par Solange Chavel [14-02-2011]
- Or le grand mérite de l’ouvrage de Martha Nussbaum est de présenter un plaidoyer pour les humanités qui est tout sauf la défense frileuse d’une distinction sociale. Elle affronte directement les défis contemporains sans regretter un hypothétique âge d’or des humanités : surtout, loin de considérer que les humanités et les arts sont un bien a priori, elle ne recule pas devant la tâche de justifier leur intérêt social et politique, et le fait avec talent. La thèse de Nussbaum, en un mot, n’est pas que l’enseignement et la recherche en art et humanités doivent être préservées malgré la crise économique et les exigences technologiques accrues : elle est d’affirmer qu’au contraire les humanités constituent un des éléments de la réponse à cette crise. Mais toute la question est bien sûr de savoir ce que l’on met sous le vocable « humanités » et à cet égard l’ouvrage de Nussbaum est tout sauf un plaidoyer complaisant. Suivi jusqu’au bout, son argument a pour conséquence une réforme profonde et exigeante de la manière dont celles-ci sont enseignées et pratiquées
- De l’autre côté, le modèle qui a les faveurs de Nussbaum est celui d’une éducation tournée vers la démocratie (« education for democracy »). L’argument consiste simplement à souligner qu’une éducation exclusivement tournée vers le profit sape lentement mais sûrement les conditions qui permettent aux sociétés démocratiques de fonctionner. Une démocratie vivante demande à ses citoyens participation, information, indépendance d’esprit : autant de qualités qui ne recoupent que partiellement les exigences de l’éducation tournée vers le profit, et qui doivent être cultivées directement par l’éducation primaire, secondaire et supérieure. En un mot, le mouvement de l’argument de Nussbaum est le suivant : si les valeurs démocratiques nous tiennent à cœur, alors il nous faut former non seulement de bons techniciens, mais également des hommes et des femmes dotées des capacités critiques et empathiques nécessaires pour bien remplir leur rôle de citoyen. La diversité culturelle croissante et la mondialisation ne font qu’ajouter à la liste de ces exigences : il faut des citoyens capables de comprendre des situations et des problèmes interprétés dans un cadre moral et culturel différent. Or, et c’est la dernière étape de l’argumentation de Nussbaum, ces capacités nécessaires d’esprit critique, d’ouverture empathique et de compréhension de la diversité des cultures sont développées essentiellement par les arts et les humanités, ou plutôt par une certaine pratique des arts et des humanités.
- On le voit, pour que l’argument fonctionne, il faut que par « humanités » on entende au moins autant une pédagogie et une pratique que des contenus. Pour dire que les humanités sont la réponse à « l’éducation tournée vers la démocratie », il faut y voir non pas la seule transmission de contenus caractéristiques d’une culture, mais la pratique de la réflexion.
- La réponse propre à Nussbaum se fonde sur une théorie particulière du développement des émotions qui voit dans l’agressivité une réponse particulière de gérer le fait de notre vulnérabilité. On retrouve ici un thème qui fait écho aux débats sur le care et qui souligne la dimension éminemment politique de cette attention portée aux émotions et à la vulnérabilité
- Elle souligne que l’imagination, comme capacité de se mettre à la place d’autrui, est essentielle dans des sociétés multiculturelles : la capacité à imaginer le sort d’autrui est fondamentale pour qui est en position de voter ou de décider sur autrui. C’est d’autant plus important dans un contexte cosmopolitique.
- « la connaissance n’est pas la garantie d’un bon comportement, mais l’ignorance est la garantie presque certaine d’un mauvais comportement »
- Ils ont également en commun de considérer l’éducation des humanités en continuité avec l’éducation pratique : Rousseau et Dewey sont peut-être les exemples les plus frappants d’une éducation dans laquelle la réflexion naît de la pratique et de l’effort pour résoudre des tâches quotidiennes.
- Il faut réussir à faire passer l’idée que « l’utilité » de l’éducation ne se réduit pas à la croissance économique, mais au type de société que l’on contribue à maintenir ce faisant. C’est la transposition à l’éducation du geste que Nussbaum a fait plus largement à propos des modèles de la croissance : Nussbaum est connue pour avoir participé, avec Amartya Sen notamment, à la promotion d’un modèle de la croissance plus complexe et complet que la simple mesure du PNB. Elle ne refusait pas la question de la mesure du progrès, mais les critères qui servaient à l’évaluer, troquant le PNB pour un certain nombre de « capabilités » fondamentales – santé, alphabétisation, etc. De même, elle ne rougit pas devant la question de l’utilité de l’éducation, mais apporte une réponse plus large que l’économie.
- quelle éducation et quelle recherche sont pertinentes pour le XXIe siècle ? Qui voulons-nous former et à quoi ? Quelles qualités d’esprit voulons-nous cultiver ? Quel type de citoyen souhaitons-nous pour maintenir des démocraties ouvertes et des espaces publics vivants ?
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