La décroissance, ça peut se mesurer, sans démesure
Ou comment politiser la simplicité volontaire et socialiser la
militance ?
Réflexions sur l’intérêt de mesurer et de
quantifier - par un aller-retour entre l’individuel et le sociétal - nos
consommations de ressources et nos dépenses.
Postulats
Si
·
Nous définissons la décroissance comme la
période de transition volontaire et démocratique qui ramènera l’empreinte
écologique globale de l’humanité à 1 (décroissance au Nord, croissance au Sud).
·
Nous admettons que cela touche tous les aspects
de la vie quotidienne et qu’il s’agit donc pour chacun de s’extraire « en
marche » des pratiques et de la logique liées au système actuel
(capitaliste, productiviste, consumériste).
·
Nous admettons que tout système a des
« raisons suffisantes »[1]
d’être ainsi et que ses contemporains (nous) en sont tissés, même s’ils le
rejettent intellectuellement. Et qu’il leur faudra donc se tisser
progressivement avec d’autres fils ayant d’autres « raisons
suffisantes », c'est-à-dire aussi désirables.
Hypothèses de réflexion
Alors, il peut être utile de
·
Montrer, à travers des chiffres reliés à des
pratiques, à quoi cela peut correspondre et ressembler, concrètement, dès
aujourd’hui. Et montrer quels en sont les plaisirs et les intérêts.
Montrer à qui ? A nous-mêmes en tant que mouvement politique pour renforcer notre action ; aux autres mouvements politiques pour crédibiliser nos propositions ; aux élus en place (en tant que représentants des institutions) pour convaincre des impacts potentiels ; aux personnes (particuliers) avec lesquelles nous échangeons pour les rassurer et les engager au changement ; à soi-même pour avancer dans ses expérimentations.
Montrer à qui ? A nous-mêmes en tant que mouvement politique pour renforcer notre action ; aux autres mouvements politiques pour crédibiliser nos propositions ; aux élus en place (en tant que représentants des institutions) pour convaincre des impacts potentiels ; aux personnes (particuliers) avec lesquelles nous échangeons pour les rassurer et les engager au changement ; à soi-même pour avancer dans ses expérimentations.
·
Mesurer dans le temps cette descente de la
consommation et de la production.
Auto-limitations
Commençons par désamorcer quelques objections
prévisibles face à ce type de démarche « quantitative ».
Oui, cela peut être utile mais ce n’est pas
fondamental. Une pratique utilitariste de transition sur fond
d’anti-utilitarisme (tel que formulé par le MAUSS et Alain Caillé) :
·
C'est-à-dire avec la précaution que cela reste
un outil périphérique parmi une multiplicité de lignes d’actions. Cette
quantification frénétique de nos vies serait en effet tout aussi néfaste que sa
marchandisation.
·
Donc avec la volonté de garder au centre les
motivations intrinsèques de nos actions (sens, sympathie, plaisir,
convivialité, goût de bien faire…) plutôt que d’aliénantes motivations
extrinsèques (argent, pouvoir, bons points d’utilité sociale ou écologique…).
Oui, la mesure est réductrice, c’est sa fonction
même. Elle est partielle, partiale. Elle a vocation à agir sur le monde, pas à
le décrire fidèlement. Elle complète donc des objectifs politiques plus larges.
Comme cela a été souvent posé dans les débats sur le PIB, les indicateurs
choisis reflètent des choix. Nous n’y échappons pas.
Oui, on peut trouver des données qui vont dans
tous les sens. La recherche de données qualifiées est un travail ardu et de
longue haleine. Je reviens au chapitre suivant sur cette objection pour ce qu’elle
signifie en termes de qualité du débat démocratique.
Non, ce n’est pas une course à l’échalote :
« je suis plus décroissant que toi, j’ai gagné ! ». Seules 2
comparaisons ont du sens :
·
avec une moyenne (ou médiane) nationale ou
locale, à un temps T,
·
pour une même donnée au cours du temps (mesure
longitudinale).
Non, le fait de prouver qu’un certain niveau de
décroissance est déjà possible dans le système économique et social qui est le
nôtre n’est pas un énième épisode du développement durable ou de la croissance
verte qui chercherait à prolonger le « business as usual ». La
transition qu’est la décroissance commence sans attendre « les lendemains
qui chantent » par une multiplicité d’évolutions pratiques dans des
directions radicalement rénovées.
Bonnes raisons
Continuons par voir pourquoi une telle démarche
est intéressante.
Parce que nos idées, mises en pratique et
chiffrées, peuvent devenir visibles, concrètes, accessibles, convaincantes.
·
Si l’on veut saper à la base les caricatures
faciles, récurrentes et efficaces : « vous voulez revenir à la bougie
et à l’âge des cavernes ».
·
Si l’on veut répondre à l’inquiétude légitime :
« décroître, oui, mais jusqu’où ? ».
·
Si l’on veut bien arrêter de considérer que l’argument moral « c’est
mieux » est suffisant et mobilisateur.
·
Si l’on veut bien cesser de dénier complètement
l’importance des aspects économiques : « combien ça me/nous coûte,
combien ça me/nous fait économiser ? ».
Parce qu’un changement n’arrive pas tout seul.
Si l’on estime qu’une évolution sociale est mue par 4 moteurs :
·
Des changements de représentations, de vision de
l’avenir.
·
Des expérimentations concrètes, ici et
maintenant, qui prouvent d'autres possibles.
·
Une lente appropriation par les systèmes
culturels et éducatifs.
·
Des innovations au niveau des structures et des
règles.
Il nous faut construire des outils partagés pour
faire bouger et articuler :
·
les comportements personnels ;
·
les modes de fonctionnement des collectifs et
des organisations ;
·
les régulations institutionnelles et politiques.
Pour cette transition planifiée
démocratiquement, la mesure est à la fois le produit ET le cadre de l’action. La
mesure est en effet performative. On évalue les résultats obtenus et cela
permet de piloter l’étape suivante. C’est un point d’appui pour agir.
Parce que les éléments et le chemin de cette décroissance
sont expérimentaux, il importe de vérifier au fur et à mesure comment tel ou
tel paramètre évolue par rapport à la situation de départ.
·
Si l’on veut faire ressortir le fait qu’une décroissance
de la consommation de ressources peut s’accompagner d’un maintien du niveau
d’usage ou de service rendu. Mais ce n’est pas le cas pour tous les usages,
tels qu’ils sont pensés aujourd’hui (propriété privée, renouvellement
fréquent…).
·
Si l’on veut intégrer les externalités et le
long terme dans la réflexion par des calculs en coûts globaux (direct /
indirect, achat / maintenance, individuel / socialisé).
·
Si l’on veut ainsi imposer de nouveaux
indicateurs socio-économiques : la soutenabilité, la résilience, la
relocalisation, le pouvoir des usagers… et montrer que nos préconisations
agissent pour les développer.
·
Si l’on veut se prémunir d’un piège :
l’effet rebond. L’expérience prouve que toute action de diminution d’une
consommation est mise en péril par cet effet pervers (exemple : les
réfrigérateurs consomment moins, mais ils sont plus gros et plus nombreux). L’objectif
étant bien une décroissance en valeur absolue, des indicateurs doivent
débusquer ces améliorations uniquement relatives.
Parce que le processus de construction d’une mesure
et cette mesure apportent en eux-mêmes des informations et des questions.
·
Sur les rouages de nos propres habitudes et
pratiques (« Finalement, ma consommation de ceci n’est pas comme je
pensais… »).
·
Sur les rouages de notre système (« Finalement,
la priorité va d’abord à la diminution de telle consommation qui est la plus
importante en volume… »).
·
Sur le fonctionnement démocratique et
technocratique de notre société : Pourquoi telle donnée n’est pas collectée,
pourquoi n’est-elle pas publique, par qui est-elle produite, pourquoi le mode
de calcul a-t-il changé ?
Cette connaissance permet de dépasser les
déclarations d’intention velléitaires et floues, de se construire un minimum de
culture et quelques repères précis sur ces sujets. De même que dans un débat
sur la fiscalité, un peu sérieux et honnête, on doit rappeler clairement une
simple donnée telle que le revenu médian.
Mise en pratique
Voyons à travers quelques exemples, la démarche
qui articule mesures individuelles et données collectives et qui permet :
·
De montrer l’effectivité et l’ampleur d’une
décroissance possible ici et maintenant. Et ses limites. Donc ses perspectives.
·
D’interroger certains choix collectifs (donc
politiques) du système actuel, pas toujours apparents pour tous.
·
De renforcer et d’orienter l’action militante.
Prenons pour cela un « français
moyen » et un « décroissant moyen ». Les données du
« français moyen » sont celles que l’on trouve (assez laborieusement)
dans les statistiques publiées par l’INSEE ou l’ADEME. Les données du
« décroissant moyen » sont issues de mesures personnelles (on parle
bien de ce que l’on connaît, comme disait l’autre !) réalisées depuis
presque 2 ans.
Nous ne rentrerons pas ici dans le détail des
pratiques « décroissantes » qui amènent à ces résultats. Ce n’est pas
le propos et elles sont plutôt bien connues. Disons simplement qu’il s’agit
bien de choix individuels insérés dans des dynamiques collectives (ne serait-ce
qu’en termes de savoirs). C'est-à-dire que sans la volonté d’essayer et de
faire, les cadres collectifs de l’action ne se construisent pas. Mais sans
collectifs actifs et sans réseau social, dans tous ces domaines de la vie
quotidienne, un individu, même très motivé, ne parvient pas à tout mener.
Précisons enfin que le niveau de vie (au sens de
l’INSEE) de la « famille décroissante » correspond au niveau de vie
médian en France (2008 : 3600 € pour un couple avec 2 enfants). Ca tombe
bien pour parler du français moyen !
L’habitat :
se chauffer, se laver, cuisiner, s'éclairer et faire fonctionner les appareils.
« Français moyen »
|
« Décroissant
moyen »
|
9 000 kWh Energie Finale / an / habitant
|
3 080 kWh Energie Finale / an /
habitant
|
Soit
1400 € / an / foyer
|
Soit
600 € / an / foyer
|
|
Chauffage
(bois bûches) + électricité (Enercoop)
Soit 10 fois moins d’émissions de CO2 que la
moyenne
|
A niveau de confort thermique égal, voire
supérieur compte tenu de la température des murs.
Au-delà de cette comparaison pour un même usage,
on peut mettre en rapport ces 9 000 kWh / habitant pour l’habitat avec
d’autres « chantiers de la transition énergétique » :
·
Eclairage public : 91 kWh / habitant
·
Tertiaire (commerce, bureaux, enseignement,
santé, sport) : 3 650 kWh / habitant
S’il faut tout mener de front pour arriver à une
décroissance énergétique significative, du point de vue des gisements
d’économies, on peut conclure que la question du logement est une priorité.
Par
ailleurs, c’est dans ce domaine que les effets rebonds ont été les plus
nombreux ces 50 dernières années :
·
Si les ménages habitaient en 2006 dans les mêmes
logements que 20 ans auparavant (en termes de surface et d'éloignement des centres-villes)
leur consommation d'énergie serait 10 % plus faible.
·
En 2010, un Français achète environ 6 fois plus
d'équipements électriques et électroniques que 20 ans auparavant.
L’eau domestique
: se laver, entretenir
« Français
moyen »
|
« Décroissant
moyen »
|
|
|
Rappelons que pour l’eau chaude, une économie
d’eau est aussi une économie d’énergie.
Mettons à nouveau cette consommation domestique en
rapport avec d’autres usages de l’eau :
·
Agriculture (sur le territoire français) : 822 m3 / an / habitant
·
Agriculture (importations) : 730 m3 / an / habitant
·
Industrie (sur le territoire français) : 71 m3 / an / habitant
·
Industrie (importations) : 115 m3 / an / habitant
Par rapport aux – nécessaires – économies d’eau
liées au logement, on voit ici l’impact énorme que peut avoir le mode et les
circuits d’alimentation (32 fois plus d’eau consommée dans l’agriculture que
dans l’habitat), notamment la consommation de viande, via les cultures
fourragères.
L’assainissement
« Français
moyen »
|
« Décroissant
moyen » *
|
Boues
d’épuration (déchet assez problématique car non assimilable directement par
les plantes)
|
|
Pollution
des eaux de surface
Appauvrissement
des sols
|
Rétablissement
des cycles de la matière organique, base de la fertilité des sols
|
|
20%
de la consommation d’eau économisée
|
*
Avec des toilettes sèches et un système de phytoépuration.
Quel est le coût que nous consacrons
collectivement au TOUT à l’égout (c'est-à-dire à la gestion de l’eau des
toilettes, principale source de polluants biologiques) ?
Réseau
+ systèmes d’épuration + pollutions diverses (source ADEME) :
·
Investissement : 750 € / habitant / an
·
Fonctionnement : 15 € / habitant / an
Un débat concernant cette dépense collective a-t-il
été mené ? Des alternatives, possibles pour un certain nombre de logements
ont-elles été discutées ? Sachant que l’assainissement est la plus grande
source de profit pour les entreprises de l’eau…
Les
déchets ménagers
« Français
moyen »
|
« Décroissant
moyen »
|
|
|
Dont
|
Dont
|
Soulignons qu’on atteint ici un facteur 10
(c'est-à-dire une baisse de 90%). Pour information, les objectifs du Grenelle
sont une diminution de 7% sur 5 ans à partir de 2008…
Notre hypothèse est que le paramètre principal
est le mode d’alimentation : du frais, du local, pas de manière
accessoire, toute l’année, donc très peu d’emballages (ou des contenants réutilisables
tels quels). Une quantité importante de déchets compostables (dont de la
nourriture) doit également se retrouver dans ces ordures résiduelles du
« français moyen ».
Quand on sait que la part des impôts fonciers
qui revient aux communes pour leur budget est la même que celle consacrée à la
gestion des déchets… Un débat concernant cette dépense collective a-t-il été
mené ?
Signalons par ailleurs, que l’ensemble des
déchets (ménagers et non ménagers) produits en France est de 10 000 kg / habitant. Comme
pour l’eau, le non domestique est prépondérant (même si il concerne bien, in
fine, des produits consommés par tout un chacun).
L’alimentation
« Français
moyen »
|
« Décroissant
moyen »
|
5 900 € / foyer
|
8 700 € / foyer *
|
*
Sans manger plus, bien sûr.
Il semble bien que cela coûte plus cher de
manger bio et local, même en circuits courts… Et alors ? Rappelons la part
de budget toujours plus faible consacrée par les ménages à leur alimentation
(de 25% en 1970 à 15% aujourd’hui). Peut être peut-on débattre de qualité des
produits et de juste rémunération du travail d’autrui ?
Les
émissions de CO2
Cet indicateur présente l’intérêt d’agréger
différents types d’usages.
« Français
moyen »
|
« Décroissant
moyen »
|
20
tonnes eq CO2
|
10
tonnes eq CO2 *
|
Habitat + alimentation + équipements +
transport
*
Résultat issu du croisement de plusieurs sources de calcul
Le « décroissant moyen » atteint donc
ici un facteur 2. Le détail de la structure des postes d’émission de CO2, montre
clairement que pour cette famille en milieu rural, l’objectif est de diviser
par 2 ses déplacements en voiture pour atteindre le facteur 4 en émissions de
CO2. Comment ? Individuellement, cela passe par une optimisation des déplacements,
du co-voiturage, éventuellement une diminution du temps de travail ou du
télé-travail. Collectivement, cela passe par une revendication de moyens de
transport en commun et la relocalisation d’activités et de services.
Références
d’outils d’aide à la mesure
Pour
le suivi dans le temps des différentes consommations d’un foyer :
Pour réaliser un bilan carbone :
Epilogue
Ces considérations pourraient paraître assez
banales dans d’autres contextes.
En fait, elles s’adressent d’abord aux
« décroissants » et « objecteurs de croissance », eux-mêmes :
·
Aux tenants de la simplicité volontaire, pour
dire que l’on peut relier des pratiques individuelles à des données et des enjeux
collectifs. Et ainsi refaire de la politique.
·
Aux tenants de la politique programmatique, pour
dire que l’on peut s’appliquer, tester et
expérimenter une idée, en situation, ici et maintenant. Et ainsi faire de la
politique autrement. Et ainsi être accessibles, par le partage et la
coopération, à nos voisins de palier.
·
A tous, pour dire que cet exercice (des expérimentations
+ une réflexion partagée sur leurs enjeux politiques) démontre notre capacité à
nous réapproprier nos usages et leur gestion, avec une autre légitimité que
celle de l’élu ou du technicien. Et ainsi exercer le pouvoir sans le prendre[2].
A un moment où nous avons, en tant que mouvement
social et politique, besoin de renforcer nos propositions, de nous outiller
pour porter plus efficacement nos idées et pratiques auprès des élus et des
citoyens.
Elles sont une piste pour répondre à la question
de plus en plus fréquente et légitime : « la décroissance, d’accord,
mais comment ? »
C’est, en tout cas, mon expérience.
Si nous ne souhaitons pas donner à priori une
définition pour tous du bien-vivre dans la décroissance, nous avançons un cadre
méthodologique : c’est sur la base d’idées multiples en
expérimentations multiples ET par un aller-retour
·
entre des pratiques individuelles / collectives
et des régulations institutionnelles ;
·
entre des changements du côté des consommateurs
(demandes / usages) et des changements du côté des
producteurs (offres / innovations, principalement sociales) ;
que se construit et se construira à grande
échelle cette transition. Son contexte de développement (!) est la
relocalisation des activités et des niveaux de décision, c’est à dire la
réappropriation de nos usages, y compris de la démocratie.
C’est « de surcroît »[3]
que nous sommes anti-capitalistes, anti-productivistes et anti-consuméristes.
Nous sommes d’abord des chercheurs de modes de vie différents. Avant de mettre
des « grands » mots sur les problèmes et les pistes de solutions,
nous nous sommes posés une question : « est-ce ainsi que nous voulons
vivre ? »[4].
C’est cette interrogation radicale et anthropologique que nous voulons
partager.
Boris
Prat, poly-citoyen, militant-chercheur
(du
Mouvement des Objecteurs de Croissance, le MOC).
Août 2012
[1] Leibniz
[2] Foucault
[3] Miguel Benasayag, Du
contre-pouvoir, 2008
[4] Elodie Vieille-Blanchard,
Notre décroissance n’est pas de droite, 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire