jeudi 19 février 2009

Thomas Piketty : il faut taxer fortement les hauts revenus


Source : Alternatives économiques

"Entretien avec Thomas Piketty : directeur d'études à l'EHESS, professeur à l'Ecole d'économie de Paris


Les rémunérations observées en haut de la distribution des revenus ont effectivement atteint un niveau extravagant. C'est un gros problème, pour l'économie, pour la démocratie, et je pense malheureusement qu'on n'est pas près d'en venir à bout.

J'en suis venu à penser que la seule solution serait de revenir à des taux marginaux d'imposition [...] de 80%, voire 90%, sur les rémunérations annuelles de plusieurs millions d'euros me semble inévitable, incontournable.
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Rappelons ici ce que fut la réaction publique après 1929, suite à l'accession de Franklin D. Roosevelt à la présidence des Etats-Unis. Quand Roosevelt est élu à la Maison Blanche, en 1932, le taux marginal est de 25%; les années 20 ont vu également une explosion des hautes rémunérations. En trois étapes, Roosevelt fait passer le taux marginal à 63% en 1932, 79% en 1936, puis 91% à partir de 1941, un niveau qui sera maintenu jusqu'en 1965, où il est ramené à 77%. Et, quand Ronald Reagan est élu président, en 1980, le taux marginal d'imposition est encore de 70%. C'est ainsi qu'entre 1932 et 1980, le taux marginal d'imposition applicable aux plus hauts revenus a été supérieur à 80%, en moyenne. Pendant un demi-siècle. Et cela ne se passe pas en Union soviétique, mais aux Etats-Unis d'Amérique!
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Revenons à votre question. Observons tout d'abord que la justification des très hautes rémunérations par l'efficacité économique vient d'en prendre un sérieux coup, dès lors que ces rémunérations sont un des moteurs à l'origine de la crise présente. L'asymétrie totale des modes de rémunération des managers et des traders du point de vue de la prise de risque a été un puissant pousse au crime. Le système est tel que quand vous vous engagez dans des opérations à haut risque et que ça marche, vous gagnez des millions, voire des dizaines de millions d'euros. Et quand ça ne marche pas, non seulement vous ne perdez rien, mais c'est l'entreprise qui paye, à travers la masse de ses salariés, ou pire, ce sont les contribuables qui sont mis à contribution. Pas besoin d'aller plus loin pour comprendre l'origine des comportements insensés observés dans la finance ces dernières années.
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De même, les études montrent une forte élasticité des rémunérations des dirigeants en fonction du degré de dispersion de l'actionnariat des entreprises: les managers les moins contrôlés parviennent plus facilement à se servir dans la caisse. Au final, toutes les études disponibles mettent sérieusement en cause l'idée que ces hautes rémunérations seraient un facteur de meilleures performances.
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En revanche, pour les quelques centaines de cadres dirigeants des grands groupes, dont les fonctions ne peuvent être dupliquées, les lois du marché ne nous permettent pas d'évaluer la contribution de chacun aux résultats de l'entreprise. Elles ne nous disent rien sur le bon niveau de rémunération au-delà d'un certain seuil. Et si on les laisse faire, les dirigeants se nourrissent de cette incertitude fondamentale pour se servir dans la caisse.
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Tout cela aboutit à une situation totalement insupportable du point de vue de la justice sociale. Comment pouvez-vous oser expliquer aux gens qu'il faut introduire des franchises médicales afin de faire des économies de quelques euros sur les remboursements de Sécurité sociale et, dans le même temps, dire qu'il faut absolument laisser la moitié de leurs revenus aux personnes qui gagnent des dizaines de millions d'euros? C'est évidemment totalement impossible à comprendre, et même si cela ne concerne qu'un nombre relativement réduit de personnes, c'est clairement une menace pour le fonctionnement de la démocratie.

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