair et concis, il expose sa position anticapitaliste et assume un engagement citoyen peu commun pour un chercheur au Japon.

Au centre de son analyse : Marx, dont Saitō a décortiqué les carnets tardifs, dans lesquels il voit une inflexion majeure de la pensée de l’auteur du Capital par rapport à l’environnement. Un Marx écologiste avant l’heure, tel que dépeint par les écosocialistes ? Oui, mais l’analyse de Saitō va plus loin puisqu’il place la décroissance au centre de son propos. Car en plus d’avoir fait ses classes parmi les écosocialistes, Saitō s’inscrit dans le renouveau de la pensée décroissante, parfois appelé « la voie catalane1 ». Au Japon, qui vit dans la nostalgie de la Haute croissance (1955-1973) et a pour programme gouvernemental le « Nouveau capitalisme » (Atarashii shihonshugi), il est peu dire que cela ne va pas de soi.

Que contient donc ce livre à succès, dont une version anglaise remaniée, plus académique, est parue en février 20232 ? Saitō y dresse le constat du désastre social et écologique du capitalisme, expliquant les mécanismes d’externalisation d’une charge devenue monumentale sur les humains et la nature. Démontant le solutionnisme technologique et réfutant le Green New Deal, il esquisse quatre scénarios possibles pour le futur : fascisme climatique, maoïsme climatique, barbarie, et un quatrième scénario d’abord nommé « X » et dévoilé plus avant, au terme d’une partie centrale sur la question des communs. Ce scénario, qui constitue la proposition centrale de l’ouvrage, c’est le communisme décroissant – seul à même, selon Saitō, de parer au pire et d’assurer équité, justice et abondance. « Pour ne pas terminer l’Histoire », il appelle enfin à la mobilisation, même minoritaire.

Le Capital dans l’anthropocène recourt donc à Marx pour lutter contre la catastrophe socio-climatique en cours ; de la même manière, Le Capital depuis zéro, dernier ouvrage de Saitō sorti au Japon en janvier 20233, utilise Le Capital pour parler aux gens de leurs problèmes au travail, de la précarité au Japon ou des raisons qui nous poussent à consommer sans relâche. Une posture qui peut sembler paradoxale puisque la spécificité de Saitō est de s’appuyer sur ce qui n’est justement pas dans Le Capital4, et qui lui vaut d’être en désaccord avec de nombreux marxistes.

Dans son bureau de l’université de Tōkyō avec vue sur le mont Fuji, Kōhei Saitō revient sur le succès du Capital dans l’anthropocène et nous explique comment il dépasse l’apparente contradiction entre décroissance et communisme : en partant des communs, tout simplement.


Terrestres : Dans votre livre Le Capital dans l’Anthropocène vous défendez le communisme décroissant comme solution politique (voire civilisationnelle) à l’effondrement prochain des sociétés et de la vie dans l’Anthropocène. Votre proposition converge avec les tendances récentes du mouvement de la décroissance, mais elle est originale pour au moins trois raisons. La première est que vous êtes un spécialiste de Marx ; la deuxième est que vous poussez clairement la décroissance vers la gauche en remettant la notion de communisme au goût du jour ; la troisième est que vous écrivez depuis le Japon, où vous rencontrez un succès important. Le terme « décroissance » est déjà considéré comme une provocation volontaire, celui de « communisme » ressemble à une provocation supplémentaire. Comment les définissez-vous ?

Kōhei Saitō : En effet, la décroissance et le communisme ont tous deux une très mauvaise image, et ces termes peuvent être compris de différentes façons. Je les combine intentionnellement car j’espère que le négatif multiplié par le négatif sera quelque chose de positif qui ouvrira une nouvelle façon de penser. Mais mon point de départ était relativement simple. La décroissance est incompatible avec le capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de valorisation constante du capital : le capital s’accroît lui-même à l’infini. Dans le monde d’aujourd’hui, cela est représenté par l’augmentation du PIB et la croissance économique comme impératif principal de notre société. Donc si nous prônons la décroissance, nous devons être anticapitalistes : la décroissance sous le capitalisme est impossible, ce sont deux choses qui sont tout simplement incompatibles.

La décroissance est incompatible avec le capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de valorisation constante du capital.

Saitō Kōhei

C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai pensé que mon parcours de spécialiste du marxisme serait en quelque sorte utile. D’une part parce que je pense que le marxisme, ou Marx en tant que philosophe, est l’un des rares penseurs qui analyse de manière très critique et systématique le mode de production capitaliste. D’autre part parce que des gens qui appellent à la décroissance, comme Serge Latouche – qui est célèbre même au Japon, puisque trois ou quatre de ses livres sont traduits en japonais – plaident pour une troisième voie par rapport au capitalisme et au socialisme. Latouche n’a jamais dit clairement que, pour sa proposition de décroissance, il serait nécessaire que le socialisme surmonte le capitalisme. C’est pourquoi j’étais un peu méfiant à propos de la décroissance alors que je connaissais le concept depuis longtemps. De même au Japon, Yoshinori Hiroi 広井良典 ou Keishi Saeki 佐伯啓思 sont connus pour avoir utilisé le concept de décroissance, mais ils n’ont jamais dit que l’alternative serait le socialisme ou le communisme. En raison de l’expérience du passé, ils hésitent à utiliser ces termes ou même à revenir à Marx.

Mon approche est différente. Ma génération aussi est différente. Je suis né en 1987 : quand j’ai grandi, l’Union Soviétique avait déjà disparu et je n’ai pas eu ces mauvaises expériences avec le parti communiste. Mais cela ne veut pas dire que je veux revenir au communisme soviétique ou au socialisme à la chinoise. Quand j’utilise Marx, je travaille à partir de divers carnets non publiés dans le cadre du « projet MEGA5 », où nous découvrons beaucoup de nouvelles idées. L’une de ces idées est que Marx était un penseur très écologique, et j’ai découvert que sa critique écologique du capitalisme pouvait être très utile.

Dans le sillage de Marx, je redéfinis le communisme comme une forme d’association et non un capitalisme d’État bureaucratique.

Saitō Kōhei

Par exemple, Marx n’a pas plaidé pour une planification hiérarchique de la société à la soviétique : il met en avant le concept d’association, qui est beaucoup plus du genre bottom-up. Je me suis basé sur ce type de compréhension très largement partagée parmi les marxistes japonais, qui ont montré que la vision du socialisme de Marx est très différente de celle de l’Union Soviétique6. L’Union Soviétique est souvent caractérisée comme un capitalisme d’État – et je suis d’accord avec cela. Ce que j’essaie donc de faire, c’est de redéfinir le communisme comme une forme d’association et non un capitalisme d’État bureaucratique. Il s’agit plutôt de la façon dont diverses formes d’associations gèrent les communs de manière démocratique.

Ma définition du communisme est donc très simple : le communisme est une société basée sur les communs. Le capitalisme a détruit les communs avec l’accumulation primitive, la marchandisation7 des terres, de l’eau et de tout le reste. C’est un système dominé par la logique de la marchandisation. Ma vision du communisme est la négation de la négation des communs : nous pouvons dé-marchandiser les services de transport public, le logement public, tout ce que vous voulez, mais nous pouvons aussi les gérer d’une manière plus démocratique – pas à la façon de quelques bureaucrates qui régulent et contrôlent tout. Nous pouvons avoir un système de gestion plus bottom-up.

J’accepte généralement ce que les adeptes de la décroissance disent, mais j’essaie de combiner deux courants dans le « communisme décroissant ». Je pense même que, à la fin de sa vie dans les années 1880, Marx avait de la sympathie pour ce genre d’idée que j’appelle communisme décroissant.

Il y a quelque chose qui n’apparaît pas dans les traductions, c’est qu’en japonais vous écrivez komyunizumu (コミュニズム) et non kyōsanshugi (共産主義, qui signifie « communisme »). Vous avez aussi mentionné le terme komonizumu (コモニズム, « commonisme ») : est-ce un terme que vous utilisez également ?


Au Japon en effet, « communisme » écrit avec les caractères chinois 共産主義 est généralement associé à l’Union Soviétique, à la Chine, ou au parti communiste japonais. C’est donc intentionnellement que j’utilise le terme komyunizumu コミュニズム pour différencier ma compréhension du terme conventionnel. Mais comme il y a des gens qui ne saisissent pas la nuance, j’ai dit dans une interview que « la société basée sur les communs est le communisme, donc on pourrait même dire commonisme ». Ce terme est en fait proche de ce que je veux exprimer.


Le communisme est généralement associé à la notion de révolution, qui n’est pas mentionnée dans votre livre. Dès lors, quel est le processus pour aller vers ce communisme décroissant si ce n’est pas la révolution ? Comment voyez-vous cette transition ?


C’est une question très importante. Ma vision du communisme est très différente de la révolution prolétarienne, de la dictature du prolétariat et de ce genre de choses. Ce que j’essaie de défendre, c’est l’expansion graduelle des communs.

Le capitalisme est le processus d’expansion constante de la marchandisation de tout. Le processus à suivre devrait donc être la démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé. Cela me semble plus réaliste et plus proche de ce à quoi Marx pensait, surtout dans ses dernières années. Par exemple, si vous lisez le volume 1 du Capital, il explique pourquoi la réduction de la journée de travail est une stratégie très importante pour le mouvement ouvrier. Ce n’est pas révolutionnaire, d’accord, car ce n’est pas en raccourcissant la journée de travail que nous détruirons le capitalisme. Mais Marx pense que c’est une condition préalable. Parce que lorsque les travailleurs et travailleuses travaillent douze heures par jour, ils et elles n’ont pas de temps pour les mouvements sociaux ou pour étudier. Regardez les travailleurs et travailleuses japonaises, qui travaillent tellement qu’ils et elles sont épuisé·es et ne font rien d’autre que regarder Youtube. Je pense donc qu’il est essentiel de raccourcir la journée de travail.

Contre l’expansion constante de la marchandisation, le processus vers le communisme devrait être la démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé.

Saitō Kōhei

De même, il est très important que les gens ne dépendent pas autant des échanges monétaires et marchands. L’État-providence en Europe occidentale me paraît donc plus proche de la vision du socialisme de Marx que l’Union Soviétique. Parce que l’Europe occidentale a démarchandisé l’éducation, une partie du secteur médical et des soins, et même du logement8. Parce que les gens peuvent vivre – ou du moins peuvent sentir qu’ils peuvent vivre – sans dépendre entièrement du travail salarié, ils ont plus de liberté pour s’engager dans d’autres activités non commerciales, non capitalistes. Il peut s’agir d’art, d’activités culturelles, de sport, d’activités politiques, de n’importe quoi. Au Japon, il n’y a pas beaucoup d’endroits où les gens peuvent se réunir sans payer, alors nous allons toujours à l’izakaya9 pour nous réunir – cela reste une activité très marchandisée, je trouve.

Plus nous arriverons à étendre les communs, plus nous aurons de liberté, plus nous aurons d’espaces pour des activités non-capitalistes ou même anticapitalistes. Et cela changera notre façon de penser et notre comportement, ce qui aidera à construire un mouvement social plus large et plus radical. Je pense que ce processus va s’étendre, s’étendre, s’étendre, et qu’il y aura un moment où la logique de cette valorisation constante du capital ne sera plus la force organisatrice centrale ou principale de la société.

Donc, ce n’est pas du communisme pur : ma définition est très différente dans le sens où j’admets que les échanges monétaires et marchands peuvent encore exister dans une société future, mais de façon limitée. Il s’agit d’un autre type de société.

Les deux ouvrages de Kōhei Saitō dans une librairie : “Le Capital dans l’anthropocène” et “Le Capital depuis zéro”. La recommandation des libraires dit : “Tout le monde connait Le Capital, mais à cause de sa difficulté et de sa longueur, personne ne parvient vraiment à poursuivre la lecture…Mais Kōhei Saitō vient renverser cet état de fait ! Avec son approche depuis le point de vue du “métabolisme”, il explique avec soin l’essence du capitalisme et sa signification actuelle…”


Votre proposition pour étendre les communs semble très proche de ce que la communauté de la décroissance10 appelle des « réformes non réformistes ». En ce sens, « commonisme » serait moins ambigu en Europe que « communisme ». Mais, d’un autre côté, vous appelez de vos vœux une alliance rouge-verte, et parler de « communisme » est clairement un appel à la gauche. Avec les traductions de vos livres, qu’attendez-vous de la gauche en Europe, où la gauche et les syndicats sont encore très attachés à la croissance, au pacte fordiste, etc. ? L’utilisation du terme communisme est-elle une tentative pour construire une stratégie de contre-hégémonie à la croissance en favorisant une alliance rouge-verte ?

Oui, le premier point est très important : j’ai été influencé par Joachim Hirsch, le marxiste allemand, qui prône quelque chose de similaire : le « réformisme radical ». C’est une réforme, mais c’est radical parce que nous voulons aller au-delà du capitalisme.

Le deuxième point concernant l’alliance rouge et verte est aussi très important. Ce que j’essaie de faire en mettant en avant ce concept de communisme, c’est de souligner que nous devons aspirer à un post-capitalisme. Les adeptes de la décroissance ont parfois été ambivalents sur ce point. Cela a changé récemment, avec par exemple Jason Hickel et d’autres, plus anticapitalistes, mais dans la génération de Serge Latouche et même André Gorz, les concepts de socialisme et de communisme n’étaient pas mis en avant.

Alors que j’adhérais partiellement au Green New Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans : la décroissance est la seule solution.

Saitō Kōhei

En même temps, je suis un universitaire marxiste et je veux donc aussi influencer mes amis écomarxistes comme John Bellamy Foster ou Paul Burkett. Michael Löwy, dont je suis proche, a souvent dit par le passé que la décroissance était une mauvaise stratégie politique – même Foster n’a jamais vraiment dit que nous avions besoin de la décroissance ou d’une économie stationnaire. Je voulais les faire changer d’avis. Je pense qu’ils sont toujours prisonniers d’une vieille façon de penser, sans doute parce que le marxisme est favorable aux technologies, et aussi parce qu’ils considèrent que l’idée de décroissance n’est pas une idée attractive pour la classe ouvrière et ne deviendra jamais une force politique de contre-hégémonie.

Mais la situation a changé, la crise climatique s’aggrave vraiment. J’ai d’ailleurs moi-même évolué – surtout après Greta Thumberg, que beaucoup de gens ont soutenu, notamment les jeunes. Alors que j’adhérais partiellement au Green New Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans : la décroissance est la seule solution.

Ainsi, dans mon premier livre11, j’ai essayé de surmonter le clivage entre verts et rouges. Dans mon deuxième livre12, j’essaie de surmonter l’antagonisme entre le marxisme et la décroissance.

Est-ce que ça marche ? Est-ce que les marxistes évoluent vers la décroissance ? Et qu’en est-il du parti communiste, qui est encore assez fort au Japon ?

Le parti communiste ignore mon travail. Tout en profitant du succès de mon livre puisque les gens parlent de Marx. Il prône la croissance et continue d’affirmer que la décroissance est irréaliste. Quant aux marxistes japonais, des hommes âgés pour la plupart, ils ne comprennent pas la gravité de la crise climatique, il est donc très difficile de dialoguer. 

Mais si vous regardez en dehors du Japon, l’année dernière, Michael Löwy a écrit un article14 avec Giorgos Kallis dans la Monthly Review où il appelle explicitement à une décroissance écosocialiste13. C’est un très grand changement. Je lui ai demandé : « Vous avez changé de position ? », il a répondu : « Oui ». Et le fait que la Monthly Review publie cet article signifie que Foster14 change aussi de position. Il a lu mes interviews et il apprécie ma proposition de communisme décroissant. Foster prend donc aussi clairement position pour la décroissance.


La stratégie de la décroissance en Europe, telle que développée notamment à Barcelone par Giorgos Kallis et d’autres, a beaucoup plus appelé à des alliances avec l’écoféminisme qu’avec le communisme. Nous n’avons pas vu beaucoup de références à l’écoféminisme dans votre livre. Est-ce un choix conscient de votre part de ne pas le faire ?

Je pense que c’est l’une des faiblesses centrales de ce livre (Le Capital dans l’anthropocène) parce que je me suis concentré sur ma nouvelle interprétation de Marx. Je suis également un universitaire homme et j’ai un peu hésité à mettre en avant l’écoféminisme comme pilier central de mon argumentation. Mais j’aurais quand même dû intégrer davantage ce type d’argument dans mon livre. Dans Marx in the Anthropocene : Towards the Idea of Degrowth Communism (2023), je fais intervenir des autrices comme Stefania Barca, Ariel Salleh, Sylvia Federici et d’autres15. Mais ce que je voulais établir, c’est une interprétation entièrement nouvelle du Marx tardif, qui est ma spécialité, et c’est ce que je peux apporter de plus à la division entre le marxisme et la décroissance.

Par opposition au socialisme d’État du XXe siècle, le communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, l’utopie que nous recherchons devrait être anarchiste.

Saitō Kōhei

Vous ne mentionnez également l’anarchisme qu’une seule fois, pour l’écarter, alors que vous parlez beaucoup des expériences actuelles à Barcelone. L’anarchisme espagnol qui a culminé à Barcelone dans les années 30 et toutes les initiatives d’organisation horizontale et d’autonomie qui en sont issues sont en fait très similaires à ce que vous décrivez à travers le communisme décroissant. Vous citez également David Graeber. L’anarchisme n’est-il donc pas pertinent pour vous, d’une manière ou d’une autre ?


En fait, je viens d’écrire un nouveau livre (en japonais) dans lequel il y a un chapitre sur la Commune de Paris, et j’y écris dans un sens clairement positif que la position du Marx tardif est en fait un « communisme anarchiste » (anākisuto-komyunizumu). Par opposition au communisme ou au socialisme du XXe siècle, c’est-à-dire le socialisme d’État, je soutiens que le socialisme ou le communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, que l’utopie que nous recherchons devrait être anarchiste. Et c’est très proche de ce que Marx préconisait pendant la guerre civile en France dans son analyse de la Commune de Paris.

Et pas seulement de Marx, mais aussi de gens comme Peter Kropotkine, Élisée Reclus et William Morris. Ces auteurs sont également favorables à un post-capitalisme de type décroissance. Mais ils ont été marginalisés au XXe siècle et le récit du socialisme est devenu le marxisme-léninisme, centré sur l’État et sur le développement constant des technologies et de la bureaucratie. C’est totalement à l’opposé de ce qui était tout à fait central au XIXe siècle. Il y a donc eu une déformation du socialisme et du communisme à cause de l’Union Soviétique. Nous devons redécouvrir ce qui a été perdu, dont cette idée de communisme décroissant.

Vous avez eu beaucoup de succès au Japon avec des concepts a priori peu populaires. Comment expliquez-vous ce succès japonais ? Vous mentionnez souvent le jeune public comme une des clés de ce succès, mais avez-vous été lu également par des précaires ou par les milieux d’affaires ?

Oui, beaucoup par les milieux d’affaires ! La première phrase, qui dit que les Objectifs du Développement Durable (ODD) sont le nouvel opium du peuple, a été assez populaire parce qu’au Japon tout le monde parle des ODD : les gens portent des pins « ODD » sans savoir ce que cela signifie. Je pense que mon livre est devenu quelque chose que les milieux d’affaires doivent connaître, mais je ne suis pas sûr qu’ils comprennent vraiment ce que signifie le communisme décroissant, et je ne pense pas qu’ils soient d’accord.

Mon livre se compose de deux parties. La première partie est sur les limites du capitalisme, qui est incapable de résoudre la crise climatique. Je pense que les gens ont lu attentivement cette partie. Mais en ce qui concerne la deuxième partie, sur la solution, ils ne sont pas d’accord. Dans d’autres pays comme l’Amérique avec la génération Z, ou dans la mouvance de Greta Thunberg, la jeune génération a davantage de sympathie envers les idées socialistes. Des mouvements radicaux émergent. Je dis toujours aux hommes d’affaires16 : « Vous allez travailler avec ces jeunes générations pendant les dix ou vingt prochaines années, alors vous devriez savoir quelles sont les tendances générales dans les autres pays. » Alors ils s’intéressent à mes idées sur le socialisme et le communisme, ainsi qu’à la discussion générale sur la décroissance à l’ère de la crise climatique. J’ai l’impression que ça marche.

Et quelle est la réception par les travailleurs et travailleuses précaires ? Sachant qu’il y a eu une forte augmentation de la précarité et de la pauvreté au Japon au cours des trente dernières années ?

Il y a en effet une génération un peu plus âgée que moi qu’on appelle la « génération de l’âge de glace de l’emploi17 » qui était étudiante à l’université au début des années 1990 quand la bulle japonaise a éclaté et qui n’a pas pu trouver d’emploi. Aujourd’hui encore, cette génération précaire est souvent très pauvre. Son avis est que la stagnation de l’économie japonaise est due à l’austérité. Elle plaide donc en faveur d’une augmentation des dépenses gouvernementales, de l’« assouplissement quantitatif » suivant la Théorie Monétaire Moderne18, afin que l’économie japonaise croisse davantage, qu’il y ait plus d’emplois, que les salaires augmentent. Donc, souvent, les précaires n’aiment pas mes idées, ni l’idée de décroissance.

Osaka.

Il existe un clivage malheureux dont la cause profonde est le capitalisme. Au Japon, il y a ce groupe appelé Hankinshukuha, « groupe anti-austérité », qui combat la décroissance. Ce groupe soutient que le Green New Deal est important, qu’il faut plus d’emplois verts, et que le capitalisme est bien alors que la décroissance va créer plus de pauvreté, de chômage : « le communisme de Saitō est trop extrême ». Je suis critiqué par des figures populaires parmi les travailleurs et travailleuses précaires, comme le parti populiste de gauche Reiwa shinsen-gumi de l’acteur devenu politicien Tarō Yamamoto 山本太郎.

Vous débattez volontiers avec des adeptes du capitalisme, qui peuvent admettre que le capitalisme est peut-être allé trop loin mais qui pensent que nous pouvons le réformer et que tout ira bien. Vous vivez également dans le pays du « Nouveau Capitalisme », nom du programme gouvernemental actuel. Qu’en est-il de cette tendance réformiste ?

Je pense que le « Nouveau Capitalisme » (Atarashii shihonshugi) du premier ministre Kishida a été partiellement influencé par le succès de mon livre, où je critique le capitalisme. À l’époque, les journaux et magazines économiques en parlaient et j’ai été beaucoup lu dans les milieux politiques, y compris au Parti Libéral Démocrate [droite nationaliste, NDLR] au pouvoir. Le ministre de l’environnement, Shinjirō Koizumi (qui est le fils de Junichirō Koizumi19 ) a même été interpellé lors d’une discussion au parlement : « Avez-vous lu le livre de Saitō ? Il critique la politique actuelle et dit que l’économie verte n’est pas possible ! ». Le « Nouveau Capitalisme » de Kishida est donc une sorte de réponse.

Une réponse de type greenwashing ?

Oui, mais intéressante.

En tant que contre-hégémonie ?

Oui. Mais il n’y a eu aucun changement substantiel depuis que cette politique a été lancée il y a deux ans. L’idée de redistribution de Kishida a disparu, il ne parle plus de corriger l’inégalité des richesses. À la place, il nous recommande d’investir dans le marché boursier ! C’est devenu le contraire, c’est devenu un non-sens.

Osaka.

Lorsque je discute de ce type de tentative de réforme du capitalisme, mon principal argument est simple : lorsque l’économie se développe, historiquement, l’utilisation de l’énergie et des ressources augmente également. Donc, à moins que ce découplage entre la croissance économique et l’utilisation des ressources et de l’énergie ne devienne possible, si nous essayons de continuer à croître, cela conduira à un désastre écologique – or ce découplage n’a pas lieu.

Nous devons donc renoncer à la croissance économique : cela ne signifie pas que nous devons vivre dans la pauvreté, n’est-ce pas ? Je ne dis pas que nous devrions réduire l’éducation, les transports publics ou les services médicaux. Je dis simplement que nous n’avons pas besoin d’autant de supérettes, de McDonald’s ou de gyūdon20, ou de fast fashion Uniclo ou Muji, ces choses peuvent être réduites sans réduire notre bien-être social. Nous vivons dans une société de production et de consommation excessive.


Dans Le Capital dans l’Anthropocène, vous mentionnez souvent que nous avons un mode de vie impérial. Dans la première partie de votre livre, on voit que le Japon est très dépendant et vulnérable, et peut s’effondrer très facilement s’il y a une crise majeure (par exemple la majorité de la nourriture est importée). De même qu’avec la guerre en Ukraine, les gens en Europe ont soudain réalisé à quel point nous sommes dépendants de l’économie mondiale. Avez-vous réussi à faire prendre conscience de cette vulnérabilité ?

Ce qui s’est passé au Japon après le déclenchement de la guerre en Ukraine est plutôt réactionnaire. Les gens se sont focalisés sur des réalités économiques à court terme, par exemple comment obtenir plus de gaz ou plus de pétrole, et nous parlons maintenant de prolonger l’utilisation des centrales nucléaires – qui ont maintenant 40 ans mais que nous essayons de prolonger à 60 ans. Beaucoup attribuent l’inflation à la guerre ou à l’énergie verte, et réclament davantage d’énergie nucléaire ou de charbon.

Les gens ont tendance à oublier la crise à long terme du changement climatique. Bien sûr, certaines et certains – dont je fais partie – disent que c’est un problème et que nous devons avoir une plus grande autosuffisance énergétique et alimentaire parce que nous sommes trop dépendants de la Chine, de la Russie et d’autres pays, et que si quelque chose arrive avec la Chine, nous serons toutes et tous morts. Mais je pense que l’opinion publique générale penche plutôt de nouveau vers le nucléaire et estime que nous avons besoin d’autres moyens pour obtenir de l’énergie et la sécurité alimentaire.

Vous employez dans votre livre une expression très forte : l’« état de barbarie » (yaban jōtai), qui en japonais renvoie à une image horrible de ce que le changement climatique peut produire si nous ne faisons rien. Cette image a-t-elle choqué les gens ?

J’utilise ce terme pour que les gens se rendent compte de la gravité de cette crise. Vous êtes au Japon depuis un certain temps : vous avez vu que l’intérêt général pour la crise climatique est très faible. Il n’y a pas de parti vert, nous n’avons pas de discussion sérieuse sur le Green New Deal, des entreprises comme Toyota ne fabriquent même pas de voitures électriques, Kishida parle de centrales à charbon de haute technologie… Ce retard est choquant, même pour moi !

Osaka.

Suite à la popularité de mon livre, je pensais que les gens s’intéresseraient davantage à la crise climatique. C’est tout l’intérêt d’écrire ce genre de livre grand public. Mais dans la société japonaise, la crise climatique est marginalisée. C’est très différent de la France, de l’Allemagne, des États-Unis. Je ne comprends pas et j’ai besoin de trouver une explication !

Parmi les collègues avec lesquel·les j’en parle, personne n’en a. Certain·es disent que c’est parce que le Japon a beaucoup de catastrophes naturelles, comme des tremblements de terre, et que les Japonais·es penseraient donc que la nature est quelque chose que nous ne pouvons pas contrôler. Ils ou elles considéreraient le changement climatique comme quelque chose auquel il faut s’adapter, et non pas contre lequel lutter. Au contraire, les Européen·nes penseraient que l’être humain peut dominer la nature : très contrariés que la nature se révolte, ils et elles essaient de faire quelque chose. Mais c’est une explication très culturelle. En tant que marxiste, je recherche des explications plus socio-économiques. Mais je n’en ai pas encore trouvé.

Vous faites un travail théorique, mais vous participez aussi à des manifestations. Quelle est votre position en tant que chercheur, et surtout en tant que penseur radical ?

Le Japon est une société plutôt conservatrice. Ainsi, simplement participer à une manifestation est considéré comme quelque chose de très dangereux. Beaucoup de gens détestent ce genre d’activités, et même s’ils sont intéressés, ils ne participent pas parce qu’ils ont peur d’être considérés comme des fous furieux. En tant que professeur qui enseigne à l’université j’ai davantage de liberté de m’exprimer en public. Je considère cela comme une sorte de responsabilité sociale que je dois toujours assumer. C’est pourquoi je vais aux manifestations et aux rassemblements chaque fois que je le peux. En même temps, je ressens souvent les limites d’une approche purement théorique : je pourrais me contenter de lire les carnets de Marx dans ce bureau, mais cela ne créera pas une théorie utile au monde d’aujourd’hui !

Je pense que le changement émerge vraiment des pratiques, des mouvements sociaux. C’est pourquoi j’ai écrit un autre livre pour lequel je me suis rendu dans de nombreux endroits au Japon et j’ai essayé d’apprendre des actions locales ou des activistes LGBTQ, par exemple. Comme vous l’avez remarqué, mon approche manque de perspective écoféministe, notamment. Bien sûr, je peux apprendre en lisant des livres écrits par des universitaires féministes, mais je dois aussi me rendre dans les endroits où les problèmes se posent, où les gens manifestent et protestent, où je peux en apprendre davantage. Je suis souvent en position d’enseigner, et les occasions d’apprendre se font de plus en plus rares. Alors qu’il y a tant de choses que je dois apprendre sur le féminisme, l’anti-impérialisme… Je suis un universitaire masculin vivant à Tokyo, plutôt aisé. En tant que membre privilégié de la société, j’ai besoin d’autres perspectives.

 


  1. Emanuele Leonardi, Décroissance et marxisme : la voie catalane, Terrestres, 6 janvier 2021. Voir également : Timothée Parrique et Giorgos Kallis, La décroissance : le socialisme sans la croissance, Terrestres, 18 février 2021 ; Giorgos Kallis et Giacomo d’Alisa, La Décroissance et l’État : une approcheGramscienne, Terrestres, 31 mai 2022. Kōhei Saitō est d’ailleurs invité comme keynote speaker à la conférence internationale sur la décroissance à Zagreb fin août 2023.[]
  2. Version anglaise numérique (version papier prévue en avril) dont Romaric Godin a récemment rendu compte sur Mediapart ; quant à la version espagnole du « Capital dans l’anthropocène » (« El Capital en la era del Antropoceno », Sine qua non, 2022), il s’agit d’une traduction littérale.[]
  3. « Zero kara no Shihonron » (NHK editions), également un succès avec 150 000 exemplaires vendus en deux mois.[]
  4. Voir Kōhei Saitō, La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital (Syllepse, 2021), une analyse à la lumière des carnets de notes du Marx tardif portant notamment sur les sciences naturelles et l’agriculture, jusque-là peu étudiés. Comme bien résumé par  Romaric Godin (op.cit.), les livres II et III du Capital ont  été publiés par Engels à partir des notes de Marx, mais Engels  n’avait pas suivi l’évolution de la pensée de Marx. Si Marx  n’a pas achevé l’écriture du Capital, suggère Saitō,  c’est que ses nouvelles connaissances et idées ne lui permettaient plus d’arriver à une synthèse cohérente.[]
  5. La Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA) est la collection  académique et critique de tous les écrits de Karl Marx et  Friedrich Engels, comprenant aujourd’hui 65 volumes, sur 114 prévus. (https://marxforschung.de/mega%C2%B2/).[]
  6. Saitō précise : « Par exemple Teinosuke Ōtani 大谷禎之介, célèbre pour la théorie des associations de Marx, Minoru Tabata 田畑稔 ou Ryūji Sasaki 佐々木隆治. »[]
  7. Le terme anglais est « commodification », parfois utilisé tel quel en français.[]
  8. Cette défense de l’État-providence européen peut sembler étonnante à un lecteur ou une lectrice européenne après plusieurs décennies de détricotage néolibéral. Ce qu’il en reste aujourd’hui est cependant encore incomparable à la situation au Japon. A noter que Saitō n’appelle pas pour autant à un retour d’un État fort, soit-il « providence », puisqu’à la suite de Marx il met en avant la notion d’association, et il reconnaît plus loin être proche des conceptions anarchistes. L’argument ici est l’importance d’avoir du temps et de la liberté hors des relations marchandes.[]
  9. Sorte de bar-restaurant.[]
  10. Pour une très bonne synthèse des discussions actuelles au sein de cette communauté, voir Matthias Schmelzer, Andrea Vetter et Aaron Vansintjan (2022), The Future is Degrowth : A Guide to a World beyond Capitalism, Londres, Verso ou Timothée Parrique (2022), Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Paris, Seuil.[]
  11. Kōhei Saitō (2017), Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press.[]
  12. Kōhei Saitō (avril 2023), Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge, Cambridge University Press.[]
  13. Michael Löwy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes, Giorgos Kallis, Pour une décroissance écosocialiste, Terrestres, 6 octobre 2022.[]
  14. John Bellamy Foster est le rédacteur en chef de ce journal marxiste.[]
  15. Saitō reprend par exemple les arguments de Stefania Barca critiques des narratifs de l’Anthropocène, qui négligent le rôle spécifique du capitalisme dans l’exploitation continue des forces de reproduction et du travail non payé « des femmes, des paysans, des esclaves et des populations indigènes ».[]
  16. Les milieux d’affaires japonais étant effectivement composés d’une majorité d’hommes.[]
  17. Shūshoku hyōgaki, une période d’une vingtaine d’années à partir de l’éclatement de la bulle spéculative japonaise et jusqu’à la crise de 2008 (appelée « Lehman shock » au Japon).[]
  18. La théorie monétaire moderne (MMT en anglais) considère qu’une devise est créée par la puissance publique comme la seule qui permette de payer l’impôt, lui donnant ainsi de la valeur. Ainsi, un Etat ne peut pas faire faillite tant qu’il utilise sa monnaie souveraine, et il peut garantir l’accès à l’emploi en créant davantage de devises. L’assouplissement quantitatif (« quantitative easing », QE) s’inscrit dans la MMT et correspond à un taux d’intérêt à court terme de la Banque Centrale égal ou proche de zéro. Voir par exemple le site français faisant la promotion de cette théorie : https://mmt-france.org/.[]
  19. Junichirō Koizumi est une figure du Parti libéral démocrate (PLD), ancien Premier ministre (2001-2006).[]
  20. Restauration rapide servant des bols de riz avec du bœuf et des oignons.[]

 

jeudi 9 mars 2023

Méga-bassines : un affrontement entre mondes

Source : https://www.terrestres.org/2023/02/27/mega-bassines-un-affrontement-entre-mondes/ 
Alessandro Pignocchi - 27 février 2023

De nouvelles planches d'Alessandro Pignocchi, suivies d'une tribune de sa plume en soutien aux luttes contre l'accaparement de l'eau : « Les még
a-bassines cristallisent et révèlent un affrontement entre mondes, entre des désirs antagonistes quant à la manière de composer un monde commun. » La prochaine weekend de mobilisation aura lieu entre les 25 et 26 mars, pour toute information voir ici.

 

 

Lire la suite et l'article

 



mardi 7 février 2023

Rapports de classe : LE RÉCIT HALLUCINANT D'UNE "DOMESTIQUE" INFILTRÉE CHEZ LES SUPER-RICHES

Source : https://www.youtube.com/watch?v=b4_iaqGhdD4


« Cet ouvrage montre que le principal ressort de la mise au travail des domestiques est ce que j’appelle l’exploitation dorée. Le terme désigne la logique de surenchère qui consiste à acheter, au prix fort, l’investissement au travail illimité des domestiques » écrit la jeune sociologue Alizée Delpierre dans la préface de son ouvrage paru à la Découverte « Servir les riches » avant d’expliquer : « Les mécanismes d’exploitation que les riches mettent en œuvre reposent sur une contradiction : alors qu’elles offrent des possibilités d’ascension sociale, parfois fulgurantes, aux domestiques, les grandes fortunes maintiennent coûte que coûte l’ordre social, ainsi que les hiérarchies de genre et de race qui structurent plus largement la société. Ce que les riches font au cœur de leur domicile est le reflet d’un système libéral et capitaliste contemporain qui assoit les inégalités sociales, raciales et sexuées sous couvert d’une réussite et d’une liberté individuelles illusoires. S’ils sont prêts à investir autant sur les plans financier, matériel et émotionnel dans la domesticité, c’est qu’elle est l’un des fondements de la reproduction d’un système où les riches sont presque toujours assurés de figurer parmi les grands « gagnants ». 

 Le cadre est posé. Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, Alizée Delpierre a vécu pendant cinq année dans le monde très fermé des domestiques et de leurs patrons, des aristocrates plus ou moins fortunés et des nouveaux riches cherchant à les imiter. 

« La première famille que j’ai servie est celle de Catherine, la fille de Geneviève, qui m’a appelée deux jours après l’entretien sur lequel s’est ouvert ce livre pour me confirmer mon embauche. J’ai travaillé pour elle à Paris pendant un an, avec cinq domestiques, quelques heures tous les soirs, après les sorties d’école des enfants. J’ai également suivi mes employeurs dans leur villa en Chine pour deux mois d’été où je travaillais à temps plein, avec six autres domestiques qui y résident, un peu comme une jeune fille au pair. Plus tard, j’ai travaillé pour une autre famille, celle de Margaret, Philippe et leurs quatre enfants, durant quatre mois, plusieurs heures par jour et pendant quelques week‐ends, avec deux domestiques. J’étais chargée des devoirs des enfants, d’une partie de leurs lessives, de les accompagner dans leurs sorties, et du dîner familial. » Ainsi domestique et sociologue, la jeune femme livre un témoignage inédit et décapant sur cet asservissement moderne qu’est la domesticité. Salaires à la louche, paiement au black, présence sur place H24, en contrepartie du service, les grandes fortunes entretiennent leurs domestiques par le prêt d’un logement et la prise en charge de divers frais. Les avantages en argent et en nature peuvent être considérables : 8 000 euros mensuels pour certains privilégiés, primes pour d’autres, sacs Chanel et chaussures Louboutin, montres de luxe, consultations médicales chez les plus grands spécialistes, frais de scolarité dans une école privée pour les enfants... Mais l’envers de la médaille peut être aussi traumatisant : excentricité du maitre ou de la maitresse allant jusqu’à faire porter une couche culotte à son personnel, charge mentale très lourde, menace permanente de licenciement, racisme avéré... Avec cet entretien long et passionnant, nous pénétrons un monde aux portes généralement fermées à double tour. Nous découvrons surtout d’une manière très concrète cette « violence des riches » révélée par Monique et Michel Pinçon Charlot. 

« Servir les riches », au-delà de la sociologie, est un livre politiques sur l’extrême richesse qui décrit aussi une souffrance, celle des pauvres. Celle de d’être dépossédé de son existence même pour que son maitre et patron puisse rentrer du bureau, de la salle de sport, du spa ou d’une cérémonie et se lover dans un sofa, plonger dans son bain chaud ou s’enrouler dans sa couette en jouissant de la quiétude d’une maison toujours propre, rangée, parfumée, d’un frigo plein et d’enfants profondément endormis. 

Ce zoom arrière et le regard distancié mais chaleureux d’Alizée Delpierre sont plus efficaces pour nous mettre en colère et nous dégouter de l’hyper libéralisme que n’importe quel discours de Jean Luc Mélenchon. 

Journaliste : Denis Robert

Docu Ni Dieu, ni maître - Livres 3 et 4

Ni Dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme - Livre 3 - Des fleurs et des pavés (1944-1969)

Source : https://video.ploud.fr/w/25pWjk6TJL1kUv49TddmbP

Ni Dieu ni maître une histoire de l'anarchisme - Livre 4 - Les réseaux de la colère (1965-2012)

Source : https://video.ploud.fr/w/q4ud4Un1efBepmaYxN4Tzf

 

Livres 1 et 2

 https://video.ploud.fr/w/8SoDoFDMNqZPCfdYnWw63Y


lundi 6 février 2023

D’une dissidence à l’autre. Lettre aux jeunes déserteurs et déserteuses

Source : https://www.terrestres.org/2023/01/23/dune-dissidence-a-lautre-lettre-aux-jeunes-deserteurs-et-deserteuses/

Jean-Paul Malrieu


 

Les appels à déserter la société dominante fleurissent un peu partout. Les diplômes d'ingénieur·es sont refusés, les fermes reprises, et les méga-bassines sabotées. Ces gestes prolongent la vague de subversion qui parcourut les sociétés avec Mai 68. Au-delà d'un simple écho, comment faire dialoguer ces deux moments séparés par un demi-siècle ? Voici un témoignage sur l’esprit de désertion, et ses limites, par un ancien membre du groupe Survivre et vivre.

[...]

Combiner expériences et combat politique

La crise écologique nous faisant entrer dans une forme de rétrécissement des moyens, la question des inégalités va s’imposer comme jamais : si les grandes masses de la population doivent accepter des sacrifices majeurs, elles ne tolèreront plus que les privilégiés continuent de s’enrichir, échappent à ces restrictions pour que les revenus de leurs capitaux leur permettent d’acheter des exemptions et de faire courir leurs jets et leurs yachts. On peut s’attendre à ce que la question écologique ravive les oppositions de classe, soulève à nouveau la question de l’appropriation privée, des limites à lui imposer. Donc renouvelle non seulement le problème démocratique, face aux tentations de gestion autoritaire des urgences, mais aussi la question des répartitions et des propriétés. Bref, les deux thèmes sur lesquels l’opposition gauche/droite s’est déployée depuis deux siècles. La crise écologique n’enterrera pas cet antagonisme, comme on le dit souvent, en invoquant le productivisme et le consumérisme du mouvement ouvrier, elle le déplacera et lui donnera un contenu nouveau.

Mais revenons aux démarches dissidentes. Il est certain que les expériences individuelles et collectives autonomes peuvent être précieuses, il peut s’y inventer d’autres nouages de la liberté et de la nécessité, elles peuvent démontrer la possibilité de modes de vie respectueux des équilibres écologiques. En sachant leurs limites. Rien ne serait plus naïf que d’imaginer des îlots de survie alternative sur fond d’effondrement. Vous aurez du mal, vous qui avez voulu vous donner les moyens d’une autarcie, à sauver vos lopins de permaculture si les villes ont faim. Puisqu’il faudra bien que ces expériences s’articulent, se coordonnent, et penser des choix politiques, en terme de conflits. Force sera d’affronter les groupes qui voudront persister dans leur déni et maintenir des activités et des structures insoutenables, affronter aussi ceux qui choisiront des solutions de régulations vraiment liberticides, combattre les ruses des classes privilégiées pour maintenir leurs niveaux de consommation obscènes. Le terme de « lutte de classes écologiques » proposé par Bruno Latour est sans doute paradoxal parce que le critère qui va nous séparer radicalement sur l’essentiel c’est notre sympathie, notre amour virtuel pour les générations à venir et que ce critère ne relève d’aucune condition objective. Néanmoins, ce concept de lutte de classes écologiques appelle à penser la crise écologique politiquement, pas seulement comme recherche de solutions individuelles ou de groupes survivalistes. 

C’est pourquoi nos initiatives ne doivent pas se définir comme en pur contraste avec l’environnement dans lequel elles sont nées, ni comme simples germes d’un monde alternatif, mais elles doivent s’insérer dans le tissu social existant pour le convaincre des choix à faire et de l’accessibilité de ces choix. Les dissidences d’aujourd’hui doivent être politiquement plus ambitieuses que celles d’hier au sens où elles doivent aussi s’adresser à (donc écouter) un environnement social rétif et sceptique, éviter l’entre-nous des sectes, fussent-elles sympathiques, se donner pour objectif de gagner la révolution écologique globale. Déserteurs, vos dissidences ne visent pas que votre salut mental, moral et matériel, elles doivent travailler le corps social qui vous entoure. Dans le contexte actuel vous éviterez sans doute le cancer de la radicalité, qui nous faisait attribuer nos échecs à nos tiédeurs, en nous rendant toujours plus minoritaires.

On trouve là une autre tentation périlleuse, celle de l’action directe radicale. On sent qu’il y a un gouffre entre l’urgence, l’ampleur de changements à opérer et la pratique concrète des décideurs et des acteurs (et par décideurs et acteurs j’entends les politiques, les maîtres du Capital, mais aussi nos voisins et nous-mêmes). On peut s’énerver de cette inertie des corps sociaux, ou de cette dissonance cognitive par laquelle on accepte de ne pas tirer les conclusions d’un diagnostic. On peut s’en sentir désespérés – qui parmi nous ne passe pas par de pareils moments ? On peut alors être tentés d’agir sans attendre, passer à l’acte, comme le firent, dans un autre contexte et portés par d’autres discours, certains courants du gauchisme d’après 1968 qui voulurent faire une révolution sans les masses. Aujourd’hui, sur la base d’une critique écologique plus rationnelle que les analyses de classes simplistes d’hier, on peut par exemple envisager le sabotage de dispositifs jugés nuisibles. Parce qu’on les sait nuisibles sur la base d’une analyse que la majorité ne partage pas, en tout cas pas encore. Je ne dis pas que ces sabotages sont à exclure, je dis que l’on doit réfléchir à ce qu’on en attend. Est-ce un effet matériel, un obstacle posé sur le trajet d’une machine néfaste, un moins de gaz à effets de serre, un frein, un renchérissement de sa mise en œuvre ? Ou une interpellation du public, une déclaration de rupture : voyez jusqu’où va notre détermination ? Explicitons nos motivations (difficile à faire depuis la clandestinité) et nos attentes. Dans les actes de révolte et d’objection, comme dans les efforts pour construire des modes de vie alternatifs, nos minorités doivent se penser comme immergées dans un corps social à transformer.

Enjeu majeur, moment historique décisif, comment faire émerger des formes d’existence collective durable et pacifique, plutôt qu’une régulation dictatoriale centralisée ou un effondrement convulsif ? Lorsque je réfléchissais, voici 50 ans, à une mutation qui ne prenne pas la forme conflictuelle de la Révolution, et par laquelle la dissidence finirait par devenir hégémonique (comme la bourgeoisie finit, voici plus de 2 siècles, par se débarrasser de la société féodale et de ses structures de rangs), je nous accordais du temps. Et voici que le temps nous est compté, que l’enjeu est à la fois plus global et plus impérieux. Ô mes amis, comme il va vous falloir être intelligents et humbles, décidés et tendres, humains et courageux pour tracer et parcourir ce chemin difficile.


jeudi 26 janvier 2023

Historiciser la conscience environnementale, avec Jean-Baptise Fressoz

 

https://www.youtube.com/watch?v=R6USRyBsJ40

Pour discuter de la manière dont s'articulent l'histoire des techniques, l'histoire des sciences et l'histoire environnementale, Jean-Baptiste Fressoz est cette semaine l'invité d'Entre-Temps. Avec Gil Bartholeyns, il revient sur son travail d'historicisation de la conscience environnementale, dans lequel il s'est engagé depuis la parution de son premier ouvrage, "L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique" (Seuil, 2012), jusqu'aux récentes "Révoltes du ciel" (avec Fabien Locher, Seuil, 2020).


 


vendredi 20 janvier 2023

Transition énergétique : un mythe pour le futur... qui n'a jamais existé dans le passé...

Source : https://www.youtube.com/watch?v=YbebLbnGyoU


 

Voilà encore plus clair que Jancovici... avec un regard plus historique et sociologique : il historicise ces expressions de "âge du charbon", "âge du pétrole"... "âge des renouvelables"...
et ce mot de "transition" comme étant des récits récents, falsifiants,
et instrumentalisés aussi bien par les industriels énergétiques successifs que par la droite et la gauche (pour des raisons partisanes-mythiques différentes).

il parle de symbiose énergétique : les énergies dépendent les unes des autres et s'empilent-s'emmêlent, les matières permettent d'avoir les énergies qui permettent d'avoir les matières (acier)...

  • ex : l'Angleterre qui "passe" au charbon dans ses industries, consomme plus de bois (pour les galeries des mines) qu'elle n'en brûlait précédemment (pour l'industrie) : 5 à 6 fois plus de surface forestière consommée en 1900 qu'en 1750.
  • ex : pendant la 1ère guerre mondiale, l'Angleterre a failli manquer de charbon parce qu'elle manquait de bois.
  • ex : idem pour le pétrole, dont l'exploitation dépendait directement du bois (tonneaux et derrick) et encore aujourd'hui puisqu'il faut des pipelines donc de l'acier, donc du charbon (il faut du charbon pour faire l'oxydo-réduction de l'acier), donc du bois (auj on fait du charbon avec du bois !).
  • ex : pour faire du bois (!!!) il faut des fossiles > les plantations intensives de bois d'eucalyptus avec engrais et pesticides à gogo (la productivité des plantations d'eucalyptus est de 80 m3 par ha/an (au brésil), contre 6 m3 par ha/an en moyenne pour l'ensemble des forêts françaises).
Donc il démonte l'idée "gentille" de la transition énergétique d'une énergie à l'autre et dit qu'historiquement... ça n'a jamais existé !

Et parle de descente/décroissance énergétique (subie) donc matérielle donc énergétique donc matérielle...

 

mercredi 28 décembre 2022

Un petit peu de vigilance face aux mouvances/pensées écofascistes

Source : https://www.terrestres.org/2022/11/18/enracinement-identitaire-ou-attachements-terrestres-conflits-autour-de-la-rehabitation-du-monde/

Non pas aller chercher une identité qui aurait « une seule racine » dans un même sol figé, mais des identités qui se déploient « les racines vers le haut » (Édouard Glissant). 

Extraits

Une catastrophe menace directement l’habitabilité de ce monde. Il devient difficile de résister aux chaleurs, aux pluies violentes, aux crises et aux conflits sociaux, parfois tout cela à la fois, surtout depuis de gigantesques espaces urbains bétonnés et nourris par des sols agricoles de moins en moins fiables. Pour peu que l’on prenne ces menaces au sérieux, alors l’évidence serait peut-être celle-là : il nous faut parvenir à transformer radicalement nos manières d’habiter. Réhabiter autrement que selon les règles de l’accumulation de la valeur capitaliste, réhabiter en cultivant des réponses aux catastrophes qui nous précèdent et à celles qui viennent, réhabiter en reprenant en main petit à petit nos moyens de subsistance. Dès lors, pour l’écologie politique, l’enjeu serait de multiplier ceux et celles qui, attaché-e-s à leur territoire, sont prêt-e-s à le défendre, à entretenir son habitabilité voire à la recréer.

La question des formes d’attachements au territoire est en même temps l’un des terrains conflictuels clés pour l’écologie politique. Sur le plan des idées, nous héritons en Europe et en France d’une histoire politique trouble sur la question de l’attachement à la terre dont toute une partie est réactionnaire, nationaliste et identitaire. En effet, l’idée d’une Nature originelle, le Local ou l’Enracinement sont désormais des thèmes centraux du référentiel idéologique de la droite réactionnaire. Les tendances écofascistes contemporaines proposent une « écologie enracinée » ou prônent une défense patriotique de l’environnement, tout en agitant sans cesse la chimère de l’immigration coupable de la catastrophe. Comment faire face à cette appropriation de l’écologie par l’extrême-droite, depuis un point de vue Terrestre ? Et faut-il, à l’inverse, se réapproprier les questions que l’extrême-droite a faites siennes, telles que l’identité ou l’appartenance, pour amorcer les basculements terrestres dont nous avons besoin ?

[...] 

Aussi, même à l’intérieur de nos frontières, nos identités et nos récits ne peuvent pas se contenter d’être ceux de l’État Français et de ses régimes successifs, pas plus que ce ne peut être le récit du progrès linéaire vers une société libérée de ses contraintes naturelles. Car il n’y a pas réellement d’Histoire de France, pas plus qu’il n’y a d’Histoire humaine unique du point de vue « habitant ».

Aujourd’hui, rares sont les discours à propos de ce dont nous venons qui ne versent dans un mélange douteux entre fantasme de la ruralité et posture passéiste voire réactionnaire. Nous avons pourtant besoin de discours qui nous relient, qui nous attachent à des territoires, et qui nous replace dans l’héritage vivant de ces multiples identités que l’État a homogénéisées, si l’on veut rompre avec cette “culture du déracinement”. Non pas aller chercher une identité qui aurait « une seule racine » dans un même sol figé, mais des identités qui se déploient « les racines vers le haut » (Édouard Glissant). C’est-à-dire des identités vivantes et créatrices de mondes multiples que les perspectives décoloniales ont solidement théorisé depuis. Ces perspectives n’ont pas fini d’inspirer ce chantier théorique et pratique que l’on se propose de mener. Plutôt qu’un enracinement, ce que l’on peut envisager, c’est de faire monde en cherchant des formes d’organisation communautaire intéressantes, en veillant à ce que des coutumes vivantes telles que les danses traditionnelles ne deviennent pas du folklore, en se réappropriant des savoirs situés (naturalistes, artisanaux, de soin), en favorisant la créativité et la recherche d’intensités dans la vie sociale car c’est finalement tout cela qui permet de faire multitude.

Les espaces du déracinement sont le produit d’un processus historique et économique visant à optimiser la circulation et la production de valeur. Malgré tout, il persiste dans ces lieux désolés une vie collective ritualisée, des histoires, des résistances, des pratiques de subsistance et elles font émerger des sujets de lutte. Ces histoires sont autant de ressources à mobiliser aujourd’hui dans la lutte contre l’écofascisme, aux côtés de tout un ensemble d’autres fronts de lutte à mener, sur le terrain idéologique29 comme pratique30. Peut-être alors avancera-t-on vraiment dans notre rupture avec la colonialité qui imprègne notre compréhension de l’appartenance à un quelque part. On saura peut-être davantage voir la multiplicité des figures et visages à même de composer des révolutions écologiques et terrestres au cœur de notre présent.

vendredi 16 décembre 2022

Réhabiter la raison

Source : https://decroissances.ouvaton.org/2022/11/09/rehabiter-la-raison/

Un peu la suite du précédent article... toute ressemblance avec des situations connues...


Sommaire

    a) La raison comme milieu
    b) Le rationalisme tronqué des temps modernes et sa critique tout aussi tronquée
    c) Pour une extension du domaine de la raison
    d) La discussion comme milieu commun

 

A propos de la raison, ne pourrait-on pas détourner la notion de « réhabitation » (1) au sens d’une réhabilitation de la raison ?

Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation.

Une réhabitation de la raison reviendrait donc à reconsidérer la raison a) comme un « lieu », b) endommagé par son exploitation précédente. Apprendre à vivre in situ suppose enfin que la raison c) non seulement est un « lieu commun », d) mais aussi que ce lieu commun est le lieu où le commun a lieu.

Traiter la raison comme un lieu peut sembler incongru. Mais l’idée ici est de proposer une extension conceptuelle de la notion de « lieu », afin de ne pas réduire le lieu à n’être qu’un territoire. Au sens le plus large, un « lieu » est ce qui permet d’avoir lieu, c’est une condition de possibilité, de facilitation… Alors bien sûr un lieu peut être un territoire ; mais aussi un temps, une époque, un rythme ; mais aussi une « institution » (une association, une collectivité, une entreprise…) ; et pourquoi pas aussi une « attitude », une conduite, un comportement…

Traditionnellement, la raison est une « faculté » (de connaissance), c’est-à-dire une disposition pour rendre possible, pour faciliter. La raison, c’est la faculté de raisonner, de produire des raisonnements → ce qui donne lieu à des raisonnements.

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Conversation pour le décroissant en « militant-chercheur »

Source : blog Michel Lepesant

Bim ! Magistral ! Sa pensée résonne tellement pour moi !!!
C'est un prof de philo qui parle ! Un prof de philo qui assume que tout est politique ! Et qu'il faut donc penser sa pensée !

Contre l'impolitisme !

Conversation pour le décroissant en « militant-chercheur »

Plusieurs points éclairants je trouve :

  • militance politique / militance alternative / militance agenda / militance mirador / militance chercheuse...
  • une posture intellectuelle qui démêle bien "idéo-logie" (=passion absolue pour une idée) et pensée contextualisée (=pertinence ici et maintenant),
    sans relativisme, c'est à dire en assumant que même relativement à une situation j'ai des indignations et des rêves, donc des préférences politiques,
    donc la capacité de dessiner des propositions concrètes, pour aujourd'hui.
  • critique égale du verticalisme descendant de la recherche classique et de l’impératif d’horizontalisme de l’activisme alternatif
  • distinction entre rejet, projet, trajet
  • distinction entre le nécessaire et le suffisant.
  • distinction entre petites éthiques et Grande éthique
  • critique de la tyrannie apolitique du 1+1+1+1 qu'elle soit libérale (la main invisible du marché) ou colibriste (la positivité invisible de l'alternative)
    par rapport à la politisation intermédiaire de tout
  • définition de la vie sociale à la fois comme condition – la vie sociale précède la vie engagée – et comme objectif – pour la conserver, la protéger et l’entretenir.
  • définition de la décroissance comme trajet, intermédiaire qui part du monde rejeté pour s’élancer vers un monde projeté,
    donc comme stratégie de désaturation, de désaccélération,
    donc comme recherche de la résonance, cette posture intermédiaire entre le monde-ce qu'il me fait-ce que j'y fais, le monde-ce qu'il me fait-ce que j'y fais, le monde-ce qu'il me fait-ce que j'y fais, le monde-ce qu'il me fait-ce que j'y fais, le monde-ce qu'il me fait-ce que j'y fais...
  • définition de l'espace de la politique : cet "intermédiaire ralenti" dans lequel nous pouvons nous rencontrer et discuter, donc exister en altérités ET en choix = faire de la politique.
  • distinction impartialité / neutralité
  • distinction entre voir les éléments [depuis un extérieur (qui n'existe pas)], sentir les relations [depuis l'intérieur (résonnant)]
  • précision ontologique : "ce qui est originaire, ce n’est pas l’unité, c’est la relation."
  • légitimation du "labo" = "réhabiliter le travail conceptuel à partir des pratiques activistes"
  • redéfinition de la dialectique en mode "intégral" (rien que ça !) : "La synthèse n’est pas l’addition de la thèse et de l’antithèse mais la position de ce qui était communément nié tant dans la thèse que dans l’antithèse."
  • éclairage de la caricature binaire du débat COVID
  • "il y a là une création philosophique qui permet de réconcilier deux approches de la philosophie : comme production de concepts (Gilles Deleuze) et comme manière de vivre (Pierre Hadot). Le militant-chercheur est celui qui va élaborer non pas des opinions mais des concepts, des distinctions de concepts, des analogies, des images et des métaphores, des visions."
    militance chercheuse =
    - "premièrement une attention critique portée à une espèce d’apprentissage par essais et erreurs, à tirer les leçons des échecs, aux controverses, à la contrefactualité,
    - "deuxièmement, les problèmes une fois repérés, il faut assumer tout un travail de production de concepts, forgés à partir des frottements."
    - "troisièmement, après avoir repéré, défini, le militant-chercheur a un devoir de transmission, d’échanges, de partages : c’est le moment de la discussion. Ça va être le test imparable pour voir jusqu’où la discussion va pouvoir remonter jusqu’aux causes. C’est là que les partisans de la Petite politique se démasqueront car ils appelleront très vite à cesser tout blabla pour passer au mieux à une simple politique des effets, celle dont la valeur majeur est l’efficacité."


samedi 24 septembre 2022

Des savoirs indigènes pour inventer de nouveaux mondes

 

 Source : https://reporterre.net/Des-savoirs-indigenes-pour-inventer-de-nouveaux-mondes


 

Face à l’idéologie du développement captant les ressources de la planète, d’autres mondes sont possibles. Dans « Plurivers », une centaine d’alternatives sont mises en avant. Ne reste qu’à les relier.

« Le monde que nous voulons est fait de beaucoup de mondes. » Cette phrase n’est pas l’accroche d’un nouveau film de science-fiction, mais provient de la quatrième déclaration de la forêt lacandone, énoncée par l’Armée zapatiste de libération nationale en 1996. Elle définit un concept à mille lieues du développement industriel et technologique auquel s’opposaient — et s’opposent encore — les combattants au Chiapas : le « plurivers ». Aussi appelé « multivers », ce sujet donne son titre au volumineux Dictionnaire du post-développement, dont la traduction en français vient d’être publiée aux éditions Wildproject. Une centaine de contributions venues de toute la planète y écrivent, en substance, que d’autres mondes — et non un seul — sont possibles et souhaitables face à la monotonie du « développement ».

Ce dernier concept avait été précédemment battu en brèche en 1992, au sortir de la Guerre froide, dans un Development Dictionary : A Guide to Knowledge as Power. Idéologie activement promue par les puissances occidentales — États-Unis en tête — dans la seconde moitié du XXe siècle, celle-ci aurait dû s’effacer, selon le précédent dictionnaire, avec la disparition de l’ancien bloc soviétique, contre lequel elle servait de rempart dans les pays du Sud global. Qu’en est-il trente ans plus tard ? Certes, l’idéologie du développement a pris du plomb dans l’aile ; même les Nations unies, ferventes promotrices pendant des décennies, ne peuvent plus le vanter en l’état et doivent l’accoler à d’autres concepts, ainsi le fameux « développement durable » à la conférence de Rio en 1992.

Cependant, sous une forme ou une autre, le développement et son lot de pillages, de violences et de catastrophes écologiques se poursuivent dans nombre de pays des Sud, comme le rappelle la première partie du Dictionnaire du post-développement. Deux entrées soulignent ainsi comment le mythe du développement, favorisant l’implantation d’entreprises et de capitaux étrangers, perpétue la violence coloniale et dépossède les peuples de leurs terres en Afrique et en Océanie. L’entrée « Aidland », quant à elle, conteste l’ingérence, voire la mainmise, des grandes ONG internationales — soit des entreprises privées, le plus souvent européennes ou nord-américaines — dans les pays du Sud global.

Des femmes zapatistes de l’Armée zapatiste de libération nationale, en 2007. Flickr/CC BY-NC-ND 2.0/Shannon

En somme, qu’il se targue d’être durable ou non, le développement sert surtout à prolonger « l’oligarchie impériale », c’est-à-dire la captation des ressources de la planète — et en particulier dans les Sud — par les populations privilégiées des pays du Nord. Le « néo-extractivisme » national revendiqué par certains États en Afrique ou en Amérique du Sud (Bolivie, Équateur ou Venezuela) ne change rien à l’affaire, puisque, publiques ou privées, les entreprises minières ou pétrolières entérinent la dépendance des pays du Sud global, riches en ressources, aux exportations de matières premières vers ceux du Nord.

Des modes de pensée et de vie inconnus

Heureusement, après ces sombres constats introductifs, le Dictionnaire du post-développement met en lumière une centaine d’alternatives à ce modèle destructeur, cartographiant ce faisant l’ensemble des mondes possibles, sinon déjà là. Comme tout dictionnaire, Plurivers tend à partir dans toutes les directions et c’est là précisément son but ; on peut cependant tirer plusieurs enseignements de ses nombreuses entrées.

Tout d’abord, la nécessité, dans tout combat écologiste, de décentrer le regard et d’écouter les voix des Sud. On comprend, à la lecture des très nombreux auteurs africains, asiatiques, latino-américains et océaniens qui écrivent depuis leurs terrains respectifs, à quel point les pays du Sud global sont en première ligne de la catastrophe écologique. Les concepts locaux que ces peuples mobilisent pour résister aux machines à la solde du Nord doivent donc inspirer — tout en les adaptant aux spécificités du terrain — les luttes ailleurs sur la planète.

Plurivers a donc pour premier mérite de faire connaître tout un ensemble de modes de pensée et de vie inconnus sous nos climats, à l’exemple de l’agaciro rwandais, de la cosmovision kawsak sacha en Amazonie et des ibadites en Oman. En retour, Plurivers ne manque pas de souligner qu’il faut agir également au Nord, qu’il s’agirait de « dé-développer », c’est-à-dire d’y « abolir le mode de vie impérial » si prédateur sur le restant du globe.

« Les savoirs indigènes donnent à voir en pratique des modes de production durables »

Pour ce faire, il faut s’appuyer sur les savoirs et pratiques autochtones, dévalorisés par les tenants du développementalisme. Ces connaissances permettent en effet d’envisager autrement les manières de produire et consommer, sans dégrader la nature et les autres Terrestres. Ainsi, en prônant une expérience sensible du monde plutôt que de s’en remettre exclusivement au jugement cartésien, le sentipensar andin et le kametsa asaike des Ashaninka du Pérou « réimaginent le monde à partir de réalités qui n’ont pas entièrement été colonisées par les catégories modernes » et défendent « un espace d’affirmation de l’être qui rétablit le lien primaire avec la terre et les territoires ».

Outre leurs apports cognitifs, les savoirs indigènes donnent à voir en pratique des modes de production durables, à l’instar des agdals marocains, des espaces pastoraux collectifs qui s’efforcent de maintenir la ressource en en limitant l’exploitation, ou encore de l’écocalendrier fondé sur l’horloge biologique des poissons volants migrateurs utilisé par les Taos, un peuple au large de Taïwan, exemple concret d’une pêche durable depuis des millénaires.

Une jeune Ashaninka près de la rivière Ene, au Pérou, en avril 2012. Flickr/CC BY-NC-SA 2.0/International Rivers

Plus largement, ces autres mondes nous permettent de repenser notre échelle des valeurs. Alors que le développement fait de l’accumulation de biens matériels la valeur cardinale à partir de laquelle classer l’ensemble des sociétés humaines, d’autres philosophies mettent au contraire l’accent sur le bonheur — le Bonheur national brut au Bhoutan —, la frugalité et la non-violence — comme les jaïns en Inde — ou encore la convivialité entre toutes les espèces — l’ubuntu en Afrique australe. Par conséquent, on note une place importante accordée aux religions et spiritualités.

Et pour cause : comme l’écrit le rabbin Michael Lerner dans l’entrée « Tikkoun olam judaïque », « les traditions spirituelles peuvent favoriser la compréhension intérieure du fait qu’il y a assez, que nous sommes assez, ainsi que le courage d’arrêter de chercher toujours plus ». Autrement dit, la recherche de la paix et de l’harmonie, pratiquée collectivement par toute une société — comme c’était le cas lors des années sabbatiques de l’Ancien Testament, durant lesquelles la société juive antique interrompait toute production matérielle rappelle Lerner — interrompt mécaniquement la quête effrénée de la croissance et, in fine, de la destruction de l’environnement.

Diversifier les approches locales

Mais, aussi enrichissantes soient ces alternatives, une question cruciale se pose au terme de l’ouvrage : comment faire advenir tous ces mondes alors que le monde du développement est loin d’être mourant ? De fait, les considérations tactiques sont les grandes oubliées de Plurivers. On peut néanmoins en esquisser quelques-unes.

Tout d’abord, la mise en œuvre de solutions locales, en marge du capitalisme. C’est typiquement le cas des coopératives de producteurs et de consommateurs, à l’exemple du mouvement Nayakrishi Andolon au Bangladesh, qui s’efforce de maintenir la souveraineté alimentaire des paysans via une banque de semences locales traditionnelles. Ce peut être aussi l’intégration de coutumes indigènes aux textes réglementaires, en prenant par exemple appui sur le minobimaatisiiwin, soit l’ensemble des lois et obligations envers le vivant que les peuples anichinabés et crie, en Amérique du Nord, ont volontairement contractées. Dans le Nord, les exemples sont plus connus : écovillages, monnaies locales, permaculture, etc. Mais ces solutions se heurtent toutes aux mêmes limites : quand bien même elles parviennent à maintenir un espace en dehors du capitalisme, elles échouent à enrayer sa progression ailleurs.

À l’inverse, la conquête du pouvoir par la voie révolutionnaire paraît complètement morte et enterrée, comme en atteste l’entrée « Révolution » du présent dictionnaire. Constatant l’échec des révolutions du XXe siècle — en URSS, en Chine ou à Cuba — à proposer des alternatives au développement, quand ces nouveaux régimes n’imposaient pas d’eux-mêmes un productivisme d’État, l’article conclut que, désormais, « l’acte révolutionnaire consiste à créer les conditions de possibilité de nouvelles ouvertures ontologiques ». La postface abondera dans le même sens, en actant l’abandon du vocabulaire marxiste classique au profit d’autres sources d’émancipation que celle proposée par la modernité.

Des membres de l’Armée zapatiste de libération nationale, en 1996. Wikimedia Commons/CC BY 2.0/Julian Stallabrass

Pour autant, c’est bien par la voie révolutionnaire — certes non-marxiste — que les zapatistes au Mexique et les Kurdes au Rojava sont parvenus à construire les sociétés les plus avancées aujourd’hui en matière de post-développement et à prouver que la ligne de front des conflits écologistes contemporains se situe clairement dans les pays du Sud — là où l’on peut encore arrêter l’expansion impérialiste du Nord.

Quelles tactiques adopter dans ce cas ? Sans doute, comme l’ont préconisé les zapatistes eux-mêmes, en diversifiant les approches. Une révolution qui n’aurait pas, en amont, construit ce que l’historien Jérôme Baschet, spécialiste de l’insurrection au Chiapas, nomme des « espaces libérés » — soit l’ensemble des initiatives évoquées plus haut — dans son essai Basculements, est une révolution condamnée à conquérir et rejouer le pouvoir de l’État. À l’inverse, une révolution qui, en aval, n’envisage pas de confrontation directe avec les pouvoirs en place, est une révolution condamnée à l’impuissance et à son écrasement par des forces réactionnaires.

En définitive, pour relier et donc renforcer chacun de ses mondes alternatifs, il faut les mettre en réseau. Non pas à la manière d’un impersonnel réseau numérique, mais, comme y invite l’anthropologue Barbara Glowczewski dans son ouvrage Réveiller les esprits de la terre, à travers un véritable « compagnonnage des peuples en lutte », seule manière de faire circuler savoirs et pratiques et de les incarner concrètement à de nouveaux territoires — et ainsi de créer de nouveaux mondes au sein du nôtre.