dimanche 1 mai 2011

Le pouvoir, c'est la nudité du roi... dont le peuple n'ose affirmer qu'il n'a pas (ou plus) l'étoffe d'un chef d'État.


Un intéressant article,  sur cette histoire de "convention" du pouvoir et sur la description de la société comme un équilibre dynamique.

Pour la science – Avril 2011 – n°402
Le pouvoir, c'est la nudité du roi... dont le peuple n'ose affirmer qu'il n'a pas (ou plus) l'étoffe d'un chef d'État.
Ivar EKELAND (professeur d’économie)

À l'heure où j'écris, Ben Ali et Moubarak ont perdu le pouvoir, et celui de Kadhafi ne tient qu'à un fil. Mais qu'est-ce que le pouvoir ? Est-ce vraiment un objet que l'on puisse perdre, comme une paire de clefs qui glisse de votre poche quand vous vous levez, ou une épée qui se détache du plafond au moment où l'on ne regarde pas ?
On sait par exemple que le pouvoir du roi de Syldavie est matérialisé par un sceptre d'or, dit hérité de son ancêtre Ottokar, qu'il doit présenter au peuple tous les ans lors de la fête nationale. Le vol du sceptre, perpétré en plein jour par d'audacieux conspirateurs, aurait entraîné ipso facto la chute de la monarchie et la prise du pouvoir par les mécréants si Tintin n'était pas parvenu à le récupérer in extremis. Mais hors des aventures de Tintin, les bijoux de la Couronne n'ont jamais une telle importance, et la Marque Jaune, par exemple, peut dévaliser la Tour de Londres sans que la monarchie britannique ne vacille sur ses fondements.

Je trouve beaucoup plus éclairant le conte d’Andersen sur les habits de l’empereur. Celui-ci est nu, mais on a annoncé à son de trompe qu’il était vêtu d’habits magnifiques, ouverts à l’admiration de tous les bons patriotes et honnêtes gens, mais invisibles aux traîtres et à tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher. Chacun donc, soucieux de ne pas se singulariser, se joint au concert de louanges sur la beauté de ces vêtements, et l’empereur lui-même, convaincu par l’admiration générale, se croît propriétaire du plus bel habit du monde.

C’est un bel exemple de ce que les économistes appellent un équilibre. L’habit n’existe pas en tant qu’objet matériel, c’est une pure convention, un contrat moral entre plusieurs personnes. Chacun le respecte, car le dénoncer, c’est se dénoncer soi-même comme traître et mauvais citoyen : on peut le pardonner à un enfant, qui ne sait pas ce qu’il dit, mais un adulte s’exposerait à l’opprobre public et aux enquêtes de moralité, sinon pis. La situation ainsi créée est donc stable : le nouvel habit de l’empereur n’est pas seulement magnifique, il est facile d’entretien, inusable, intachable, indéchirable, imperdable. Elle durera tant que les déviants ne s’avoueront pas mutuellement leurs opinions, et ne se regrouperont pas pour proclamer ensemble que l’empereur est nu. S’ils sont suffisamment nombreux, ils en entraineront d’autres, et la société basculera vers un nouvel équilibre.

Lequel ? Question délicate, car si les équilibres sont stables, ils sont aussi arbitraires.

Si l’on dit à Untel d’aller se rhabiller, sur qui se portera l’admiration aveugle des foules ? La théorie est muette sur ce point. Elle dit quand il existe un équilibre et quand il en existe plusieurs, mais elle ne dit pas comment l’on en choisit un, ou comment on passe de l’un à l’autre. Sur ce chapitre, elle n’enseigne que quelques évidences. Le point essentiel est que la multiplicité est un facteur d’instabilité : plus il y a d’équilibres possibles, plus il sera difficile d’en choisir un. Pour lever cette indétermination, pour se coordonner sur l’un d’eux, les acteurs feront en général intervenir des facteurs mineurs, qui au premier abord sembleraient étrangers au problème. Dans l’euphorie de la victoire, on couronnera Untel plutôt que Telautre, non parce qu’il a plus de qualités pour faire un empereur, mais parce qu’un de ses partisans a été le premier à crier « Vive Untel !  Vive l’empereur ».

Le pouvoir, c’est l’illusion du pouvoir. Les gens obéissent parce qu’ils croient que les autres vont obéir. Tous ces manifestants qui ont occupé les places publiques pendant des semaines, au péril de leur vie, n’ont pas attendu 40 ans pour se faire une opinion sur leurs dirigeants. Mais il a fallu 40 ans pour qu’ils sachent que les autres pensaient comme eux, et qu’ils étaient prêts à descendre dans la rue pour le dire. On sait en physique que les changements d’états sont difficilement calculables.

Ces prises de conscience n’auraient peut être pas été possibles sans les nouveaux moyens de communication, car les médias traditionnels sont sous le contrôle des pouvoirs économiques et politiques. L’équilibre ancien est détruit. Quel sera le nouveau ? Il est trop tôt pour le dire mais on peut saluer l’émergence d’une nouvelle forme de démocratie.

© Jean-Michel Thiriet

Aucun commentaire: