dimanche 22 avril 2012

Le philosophe Giorgio Agamben : "La pensée, c'est le courage du désespoir"

Source : Télérama


Le capitalisme ? Une religion. L'homme ? Un animal désoeuvré. La loi ? Trop présente. Le philosophe italien analyse avec sagacité notre société et ses dérives "biopolitiques".
Extraits
  • Les démocraties vivent dans l'inquiétude ; comment expliquer sinon qu'elles aient une législation sur la sécurité deux fois pire que celle du fascisme italien ?
  • Mais aujourd'hui, la crise n'est plus provisoire : c'est la marche même du capitalisme, son moteur interne. Elle est toujours en cours, car, pareille en cela aux autres dispositifs d'exception, elle permet au pouvoir d'imposer des mesures qu'il ne serait pas possible de faire accepter en temps normal. La crise, même si cela peut faire sourire, correspond parfaitement à ce qu'on appelait autrefois en Union soviétique la « révolution permanente ».
  • Nous n'arriverons jamais à saisir ce qui se passe aujourd'hui sans comprendre que le capitalisme est en réalité une religion. Et, comme le disait Walter Benjamin, il s'agit de la plus féroce des religions car elle ne connaît pas d'expiation... Prenez le mot « foi », d'habitude réservé à la sphère religieuse. Le terme grec qui lui correspond dans les Evangiles, c'est pistis.= "crédit"
  •  Or il y a bien dans notre société une sphère qui tourne entièrement autour du crédit. Cette sphère est l'argent et la banque est son temple.
  • En gouvernant le crédit, la Banque, qui a pris la place de l'Eglise et des prêtres, manipule la foi et la confiance des hommes. 
  • L'exemple type de cette méthode serait le devenir homme de l'animal (l'anthropogenèse), c'est-à-dire un événement que l'on suppose avoir eu lieu nécessairement, mais qui n'est pas arrêté une fois pour toutes : l'homme est toujours en train de devenir humain, donc aussi de rester inhumain, animal. La philosophie n'est pas une discipline académique, c'est une façon de se mesurer à cet événement qui ne cesse de se produire et qui va décider de l'humanité et de l'inhumanité de l'homme, questions tout à fait vitales, il me semble.
  •  Dans le monde ancien, l'être est là, c'est une présence. Avec la liturgie chrétienne, l'homme est ce qu'il doit et doit ce qu'il est. Aujourd'hui, nous n'avons pas d'autre représentation de la réalité que cette opérativité, cette efficacité. On ne conçoit plus un être sans effet. N'est réel que ce qui est effectif, donc efficace et gouvernable. La tâche de la philosophie à venir est de penser une politique et une éthique libérées des concepts de devoir et d'efficacité.
  • L'insistance sur le travail, la production est néfaste. La gauche s'est fourvoyée quand elle a assumé ces catégories, qui sont au centre du capitalisme. Mais il faut préciser que le désoeuvrement, tel que je le conçois, n'est ni de l'inertie ni de la fainéantise. Il faut dés-oeuvrer au sens actif du terme - le mot français me semble très beau. C'est une activité qui consiste à rendre inopérantes toutes les oeuvres sociales de l'économie, du droit, de la religion pour les ouvrir à d'autres usages possibles. Car c'est cela le propre de l'homme : écrire un poème en dépassant la fonction communicative du langage ; parler ou donner un baiser en détournant de sa fonction la bouche, qui sert d'abord à manger. Dans Ethique à Nicomaque, Aristote se demande s'il y a une oeuvre propre à l'homme. L'oeuvre du joueur de flûte, c'est jouer de la flûte, l'oeuvre du cordonnier, c'est faire des chaussures, mais y a-t-il une oeuvre de l'homme en tant que tel ? Il fait alors l'hypothèse selon laquelle l'homme serait peut-être né sans oeuvre, mais l'abandonne aussitôt. Pourtant, cette hypothèse nous conduit au coeur de l'humain. L'homme est l'animal désoeuvré ; il n'a aucune tâche biologique assignée, aucune fonction clairement prescrite. C'est un être de puissance qui peut sa propre impuissance. L'homme peut tout mais ne doit rien.
  • Le pouvoir a laissé tomber les concepts politiques au profit des concepts juridiques. Le juridique ne cesse de proliférer : on fait des lois sur tout, dans des domaines autrefois inconcevables. Cette prolifération est dangereuse ; dans nos sociétés démocratiques, il n'y a plus rien qui ne soit normé. J'ai découvert une chose très belle chez les juristes arabes. Ils représentent le droit par une sorte d'arbre avec, à un extrême, ce qui est interdit et, à l'autre, ce qui est obligatoire. Pour eux, la tâche du juriste se situe entre ces deux pôles, c'est-à-dire concerne tout ce qu'on peut faire sans que cela soit juridiquement sanctionné. Cette zone de liberté ne cesse de se rétrécir, alors qu'elle devrait s'élargir.

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