On ne peut inventer à l’envi des formes de liberté qui nous permettraient de faire n’importe quoi de nous-même et de notre environnement. Jacques Ellul (1912-1994) met au contraire des réalités précises sous le mot liberté : elle est liée à la responsabilité et à la conscience. Voici un résumé des actes des conférences du 12 mai 2012, « Hériter d’Ellul ».
Ce résumé est suivi de quelques extraits
de deux livres de Jacques Ellul. Notons
que le message d’Ellul sur la technique est aussi relayé par l’association TECHNOlogos.
I) Hériter d’Ellul
1/3) Jean-Luc Porquet,
l’accélération
Je prendrai trois idées fortes d’Ellul :
1. « La
Technique rend l’avenir impensable. » On en est maintenant au
transhumanisme, un mouvement prédisant que bientôt l’homme va fusionner avec la
machine. Ce qui rend le monde de demain vraiment impensable, et les réjouit. On
doit donc à la Technique et à son développement ce fait nouveau : l’avenir
est encore plus impensable qu’hier, et ce sont les techniciens qui s’en
réjouissent.
2. « La
Technique crée des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce à de nouvelles
techniques. » Les techniciens rêvent de pouvoir refroidir la Terre grâce à
la géo-ingénierie : injection dans la haute atmosphère d’une très grande
quantité de soufre, fertilisation du phytoplancton des océans avec de la
limaille de fer, etc. Bref, face à la menace qu’il a sécrétée lui-même, le
système technicien ne sait offrir que des réponses techniques.
3. « La
Technique renforce l’Etat qui lui-même renforce la Technique. » Une des
accélérations les plus visibles de ces dernières années concerne le flicage
généralisé. Tous les systèmes de biométrie, de géolocalisation, de
vidéo-surveillance, de traque numérique, tous ces systèmes de traçage du
citoyen mènent droit vers un monde où la vie privée n’existe plus.
Dans Le
bluff technologique, Ellul citait un analyste américain prédisant
qu’après une ère de dilapidation et de gaspillage, il y aurait forcément une
remise en ordre du système. Jacques Ellul ne voyait aucun tendance du système à
la stabilisation, il prévoyait que le système technicien poursuivrait
inexorablement son expansion. Celle-ci est aujourd’hui en pleine accélération.
D’où cette question qui reste ouverte : comment freiner ?
2/3) Philippe Gruca, de la
vie moderne comme mensonge par omission
« L’homme est fait pour six
kilomètres à l’heure, et il en fait mille », écrivait Jacques Ellul dans La
technique ou l’enjeu du siècle. L’être humain a toujours agi localement
et pensé localement. Nous nous posons toujours des questions à hauteur
d’homme : hors de la vue, hors de l’esprit. Sachant que son intelligence a
été modelée au sein de collectifs humains ne dépassant généralement pas 500
personnes, que ses sens ne franchissaient pas les montagnes, est-il
véritablement capable de penser globalement ? Or, a l’heure de la
délocalisation, c’est désormais avec des ouvriers chinois que nous nous
retrouvons à faire société. Nos lieux de vie ne se suffisent pas à eux-mêmes
mais sont éminemment parasites ; la vie, majoritairement urbaine, peut
être assimilée à un permanent mensonge par omission.
La vie dans nos macrosociétés se
caractérise par la maximisation du décalage entre l’internalisation des
commodités et l’externalisation des nuisances. Les vitrines brillent, les rues
sont nettoyées la nuit, les publicités caressent de promesses, les intérieurs
sont bien chauffés. Tout va bien. Où est le problème, où est-il ? Nous ne
fréquentons pas le nucléaire : nous fréquentons des interrupteurs, des
écrans et des voitures bientôt « propres ». Entre nos mains ne se
retrouvent que les éléments de la part infime des circuits s’étalant sur des
milliers de kilomètres. Hors du segment entre le caddie et la poubelle s’active
tout un monde que nous ne connaissons pas. Nous vivons en milieu technicien,
pour reprendre l’expression de Jacques Ellul. Tant que seront absents de notre
cadre de vie les éléments sur lesquels la conscience puisse avoir prise, il
sera inutile d’espérer une quelconque prise de conscience.
Il nous faut trouver des lieux
ou habiter. Le champ de blé dans le champ de vision, en voilà la condition.
Aussi petites peuvent-elles paraître, les démarches collectives allant dans le
sens de notre autonomie sont les seules à pouvoir prendre la relève des macrosociétés,
quand ces dernières, ivres de leur centralisme, s’effondreront après le verre
de trop.
3/3) Simon Charbonneau,
l’espérance oubliée
Quand la pierre a
quitté la main, c’est le diable qui la guide.
A
Fukushima, la puissance de la Nature a mis symboliquement en échec celle de la
Technique. Ce qui a changé depuis 40 ans, c’est la multiplicité des menaces de
désastres et de catastrophes en tous genres. Ceci explique les désarrois
actuels de l’oligarchie, prise au dépourvu par des situations inédites, et qui
ne voit d’issues que dans la fuite en avant. De cela, il résulte un sentiment
général d’impuissance et un fatalisme de l’opinion qui se réfugie dans des
paradis artificiels. Il faut donc résister à la tentation du renoncement. Reste
la voie de ce que Ellul appelle paradoxalement le « pessimisme de
l’espérance », l’homme ne peut compter que sur lui-même, l’oligarchie
ayant choisi le renoncement.
Plus concrètement, il faut un
renversement complet des représentations dominantes. Le désarmement dans tous les
sens du terme et dans tous les domaines, de l’arme nucléaire à
l’informatisation généralisée des relations humaines en passant par le génie
génétique, est nécessaire. Nous devons ralentir et freiner l’innovation
technologique galopante, source de bouleversements permanents de notre vie
quotidienne, introduire de la détente dans nos activités professionnelles et de
loisirs, simplifier notre environnement, en un mot, il s’agit de dégonfler
l’hybris (la démesure) de l’homme moderne.
Une telle réorientation ne peut
se décréter, car elle suppose une véritable conversion spirituelle de l’homme
moderne qui devra accepter de ne plus recourir à des prothèses technologiques
pour vivre. Cela suppose l’acquisition d’une culture de l’effort moral et
physique. Il ne s’agit pas de rêver mais d’œuvrer à la renaissance de l’Esprit
dans le cœur des hommes.
Source : Hériter d’Ellul, actes des conférences du 12 mai
2012 (éditions de
la table ronde, 2013, 196 pages pour 7,10 euros)
II) La technique ou l’enjeu du siècle de Jacques ELLUL (1960, réédition Economica 1990)
1/2) La technique a créé un milieu inhumain
La machine a créé un milieu
inhumain, concentration des grandes villes, manque d’espace, usines
déshumanisées, travail des femmes, éloignement de la nature. La vie n’a plus de
sens. Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui
qui crée ce monde, c’est la machine. La
technique va encore plus loin, elle intègre la machine à la société, la rend
sociable. Elle lui construit le monde qui lui était indispensable, elle met de
l’ordre là où le choc incohérent des bielles avaient accumulé des ruines. Elle
est efficace. Mais lorsque la technique entre dans tous les domaines et dans
l’homme lui-même qui devient pour elle un objet, la technique cesse d’être
elle-même l’objet pour l’homme, elle n’est plus posée en face de l’homme, mais
s’intègre en lui et progressivement l’absorbe…
L’atomisation des individus
confère à la société la plus grande plasticité possible, elle est une condition
décisive de la technique : c’est en effet la rupture des groupes sociaux
originels qui permettra les énormes déplacements d’hommes au début du XIXe
siècle et assure la concentration humaine qu’exige la technique moderne. Il faut arracher l’homme à son milieu, à la
campagne, à ses relations, pour l’entasser dans les cités. Aujourd’hui chaque
homme ne peut avoir de place pour vivre que s’il est un technicien. On pourrait
même dire que tous les hommes de notre temps sont tellement passionnés par la
technique, tellement assurés de sa supériorité, qu’ils sont tous orientés vers
le progrès technique, qu’ils y travaillent tous, si bien que la technique
progresse continuellement par suite de cet effort commun. En réalité la
technique s’engendre elle-même ; lorsqu’une forme technique nouvelle
apparaît, elle en conditionne plusieurs autres, la technique est devenue
autonome. Il faut toujours l’homme, mais n’importe qui fera l’affaire pourvu
qu’il soit dressé à ce jeu !
2/2) La technique sert à faire obéir la nature
La technique sert aussi à faire
obéir la nature. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous
n’aurons plus de milieu naturel. La technique détruit, élimine ou subordonne le
monde naturel et ne lui permet ni de se reconstituer, ni d’entrer en symbiose
avec elle. L’accumulation des moyens techniques crée un monde artificiel qui
obéit à des ordonnancements différents. Mais les techniques épuisant au fur et
à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est indispensable
de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des
inventions toujours plus nombreuses pourront compenser les disparitions
irrémédiables de matières premières (bois, charbon, pétrole… et même eau). Le
nouveau progrès va accroître les problèmes techniques, et exiger d’autres
progrès encore. Mais l’histoire montre que toute application technique présente
des effets imprévisibles et seconds beaucoup plus désastreux que la situation
antérieure. Ainsi les nouvelles techniques d’exploitation du sol supposent un
contrôle de l’Etat de plus en plus puissant, avec la police, l’idéologie, la
propagande qui en sont la rançon. Alors qu’il y avait des principes de
civilisation différents, tous les peuples aujourd’hui suivent le même
mouvement : les forces destructrices du milieu naturel ont maintenant
gagné tout le globe.
En conséquence, le milieu dans
lequel vit l’homme n’est plus son milieu. L’homme est fait pour six kilomètres
à l’heure et il en fait mille. Il est fait pour manger quand il a faim et
dormir quand il a sommeil, et il obéit à l’horloge et au chronomètre. Il est
fait pour le contact avec les choses vivantes, et il vit dans un monde de
pierre.
III) Le bluff technologique de Jacques ELLUL (Hachette, 1988)
Pourquoi, alors que la technique
présente tant d’effets négatifs, n’en prend-on pas conscience ? Le premier
facteur qui joue dans le sens de l’oblitération est très simple : les
résultats positifs d’une entreprise technique sont ressentis aussitôt (il y a
davantage d’électricité, davantage de spectacles télévisés, etc.) alors que les
effets négatifs se font toujours sentir à la longue. On sait maintenant que
l’automobile est un jeu de massacre, cela ne peut enrayer la passion collective
pour l’auto. Il faut en second lieu tenir compte du paradoxe de Harvey
Brooks : « Les coûts ou les risques d’une technique nouvelle ne sont
souvent supportés que par une fraction limitée de la population totale alors
que ses avantages sont largement diffusés. Le public ne sent rien (la pollution
de l’air), ou ne sait rien (la pollution des nappes phréatiques). Un troisième
caractère joue dans le même sens. Sauf lors des accidents, ces dangers sont
très diffus et il ne paraît pas de lien de cause à effet évident entre telle
technique et tels effets : techniques industrielles et création du
prolétariat, techniques médicales et explosion démographique, etc. Enfin un
dernier facteur est à retenir : les avantages sont concrets, les
inconvénients presque toujours abstraits. Le motocycliste éprouve une joie sans
mélange sur son engin, et la redouble en
faisant le maximum de bruit. Le bruit est un fléau, mais ce danger apparaît
dans l’opinion tout à fait abstrait. Bien souvent même le danger n’est
accessible qu’à la suite de longs raisonnement, ainsi des effets
psychosociologiques de la télévision.
L’affaire n’est pas finie, car si
cette prise de conscience a lieu, on va se heurter à trois obstacles. D’abord
ce qu’on peut appeler le complexe technico-militaro-industriel. Donc cela
englobe aussi le régime socialiste. Tout ce que l’on peut faire contre les
centrales nucléaires n’a servi à rien. A cela vient s’ajouter que sont engagés
dans les opérations techniques des capitaux gigantesques : on ne va pas
interrompre une fabrication parce que le public est inquiet. Nous en sommes
toujours au stade du XIXe siècle où les maladies pulmonaires des mineurs de
charbon n’empêchaient pas l’exploitation des mines. A la rigueur on évaluera les risques en argent et
on paiera quelques indemnités. Et c’est là la troisième oblitération, tous les
dommages sont simplement évalués en argent, cela fait dorénavant partie des
frais généraux. Il faudrait accepter d’avance le principe de faire une balance
effective entre les avantages et tous les inconvénients, tant sur le plan de la
structure des groupes sociaux que des effets psychologiques !
Impensable !
S’il y a une chance que l’homme
puisse sortir de cet étau idéologico-matériel, il faut avant tout se garder
d’une erreur qui consisterait à croire que l’individu est libre. Si nous avons
la certitude que l’homme est bien libre en dernière instance de choisir son
destin, de choisir entre le bien et le mal, de
choisir entre les multiples possibles qu’offrent les milliers de gadgets
techniques, si nous croyons qu’il est libre d’aller coloniser l’espace pour
tout recommencer, si… si… si…, alors nous sommes réellement perdus car la seule
voie qui laisse un étroit passage, c’est que l’homme ait encore un niveau de
conscience suffisant pour reconnaître qu’il descend, depuis un siècle, de
marche en marche l’escalier de l’absolue nécessité.
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