Le collapsologue Pablo Servigne : “Croire en des catastrophes
irréversibles n’empêche pas d’agir”
TELERAMA
17/12/18
Pourquoi faut-il croire à l’effondrement ?
Nous sommes partis de ce constat : malgré l’accumulation de
savoirs scientifiques sur les catastrophes en cours, nous ne
croyons toujours pas ce que nous savons. Et donc, nous
n’agissons pas. Comment faire ? L’« effondrement » nous a paru
efficace pour mettre en récit ces faits sidérants. Ce mot
extrêmement large, puissant, permet aussi bien de parler des
études scientifiques, de la raison, que de toucher l’imaginaire
et d’ouvrir une nouvelle vision du monde. Certains y voient une
prédiction de type Nostradamus, une apocalypse brutale façon
Hollywood. Ce n’est pas notre démarche. Nous adoptons plutôt le
point de vue d’historiens des siècles à venir, qui en étudiant
notre période, pourront parler de l’effondrement de la
civilisation thermo-industrielle. Autrement dit un processus qui
a déjà commencé, qui n’a pas encore atteint sa phase la plus
critique et qui sera graduel - une sorte de déclin complexe.
Comment tout peut s’effondrer est un best-seller. C’est le
signe que de plus en plus de gens y croient ?
Quand j’ai commencé à donner des conférences sur le sujet, il
y a une dizaine d’années, une grande partie du public restait
sidérée, certains pleuraient, d’autres étaient en colère…
Aujourd’hui, les gens me disent « merci d’être franc, nous avons
un horizon concret, alors on y va, on se bouge ». Et les médias
ne craignent plus d’en parler. Quelque chose a changé.
L’imaginaire populaire s’est fissuré : il y a eu le Brexit,
l’élection de Donald Trump, les vagues de migrants, et puis, la
canicule, la démission de Nicolas Hulot, le dernier rapport du
Giec, l’étude sur la « Terre étuve » (publiée dans la revue
Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS)… Chacun
de ces événements a embarqué un peu plus de monde dans l’idée
d’un avenir plus sombre. Voilà pourquoi l’effondrement, tel que
nous l’avons décrit de manière systémique, étayé par la science,
est intéressant : il propose un cadre scientifique de
compréhension, un récit cohérent qui met ces événements en lien
et donne un sens à notre époque. J’appelle ceux qui décident d’y
croire les « collapsonautes », en référence aux argonautes de
Jules Verne. Ce sont des voyageurs de l’effondrement. Ils
déploient leur imagination, apprennent à vivre, du mieux
possible, avec les mauvaises nouvelles et les changements
brutaux, progressifs, qu’elles annoncent.
Que répondez-vous à ceux qui vous voient comme un oiseau
de mauvais augure ?
Que croire que des catastrophes irréversibles sont déjà en
cours n’empêche pas d’agir. Au contraire. Il faut comprendre
qu’en acceptant cette réalité, il reste encore une marge de
manœuvre, un élan de vie et la possibilité d’un passage à
l’action. C’est la posture du « catastrophisme éclairé » du
philosophe Jean-Pierre Dupuy : on doit considérer la catastrophe
comme certaine, on doit y croire, pour avoir une chance de
l’éviter.
Mais on peut aussi être tétanisé par la peur ?
C’est pourquoi l’art de donner et recevoir les mauvaises
nouvelles est essentiel. Si on vous annonce brutalement que vous
avez un cancer et qu’il vous reste six mois à vivre, sans rien
de plus, vous serez détruit. La nouvelle de cet événement futur
pourrira votre présent. Alors que si le médecin est
bienveillant, vous permet d’exprimer vos sentiments, vous aurez
une chance de bien vivre ces derniers mois. Un élan vital sera
là, malgré la mort, et vous pourrez, peut-être, améliorer votre
état. Bien vivre en attendant la mort, c’est «La» question
philosophique depuis 2000 ans. Et au fond, l’effondrement n’est
rien d’autre que la question de la mort projetée à une échelle
collective. La démarche que nous proposons est de l’accepter.
Bien sûr, c’est douloureux. Mais c’est aussi une opportunité
incroyable.
Laquelle ?
Celle de commencer à construire quelque chose d’autre dès
aujourd’hui, de donner du sens à ce que nous vivons. Les humains
sont des animaux de croyances. Celles-ci forment notre manière
d’être au monde, de voir le présent, le futur, d’aborder les
autres, et ce qui nous met en mouvement. Elles peuvent être
conscientes et inconscientes. Et elles sont souvent plus fortes
que les faits - certaines nous imprègnent depuis si longtemps
qu’elles ont fini par ressembler à des vérités indiscutables.
Nos croyances, ce sont le progrès, la croissance infinie, la
techno-science qui domine la nature. Celle aussi qui nous dit
qu’il n’existe qu’une seule loi de la jungle - la compétition.
Mais les croyances vivent et meurent. La question de
l’effondrement est passionnante car elle traverse tout cela, et
permet de traiter autant la raison que les émotions, les
idéologies et les mythes. Elle ne condamne pas l’avenir. Au
contraire, elle nous invite à déstabiliser les croyances
toxiques. Et à créer un nouvel imaginaire, pour nous permettre
de croire à un futur quand ce dernier a l’air de s’effondrer.
Vous même avez des enfants tout en croyant à
l’effondrement...
Comme beaucoup de nos lecteurs, qui lisent les études
scientifiques, croient au réchauffement climatique, et
agissent... Pour ma part, devenir père a nourri mon parcours.
Cela nous a poussés à quitter la ville, à offrir aux enfants la
possibilité de goûter au sauvage avant qu’il n’y en ait plus. Je
ne dis pas que c’est la panacée. J’ai aussi dû renoncer à des
rêves que j’avais pour eux. Trouver la bonne posture est
compliqué...
De façon plus générale, il faut se tenir sur une ligne de crête
fragile, trouver le juste équilibre entre l’acceptation et le
passage à l’action. Il faut éviter les écueils du « tout est
foutu, à quoi bon... » mais aussi de l’optimisme béat, qui
équivaut au déni. Et celui, encore plus toxique et passif, de
l’espoir, qui nous fait croire que le système va
inexplicablement changer, ou que la technologie, ou bien la
déesse-mère vont nous sauver... Voilà pourquoi je dis que
l’utopie a changé de camp. Aujourd’hui, les utopistes sont les
optimistes béats, qui croient que tout peut continuer comme
avant. Et les réalistes sont ceux qui agissent en vue des
catastrophes qui ont déjà lieu, et de celles à venir.
Dans votre dernier livre, vous défendez l’« espoir actif
». De quoi s’agit-il ?
C’est l’idée, développée par les américains Joanna Macy et
Chris Johnson, de faire maintenant, aujourd’hui, ce qui nous
semble juste, ce qui nous importe, quelles que soient nos
chances de réussite, même si on sait que le réchauffement
dépassera les 1,5 degrés, que les migrations climatiques seront
gigantesques, etc. C’est un de ces « déclics » sémantiques qui
débloquent tout.
Ce « déclic » n’a toujours pas eu lieu chez nos
responsables politiques !
Certains (encore trop rares) travaillent sur la question :
ceux dont la fonction consiste à se pencher sur la longue durée,
dans les services de défense, de prospective... Quelques
responsables politiques comme Yves Cochet ou Delphine Batho, des
hauts-fonctionnaires aussi, en parlent. L’armée suisse, par
exemple, organise des exercices grandeur nature de simulations
d’effondrement des pays voisins, avec blocage des frontières,
etc. A plus petite échelle, en France, le réseau SOS Maires, par
exemple, prend la question très au sérieux et essaie de
rassembler les maires pour créer des réseaux de résilience au
niveau municipal.
Mais plus on monte dans les échelons politiques, plus les
verrous sont importants, à tous les niveaux - psychologique,
juridique, financier, technique… Inscrire des perspectives de
rupture globale n’est pas « porteur» électoralement, d’autant
moins que notre système politique n’est pas conçu pour traiter
des questions de long terme. Et puis, beaucoup de nos
dirigeants, y compris chez les écologistes, ne connaissent pas
la pensée écologique systémique (étude du vivant dans sa
globalité, dans ses interconnexions), ou ne sont pas à jour –
ils en sont restés à l’empreinte écologique… Nous avons un
travail pédagogique à faire sur ces nouveaux champs, mais aussi
sur ce que « croire » signifie vraiment.
Que voulez-vous dire ?
Savoir ne suffit pas. Les responsables politiques qui
discutent des chiffres climatiques lors des COP, ont lu les
rapports des experts. Ils savent. Mais ils n’y croient pas,
comme si la tête savait mais que le coeur s’y refusait. Les
connaissances doivent percuter le corps, les tripes, pour
prendre toute leur dimension et pour qu’on puisse y croire. Le
philosophe australien Clive Hamilton est celui qui m’a le plus
décomplexé à ce sujet. Dans son livre Requiem pour l’espèce
humaine, il décrit parfaitement comment il a « émotionnellement
(accepté) ce que cela signifiait vraiment pour l’avenir du monde
» et s’est senti « soulagé d’admettre enfin ce que (son) esprit
rationnel n’avait cessé de (lui) dire ». Il ne s’agit pas d’une
prise de conscience. C’est une prise d’émotion. Une fois qu’on
l’a ressentie, plus rien n’est pareil.
C’est compliqué de parler d’émotions pour vous qui êtes
scientifique de formation ?
Très ! La culture de cette profession nous demande de rester «
neutre ». Pourtant, ceux qui sont plongés dans l’étude du
changement climatique, de la destruction de la biodiversité,
sont les premiers touchés par toute une palette émotionnelle -
tristesse, colère, désespoir... Quelques uns commencent à en
parler - la chercheuse Camille Parmesan, corédactrice des
rapports du GIEC, a osé déclarer publiquement une « dépression
professionnelle ». Mais ils sont rares. L’historienne des
sciences Naomi Oreskes a d’ailleurs montré comment cette culture
a conduit les climatologues à communiquer une version
sous-estimée des dangers. Selon elle, les scientifiques
devraient davantage exprimer leurs inquiétudes, leurs émotions,
pour transmettre le message.
Y croirait-on plus ?
Si plusieurs climatologues du GIEC s’autorisaient à pleurer en
public, à l’instar des larmes du représentant des Tuvalu au
sommet sur le climat en 2009, ou celles de Nicolas Hulot lors de
sa démission, ils provoqueraient un « déclic » énorme. Mais
notre société dit encore trop souvent : c’est la preuve que la
politique n’est pas faite pour lui, il est trop émotionnel...
Et pourtant les impacts des émotions sur notre perception des
risques, nos manières de penser, d’agir sont fondamentaux. C’est
ainsi que fonctionne le cerveau ! Le cerveau « émotionnel » nous
aide à faire nos choix moraux, nos choix d’action, puis le
cerveau « rationnel » justifie ce qui a été décidé en amont de
façon intuitive et émotionnelle. Alors oui, il faut apprendre à
voir, comprendre, accueillir nos émotions, pour le bien commun.
C’est le but de la « collapsosophie » que vous proposez
dans votre livre ?
Nous avons remarqué que plus nous nous en tenions aux
chiffres, plus nos auditeurs étaient sidérés. Pour ne pas
devenir fous devant ce gavage de mauvaises nouvelles, nous avons
eu besoin de sortir du « logos » (la « raison » en grec). D’où
ce terme de « collapsosophie » : une sagesse pour traverser les
tempêtes, pour ne pas nous effondrer intérieurement. Nous avons
besoin des émotions, de l’intuition, de la philosophie, de la
spiritualité aussi, pour accompagner la rationalité
scientifique. C’est une manière de penser l’effondrement, et d’y
croire, en prenant soin de nous et des gens. J’insiste bien, il
ne s’agit pas de rejeter la raison. C’est la science qui nous
montre les limites, qui nous explique le fonctionnement du
système-terre. Mais le curseur est allé trop loin dans cette
rationalité froide, devenue toxique pour la société.
Dans votre livre, vous insistez sur un chemin intérieur,
vous ne croyez pas dans le politique ?
Beaucoup nous reprochent de ne pas avoir abordé la question
politique de l’effondrement. C’est la plus importante. Mais pour
la construire, il faut d’abord être d’accord sur le constat –
c’était l’objet de notre premier ouvrage. Vient ensuite la
question de la voie intérieure - la sagesse, les émotions, les
spiritualités. Mais ce tome 2 n’est pas un appel au repli
individuel : il s’agit de définir un élan spirituel qui redonne
de la force au collectif, qui redonne envie d’agir ensemble et
de créer des politiques moins toxiques. A partir de là, on est
un peu mieux préparé pour le chemin extérieur, la transition,
l’organisation collective. « Que faire ? », ce sera le tome 3,
mais ce n’est peut-être pas à nous de l’écrire...
Peu de scientifiques s’aventurent sur le terrain de la
spiritualité...
Mettre les pieds dans le plat est devenu notre spécialité ! «
Effondrement » était un gros mot, nous avons contribué à le
désamorcer. Nous voulons aussi désamorcer le mot « spirituel »,
qui met tellement mal à l’aise. En tant que scientifique athée,
anarchiste, j’ai longtemps été fâché avec les religions et les
spiritualités. Et puis je me suis apaisé, grâce notamment à la
définition qu’en donne philosophe Dominique Bourg dans son livre
Une nouvelle terre. La spiritualité n’est pas un gros mot, elle
est essentielle pour vivre. C’est notre rapport au monde, à tout
ce qui nous a été donné et que nous n’avons pas produit - la
nourriture, le soleil, les autres humains et non humains...
Définir et vivre ces liens au monde est une question
fondamentale : est-on dans la réciprocité ? Dans la gratitude ?
Dans l’indifférence ? Cette question traverse d’ailleurs la
récente mobilisation des Gilets jaunes, des gens venus de
milieux différents, qui redécouvrent la puissance de la
solidarité, et la jouissance, le plaisir d’être et d’agir
ensemble.
Aujourd’hui, la spiritualité fait un retour, revu et corrigé par
le capitalisme marchand qui a choisi de la nommer «
développement personnel ». Pourquoi ne pas l’aborder de manière
plus saine ? C’est ce que nous proposons en puisant dans des
traditions boudhistes, amérindiennes... C’est sans doute un peu
naïf, maladroit, mais c’est un début. Il faut vivre aussi avec
le risque que cette quête spirituelle puisse mener à des
dérives. Il y aura, et il y a déjà, des gourous, des
pseudo-religions. Mieux vaut devenir compétent pour éviter les
risques. Pour ma part, j’ai choisi de mettre les mains dans le
cambouis, avec cet horizon que me donne l’effondrement, pour
répondre à cette deuxième interrogation essentielle qui définit
la spiritualité : quel est mon horizon d’accomplissement ? Que
dirai-je à mes enfants, à mes petits-enfants sur mon lit de mort
: voilà ce que j’ai été, voilà ceux avec qui j’ai fait récit
commun, voilà à quoi j’ai cru.
Propos recueillis par Weronika Zarachowicz
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