Source : Kaizen
Mon opinion ou ton opinion ?
L’écologie intérieure doit, elle aussi, se préoccuper des facteurs de
pollution, les identifier et tenter d’en réduire les émissions. Parmi
les polluants divers qui agissent sur notre climat interne, il y a… nos
opinions, ou plutôt la relation passionnelle que nous entretenons la
plupart du temps avec elles.
Dans Kaizen, j’entends « zen », et il se trouve qu’un
proverbe zen dit : « La voie consiste en ceci : cessez de chérir des
opinions. » Notons bien que le proverbe ne nous invite pas à ne plus
avoir d’opinions, mais à ne plus les chérir. Ce que l’on « chérit »,
c’est ce à quoi on est attaché, identifié, tel Harpagon à sa « chère
cassette ». Attaché au point de faire passer l’objet de notre
attachement avant la relation à l’autre. L’autre, l’avare s’en fiche. Ce
qui prime, c’est sa cassette…
Avoir des opinions est normal et sans doute nécessaire. Si j’ai des
opinions, il est naturel que, quand l’occasion m’en est donnée, je sois
prêt à les exposer, voire à les défendre, voire à m’engager pour elles.
Mais dans quelle mesure suis-je si identifié et attaché à mes opinions
que cet attachement et cette identification m’interdisent non seulement
la compassion, mais même la compréhension ou ne serait-ce que l’écoute
vis-à-vis de celui qui en affirme d’autres ? Dans quelle mesure mon
attachement et mon identification à mes opinions constituent-ils un
rempart face à la différence, comme un rideau de fer gardé nuit et jour
par des soldats prêts à tirer ?
En ces temps où la politique enflamme les passions, il n’est pas rare
de voir des amis, des membres d’une famille ou des collègues franchir
la ligne qui sépare la discussion ouverte de l’affrontement stérile et
destructeur. Outre le fait que la plupart des discussions politiques
sont en vérité l’expression en surface d’émotions infantiles refoulées –
d’où l’intransigeance que nous y mettons –, la question fondamentale
n’est pas : es-tu ou non d’accord avec moi (mes opinions sont à mes yeux
nécessairement « les bonnes », l’une des devises de l’ego étant : « qui
n’est pas avec moi est contre moi ») ? Non, la question essentielle est
celle-ci : jusqu’où la défense de mes opinions prévaut-elle sur mon
humanité, ma capacité d’accueil ?
En tant que lecteurs de Kaizen, nous avons, je le suppose,
une sensibilité écologique, quoi que cela veuille dire. Nous professons
des opinions « généreuses », des valeurs de tolérance et de respect des
différences. Or regardons bien : puis-je rester intérieurement ouvert
face à, pour prendre un exemple quelque peu extrême, un individu
professant des opinions climatosceptiques, ou une intolérance vis-à-vis
de minorités ? Rester intérieurement ouvert ne signifie pas tolérer ;
cela n’interdit pas de prendre position – si possible en actes. Mais il
m’arrive de frémir en sentant la haine que vouent certains chantres de
la « tolérance » à ceux qui, à leurs yeux, font preuve d’intolérance…
Rester ouvert signifie ne pas réduire l’autre à ses seules opinions,
lesquelles ne sont souvent qu’une façade, une stratégie de défense parmi
d’autres. Ne pas juger, c’est comprendre, entendre. Or ce qu’il y a à
entendre derrière des opinions brandies en étendard, c’est presque
toujours une peur, une souffrance.
C’est au nom de « principes » considérés comme non négociables que
l’on en vient à nier les personnes individuelles et leur souffrance. En
ces temps où les passions sont promptes à se déchaîner, il est
d’actualité de voir et d’écouter plus loin que nos chères opinions, sans
pour autant y renoncer !
Par Gilles Farcet
© Kaizen, construire un autre monde, pas à pas (article publié dans Kaizen 30)
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