(Re-)faire société : pour un espace
écologique des revenus
Le concept d’« espace écologique » nous semble
d’une grande fécondité tant théorique que politique et nous faisons l’hypothèse
qu’il trouve naturellement à se transposer à un « espace des revenus »,
défini par un plancher et un plafond, encadré donc par un revenu inconditionnel
(RI) et un revenu maximum acceptable (RMA).
Il ne faut pas (se) cacher que, dans la littérature sur le
revenu inconditionnel, une telle articulation entre RI et RMA semble plus
arbitraire que naturelle. Seuls Baptiste Mylondo et Paul Ariès soulignent que
l’instauration d’un RI, financé principalement par les contribuables les plus
aisés entraînerait mathématiquement une réduction des écarts de revenus et
favoriserait l’égalité des chances en réduisant les inégalités de départ[1].
Pire, RI et RMA peuvent même sembler incompatibles. Dans la
version « libérale » du RI, une fois garanti un minimum de
ressources, rien ne semble pouvoir justifier un plafonnement des revenus. Et
symétriquement, dans la version « travailliste » d’un salaire
maximum, n’est jamais automatiquement défendue la possibilité d’un revenu
déconnecté du travail.
Seuls donc les décroissants semblent aujourd’hui favorables à
cette double revendication ; c’est alors d’abord à eux de répondre à la
critique la plus forte adressée à un tel « espace écologique des
revenus » : au nom de quoi, une fois un plancher des revenus garanti
inconditionnellement (par un maximin), serait-il juste de plafonner les
revenus (par un minimax) ?
Pour un revenu inconditionnel
Dotation, rente, allocation, dividende, revenu, salaire…
Suivi des plus divers qualificatifs : universel, basique, garanti, social,
territorial, suffisant, citoyen, inconditionnel… Et comme si ce n’était pas
assez, s’y rajoute souvent un complément : existence, vie, citoyenneté,
autonomie. Pourquoi choisir
« revenu inconditionnel » ? Commençons par éliminer le
complément, façon de signifier que chacun restera libre d’utiliser son revenu
inconditionnel comme bon lui semblera. Pour le qualificatif, insistons sur la
double inconditionnalité : de la naissance à la mort, sans aucune
contrepartie. Reste la substance même de cette « belle
revendication » : un « revenu » est ce qui revient. Le RI
signifie donc que, dans une communauté politique, ce que chaque membre apporte,
quelle qu’elle soit la forme de son « utilité sociale », doit lui « revenir inconditionnellement ».
Pourquoi un tel RI est-il souhaitable ? 1/ Parce qu’il
rompt avec la centralité du travail, poumon d’une société de croissance. Le RI
est un bon moyen d’atteindre un objectif clair : « garantir le
revenu » pour « abolir le culte du travail ». Certes, d’un côté,
c’est toujours avec satisfaction que nous entendons la première objection jaillir
quand nous exposons cette revendication d’un revenu déconnecté de tout
travail : « mais alors, plus personne ne voudra
travailler ! ». Comment mieux reconnaître que le critère déterminant
pour identifier le travail est la pénibilité ? D’un autre côté, toutes les
expérimentations de RI tendent à montrer que, même avec la garantie d’un revenu
décent, les bénéficiaires continuent de travailler. Autrement dit, le RI serait
une mesure nécessaire pour désinciter du travail, mais insuffisante. 2/ C’est
deuxièmement la critique de la course à l’illimitation (toujours moins pour
certains, toujours plus pour d’autres), moteur de la croissance : c’est là
qu’il ne faut pas envisager l’instauration d’un RI sans celle d’un revenu
maximum acceptable (RMA). Tant pour poser la « question sociale » de
la misère et des inégalités que la « question écologique » de la
soutenabilité, comment une société sans limites pourrait-elle être une société
juste, responsable et décente ?
Pour un revenu maximum acceptable
Voilà déjà une mesure politique qui ne poserait aucun
problème de financement ; sa mise en place supposerait juste une refonte
radicale de la fiscalité : et pourquoi pas ? Sans oublier
d’apprendre, à tous ceux qui nous expliqueraient doctement qu’un tel RMA ferait
fuir les plus riches, que ces « trop riches » ne rapportent rien à la
société, au contraire[2].
Quand 1 euro du salaire d’un agent de nettoyage hospitalier produit plus de 10
euros de valeur sociale, pour le même euro gagné par un publicitaire, ce sont
11,50 euros qui sont détruits. Et pour un conseiller fiscal, le rendement
monétaire atteint les – 47 ! Qu’ils dégagent !
Pourquoi un RMA est-il souhaitable ? Parce que son
objectif est de (re-)faire société ; en particulier en créant les
conditions psychologiques favorables à l’instauration d’un RI. Comment espérer rendre audible le moindre appel à la
sobriété, au « bien-vivre », au vivre en commun, tant que les inégalités
sociales fourniront directement le contexte social et économique de situations
dans lesquelles sont préférés et favorisés l’envie, la rivalité, l’individualisme,
l’affrontement, le chacun-pour-soi, le laisser-faire, le mépris plutôt que
la bienveillance, la coopération, la solidarité, la discussion, le partage, la
démocratie générale, la décence ? Comment espérer que le RI devienne une
revendication mobilisatrice, et pas seulement motivante, tant que les
inégalités seront telles que les conditions psychologiques ne plaideront qu’en
faveur d’une situation immobilisée quant à la « question
sociale » : l’instauration d’un RMA est le « contexte du
RI ».
Pourquoi enfin un RI et un RMA seraient-ils des
revendications non seulement souhaitables mais aussi justes ? Parce que la
société, qu’il s’agit politiquement de (re-)faire, ne serait pas/plus une
société définie par la seule juxtaposition d’individus (qui peuvent se
comporter comme s’ils ignoraient qu’ils vivent en société[3]),
mais une société définie comme un « bien commun »[4] ;
non pas naturel comme l’eau ou la biodiversité mais éminemment culturel et
anthropologique. Un bien fragile qu’il s’agit de produire sans cesse, de
protéger, de conserver.
Voilà pour quelles raisons il semble enthousiasmant de lier
ces « belles revendications », du RI et du RMA : ce sont les
conditions nécessaires d’une décroissance des inégalités, au cœur d’une société
redevenue « commune », d’une société définie comme « bien
commun », comme « espace écologique des communs », encadré par
les revenus inconditionnel et maximum.
Michel Lepesant, militant-chercheur (du Mouvement des
Objecteurs de Croissance).
[1]
Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous, Editions Utopia (2010) ; Ne
pas perdre sa vie à la gagner, Editions du Croquant (2010).
[2]
Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the
real value to society of different professions », New Economic Foundation,
Londres, 2009 ; www.neweconomics.org.
[3]
« L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à
vivre en ignorant qu’il vit en société », Marcel Gauchet, La démocratie
contre elle-même, Tel, Paris (2002), p.254.
[4]
François Flahaut, Où est passé le bien commun, Mille et une nuits
(2011).
Le même en version longue dans les Z'Indignés :
Revenu inconditionnel et revenu maximum acceptable :
pour un espace écologique des revenus
En
raison d’une vision plutôt buissonnante de l’histoire (et plus du tout
linéaire) les objecteurs de croissance (OC) font de la politique en s’engageant
dans des expérimentations sociales et écologiques minoritaires (en cela, ils
héritent du socialisme utopique). Ne croyant plus qu’une prise préalable des
pouvoirs institutionnels permettrait de changer le monde, les objecteurs de
croyance manifestent leur visibilité plus dans un travail idéologique de projet
que dans l’élaboration d’un programme. Cela ne les empêche pas néanmoins de
commencer à envisager quelques mesures concrètes, des propositions
programmatiques, de « belles revendications » : parmi celles-ci,
l’instauration d’un revenu inconditionnel, mais aussi une réduction drastique
du temps de travail, la décision immédiate d’arrêt le plus rapide possible des
nucléaires, des régies territoriales de l’énergie, de l’eau, du logement, de la
santé et du foncier pour protéger/établir les gratuités.
Décroissance, n.f . : transition d’une société de
croissance à une société d’a-croissance dans laquelle l’humanité retrouverait
la capacité porteuse de son écosystème naturel, transition vers une société
socialement juste, écologiquement responsable, humainement décente,
politiquement démocratique. A condition que cette « transition » soit
« volontaire », elle est la « décroissance ».
Si la décroissance veut prôner une soutenabilité autant
écologique que sociale de cette transition, alors elle doit s’assurer que la
décroissance ne s’opère pas au détriment des plus appauvris (auquel cas, elle
ne serait que « récession »). L’instauration d’un revenu décent pour
tous semble une condition nécessaire à l’avènement d’une décroissance des
inégalités.
Pour un revenu inconditionnel
Dotation, rente, allocation, dividende, revenu, salaire…
Suivi des plus divers qualificatifs : universel, basique, garanti, social,
territorial, suffisant, citoyen, inconditionnel… Et comme si ce n’était pas
assez, s’y rajoute souvent un complément : existence, vie, citoyenneté,
autonomie. Pourquoi adopter
« revenu inconditionnel » ? Commençons par éliminer le
complément, façon de signifier que chacun restera libre d’utiliser son revenu
inconditionnel comme bon lui semblera. Pour le qualificatif, insistons sur la
double inconditionnalité : de la naissance à la mort, sans aucune
contrepartie. Ajoutons deux raisons pour préférer « inconditionnel »
à « universel » ; 1/ l’universel peut être conditionnel :
ainsi le vote à partir d’un certain âge ; 2/ L’inconditionnel n’est pas
toujours universel : le montant du RI devra varier pour tenir compte de
l’inégalité du monde. Reste la substance même de cette « belle
revendication » : un « revenu » est ce qui revient. Le RI
signifie donc que, dans une communauté politique, ce que chaque membre apporte,
quelle qu’elle soit la forme de son « utilité sociale », doit lui « revenir inconditionnellement ».
En quoi alors le revenu inconditionnel (RI) est-il un fil d’Ariane
pour rentrer dans le labyrinthe de la transition ? Qu’est-ce qui, dans le
RI, intéresse particulièrement les décroissants ?
C’est
premièrement la rupture avec une centralité du travail, poumon d’une
société de croissance.
Le RI est un bon moyen d’atteindre un objectif clair : « garantir le
revenu » pour « abolir le culte du travail »[1]..
Bien sûr, ce moyen présente quelque risque : celui de ne pas assez
« désinciter » du travail. Certes, d’un côté, c’est toujours avec
satisfaction que nous entendons la première objection jaillir quand nous
exposons cette revendication d’un revenu déconnecté de tout travail :
« Mais alors, plus personne ne voudra travailler ! ». Comment
mieux reconnaître que le critère déterminant pour identifier le travail est la
pénibilité. D’un autre côté, toutes les expérimentations de RI tendent à
montrer que, même avec la garantie d’un revenu décent, les bénéficiaires
continuent de travailler. Autrement dit, le RI serait une mesure nécessaire
pour désinciter du travail, mais insuffisante.
C’est
deuxièmement la critique de la monnaie, moyen d’échange généralisé d’une
économie de croissance. C’est pourquoi les décroissants incluent dans le RI non
seulement une part versée en monnaie « officielle » mais aussi une
part de « gratuités » et une part versée en monnaie locale
complémentaire (MLC) : ce qu’ils appellent la dotation inconditionnelle
d’autonomie (DIA). L’intérêt d’une part en MLC est triple :
relocalisation, possibilité d’une « fonte » (aucun encouragement à la
spéculation) et « affectation » (certains biens, certains services
chez certains prestataires liés éthiquement par une « convention »).
C’est
troisièmement la critique de la course à l’illimitation (toujours moins
pour certains, toujours plus pour d’autres), moteur de la croissance :
c’est là qu’il ne faut pas envisager l’instauration d’un RI sans celle d’un
revenu maximum acceptable (RMA). Tant pour poser la « question
sociale » de la misère et des inégalités que la « question
écologique » de la soutenabilité, comment une société sans limites
pourrait-elle être une société juste, responsable et décente ?
Pour un revenu maximum acceptable
Mais
alors comment articuler le revenu inconditionnel (RI) avec un revenu maximum
acceptable (RMA) ? Comment envisager un « espace écologique »[2]
des revenus, défini par un plancher (le RI) et un plafond (le RMA) : pour
le RMA, quel financement, quel objectif, quel fondement, quel montant, quelle
faisabilité?
A
la différence du RI, le financement ne devrait pas soulever de problème. Le RMA
est une revendication non seulement qui ne coûte rien mais en plus qui
fournirait une partie du financement du RI. Certes, sa mise en place
supposerait une refonte radicale de la fiscalité : et pourquoi pas ?
Ne manquerait pas dans ce cas d’apparaître l’objection de la « fuite des
riches ». Mais que vaut cet argument si on pose vraiment la question de
l’utilité sociale des riches : quelle
est la valeur réelle des métiers ? A tous ceux qui nous
expliqueraient doctement qu’un tel RMA ferait fuir les plus hauts salaires, il
faudrait leur apprendre que ces « trop riches » ne rapportent rien à
la société, et que c’est même le contraire[3].
Quand 1 euro du salaire d’un agent de nettoyage hospitalier produit plus de 10
euros de valeur sociale, pour le même euro gagné par un publicitaire, ce sont
11,50 euros qui sont détruits. Et pour un conseiller fiscal, le rendement
monétaire atteint les – 47 ! Bon voyage !
Pourquoi un RMA est-il souhaitable ? Du point de vue de
l’objectif, il n’est pas très difficile d’articuler RI et RMA car il ne s’agit
là que d’un choix politique. Le RI ne vise pas seulement à lutter contre la
pauvreté ou contre le chômage, voire à « vaincre la pauvreté en maximisant
l’emploi » mais il souhaite « abolir
le culte du travail ». Le RMA peut-il partager le même objectif ? Il
n’est pas évident de voir en quoi l’instauration d’un RMA favoriserait
directement un tel objectif de désincitation au travail : on peut
quand même espérer que le plafonnement des revenus libérerait les plus
avides de l’obligation de se sentir incités à travailler toujours plus pour
gagner toujours plus. C’est là que les plus ardents défenseurs du
« Travail » pourraient répliquer que le travail possède en soi une
valeur, indépendamment du revenu qu’il peut procurer. Il n’y a donc peut-être pas
d’effet direct à attendre du RMA sur cet objectif. Mais que l’effet ne soit pas direct, ne signifie pas
qu’il n’y ait pas d’effet du tout ; c’est là qu’il est possible
d’envisager un objectif commun au RI et au RMA : les deux sont des chemins
vers d’autres mondes possibles, chemin faisant. Toutes les propositions
programmatiques évoquées précédemment s’orientent ainsi vers une même ligne
d’horizon : (re-)faire société. C’est dans le cadre d’un tel objectif
commun que peut apparaître une première articulation entre RI et RMA :
quand le RI déconnecte le revenu et le travail, il rompt avec la tradition
smithienne du Travail comme source de la richesse, et du coup, le plafonnement
du revenu laisse une place pour d’autres (sources de) richesses. Ce qui est valable
pour les richesses doit pouvoir être vérifié pour la reconnaissance : ce
qui doit être reconnu et valorisé socialement, c’est la participation de chacun
à la communauté.
Si
la fin justifiait les moyens alors la définition de l’objectif ferait l’économie
de la recherche d’un « fondement ». Mais si l’on refuse un tel
« utilitarisme », alors il faut savoir distinguer entre ce qui est
juste (défini et construit rationnellement par le fondement) et ce qui est
souhaitable (désiré et défini par la mise au clair d’un objectif). Pourquoi
est-il juste de souhaiter (re-)faire société en encadrant les revenus entre le
plancher du RI et le plafond du RMA ?
Avant
de répondre explicitement à cette question du fondement, il n’est pas inutile
d’en dégager un enjeu politique. Quand nous constatons à quel point la
proposition d’un RI se retrouve sur tout l’échiquier politique[4],
que pouvons-nous en penser ? Le RI est-il une idée suffisamment forte pour
transcender les clivages politiques ou bien est-il au contraire une idée assez
faible pour supporter d’être récupérée par des formations politiques qui ne
partagent rien ? Pour le dire autrement, à droite comme à gauche,
l’objectif de « (re-)faire société » doit pouvoir faire
consensus ; mais de quelle « société » s’agit-il ? C’est là
que la réponse à la « question du fondement » repose sur une
définition de la « société ».
C’est pour cette raison politique que nous écartons deux
« fondements » souvent proposés pour légitimer le RI : le droit
au travail et l’efficacité économique. Dans les deux cas, le RI n’apparaît
finalement que comme une proposition « conjoncturelle » : ces
deux justifications reposent sur des situations de fait, le chômage et
l’inefficacité économique ; ce qui reviendrait, en cas de plein-emploi et
d’efficacité économique retrouvés, à ne plus défendre l’instauration d’un RI.
Nous écartons aussi la justification « libérale »
du RI comme outil d’une politique de redistribution fiscale et sociale ;
dans son dernier ouvrage[5],
Pierre Rosanvallon adresse à celle-ci une critique forte : les politiques
de justice redistributive, dont la forme dominante est l’égalité des chances,
se fondent sur une théorie de la justice comme « théorie des inégalités
légitimes ». On voit bien comment une proposition de RI pourrait alors se
fondre dans une politique générale d’égalités des chances en vue de participer
à une société essentiellement conçue comme un marché de concurrence entre ses
membres.
Il ne semble donc pas que le principe de la redistribution,
qui pourrait fonder le RI, puisse aussi fonder le RMA. Car le RMA pose la
question du plafond alors qu’un principe de redistribution peut juste
contribuer à une réduction des inégalités, ce qui n’est pas la même chose. Une
fois un revenu décent garanti, une fois établi un principe de différence
justifiant des « inégalités sociales et économiques » en se
contentant a/ d’une juste égalité des chances et b/ de devoir « procurer
le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société »[6],
il n’y a plus de quoi justifier un plafonnement des revenus. Cette absence de
« justifiabilité » révèle un véritable défi que doit affronter une
défense du RMA : au nom de quoi, le minimum réel et décent étant
assuré, faudrait-il empêcher ceux qui obtiennent plus que les autres de profiter
de leurs revenus inégaux ?
Dit autrement, comment
donc définir la société pour que RI et RMA soient des revendications non
seulement souhaitables mais aussi justes ? En quoi est-il légitime de souhaiter construire une société socialement juste,
écologiquement responsable, humainement décente et politiquement
démocratique ?
Si nous refusons une définition de la société comme ensemble composé d’individus juxtaposés
qui ignorent qu’ils
vivent en société[7], c’est pour proposer
que la société soit définie, comme
un « espace
des communs », espace défini par un plancher et un plafond. Par exemple,
s’il s’agit de tolérance : un « espace de tolérance » qui
commence après le plancher de l’acceptable mais qui ne franchit pas le plafond
de l’intolérable. Pour l’espace des revenus : c’est au-delà du maximin du RI et en-deçà
du minimax du
RMA que des discussions pourront avoir lieu pour d’abord se demander
quel écart il faudrait défendre entre le montant du RI et celui du RMA ;
puis toutes les autres perspectives politiques : gratuités, fiscalité, héritage, biens communs... Par la
garantie d’une liberté personnelle, par la reconnaissance de la participation de tous à
la production des richesses (égalité ?), par un droit aux expérimentations
sociales et écologiques minoritaires qui créent localement des contextes
favorables à toutes ces « valeurs communes » qui permettront de
(re-)faire société (solidarité ?), serait ainsi (re-)faite une société qui assume
d’être aussi une communauté du vivre ensemble, du buen vivir ensemble,
une société comme « bien commun »[8] qu’il
s’agit de construire, protéger, conserver, transmettre.
Tout cela serait souhaitable et juste, mais est-ce
faisable ? Peut-on politiquement espérer que la double revendication du RI
et du RMA puisse un jour devenir réalité par la « voie
royale » ? Il semble plus raisonnable de compter sur des avancées par
les « portes arrières. En effet, comment
espérer rendre audible[9] le moindre appel à la sobriété, au « bien-vivre »,
au vivre en commun, tant
que les inégalités sociales fourniront directement le contexte
social et économique de situations[10] dans
lesquelles sont préférés et favorisés l’envie, la rivalité, l’individualisme, l’affrontement,
le chacun-pour-soi, le laisser-faire, le mépris plutôt que la
bienveillance, la coopération, la solidarité, la discussion, le partage, la démocratie
générale, la décence ? Comment espérer que le RI devienne une
revendication mobilisatrice, et pas seulement motivante, tant que les
inégalités seront telles que les conditions psychologiques ne plaideront qu’en
faveur d’une situation immobilisée quant à la « question
sociale » ? Peut-on même parier que le RMA, puisse créer les
conditions psychologiques favorables à l’instauration d’un RI ?
Il semble donc enthousiasmant de lier ces « belles
revendications », du RI et du RMA : ce sont les conditions
nécessaires d’une décroissance des inégalités, au cœur d’une société redevenue
« commune », d’une société définie comme « bien commun »,
comme « espace écologique des communs », encadré par les revenus
inconditionnel et maximum.
Quand bien même un plancher décent serait garanti par un RI,
si dans le même temps est accepté que les revenus puissent crever le plafond
d’un RMA, alors la société ne sera qu’une collection d’individualistes :
mais difficilement un « bien collectif ».
Michel Lepesant, militant-chercheur (du Mouvement des
Objecteurs de Croissance, le MOC).
[1]
Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous, Editions Utopia (2010) ; Ne pas
perdre sa vie à la gagner, Editions du Croquant (2010).
[3]
Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the
real value to society of different professions », New Economic Foundation,
Londres, 2009 ; www.neweconomics.org.
[4]
D’Utopia, mouvement qui traverse le PS, EELG, le PG à Christine Boutin en
passant par Dominique de Villepin, les variantes politiques du RI sont
nombreuses.
[5]
Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Seuil, Paris (2011).
[6]
John Rawls, Libéralisme politique, PUF Quadrige, Paris (2001), p.347.
[7]
« L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à
vivre en ignorant qu’il vit en société », Marcel Gauchet, La démocratie
contre elle-même, Tel, Paris (2002), p.254.
[8]
François Flahaut, Où est passé le bien commun, Mille et une nuits
(2011).
[9]
Même si l’articulation avec le RI n’est pas faite, ce défi peut s’inscrire dans
la lignée de l’article d’Hervé Kempf, Le revenu maximum, un levier pour le
changement, publié par Mouvements, le 3 janvier 2011. http://www.mouvements.info/Le-revenu-maximum-un-levier-pour.html
[10] « Qu’est-ce qui favorise dans nos sociétés libérales, les progrès de
l’égoïsme ou du désir de "réussir" au détriment de ses
semblables ? C’est bien tout le contexte mis en place par la civilisation
juridico-marchande », Jean-Claude Michéa, La double pensée, Champs essais
(2008), p.25.
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