« Nous ne sommes ni périphériques ni invisibles »,
15 janvier 2019 par Marion Messina
Son premier roman, Faux départ (Le Dilettante, 2017), est sorti en
format poche chez J’ai Lu en août 2018.
https://lemediapresse.fr/idees/nous-ne-sommes-ni-peripheriques-ni-invisibles-par-marion-messina/
Nous ne sommes pas la France invisible. Nous sommes bien visibles,
dans les zones résidentielles, les quartiers HLM, les gares, les
centres commerciaux, les files d’attente devant les administrations,
à la sortie des écoles, dans les cimetières et les maternités. Nous
ne sommes pas attachés à un lopin de terre, à une boutique, à une
vieille bâtisse ou à un village. Nous nous retrouvons dans des
non-lieux, sur des parkings, sur les rond-points, dans des zones
neutres identiques d’un bout à l’autre du pays. Nous sommes les
enfants indésirables de la fin de l’Histoire prophétisée par ses
chefs d’orchestre.
Ils nous somment d’embrasser la « modernité », une définition
perverse de régression, de renoncer coûte que coûte à la protection
sociale, de nous adapter, de faire des efforts, d’accepter que nos
existences changent à chaque décennie, que nos vies perdent leur
saveur et leur sens jusqu’à devenir une succession fade de jours
façonnés de regrets, d’absurdité et d’épuisement. Nous ne contrôlons
plus nos vies, nous ne voyons pas nos enfants grandir ; nous sommes
rackettés légalement et travaillons pour rien. Nous payons des
assurances obligatoires qui ne nous sont d’aucune utilité, nous
payons les mêmes aliments infâmes qui poussent nos paysans au
suicide. Nous sommes moqués, humiliés, présentés comme idiots, sous
diplômés, ou encore pétainistes qui s’ignorent. Nous qui, pour la
grande majorité, sommes nés après la guerre.
Il n’y a pas plus ringard que cette mentalité d’avarice teintée de
dégoût pour le peuple. Pas plus anachronique que ces ex-maoïstes
réclamant le respect des institutions et le maintien de l’ordre. Pas
plus ridicule que ces bonnes consciences de l’antiracisme, si
promptes à dégainer la carte du racisme d’État, qui restent de
marbre face au passage à tabac d’un homme noir désarmé à Toulon, par
un gendarme décoré de la Légion d’Honneur quelques jours plus tôt.
Tout comme ces défenseurs acharnés des minorités et les chasseurs
d’injustices qui laissent un gitan au casier judiciaire vierge être
placé en prison avant toute forme de procès pour avoir frappé un
gendarme. Christophe Dettinger a eu la dignité de se rendre et de
reconnaître la laideur de la violence qui l’a submergé. Pour nous,
il n’y a pas d’immunité parlementaire.
Il n’y a pas plus insupportable que ces gens qui se réjouissent de
la « bonne santé du marché de l’immobilier » qui laisse à la porte
ou pousse à la rue des gens de plus en plus nombreux, qui maintient
chez leurs parents des jeunes adultes de moins en moins jeunes, les
confinant dans une humiliation symbolique et un désespoir affectif
absolus à l’âge où ils pourraient élever leurs propres enfants. Ces
mêmes bonnes gens qui semblent sortis d’un autre siècle et voient le
revenu sur le patrimoine exploser en même temps que le revenu du
travail, le seul dont disposent les classes laborieuses, s’effondre.
Ces citoyens modèles qui lisent les pages saumon en s’inquiétant de
la fuite des touristes des beaux quartiers, qui réclament leurs sels
en voyant des manifestants, qui exigent la diminution des dépenses
publiques pour les enseignants et le personnel hospitalier mais ne
trouvent aucune objection à ce que l’État paye une fortune les
équipements de guerre anti-émeutiers. L’État dépensier qui ne pose
aucun problème à leur porte-monnaie quand il peut mutiler des
travailleurs participant à leur premier mouvement social et faire
taire de trop grandes gueules longtemps fermées.
Nous avons trop longtemps détourné les yeux de la corruption et du
népotisme, gobant votre mythologie citoyenne d’ « égalité des
chances » et de roue qui tourne pour les plus méritants. Pétris de
légendes urbaines sur le self made man et l’entrepreneur courageux,
nous n’avons pas joué collectif en attendant l’émancipation
individuelle. Or, nous devons nous rendre à l’évidence : nous sommes
diplômés du supérieur auto-entrepreneurs en livraison de pizzas
après minuit, en vélo pour que vous puissiez compenser notre absence
d’émission de CO2 par vos longs courriers, infirmiers diplômés
enchaînant les CDD, aspirants fonctionnaires aussi précarisés que
des employés du privé, soumis aux nouvelles politiques de management
que vous n’appliquez pas à vous-mêmes. Nous laissons nos
grands-parents vieillir dans l’indigence et nos enfants s’entasser
dans des salles de cours, quand ils ont la chance de pouvoir avoir
un enseignant.
Qui êtes-vous ? Dans un contexte aussi intense, les masques tombent.
Ceux qui prônent l’absence totale de l’État en économie
applaudissent lorsque ce même État interdit une cagnotte citoyenne
visant à aider Monsieur Dettinger à financer ses frais de justice.
Qui est Marlène Schiappa ? Une ex-blogueuse sans talent,
scribouillarde de livres girly et sexy, pétrie de culture 50 shades
of grey et incapable de prononcer une phrase sans déclencher la
consternation et l’hilarité. Secrétaire d’État chargée de «
l’égalité homme-femme », non élue démocratiquement, quelle est sa
légitimité pour demander l’identité de tous les contributeurs d’une
cagnotte légale et solidaire ? Qui est cette femme ? Puisqu’on nous
parle de méritocratie, posons la question : quel diplôme ou hautes
études nécessaires au bien commun Madame Schiappa a-t-elle validé ?
Quels services Monsieur Benalla a-t-il rendus à la France pour
bénéficier de passeports diplomatiques, d’une impunité juridique
dans les faits, après avoir pourtant passé à tabac des manifestants
lors du 1er mai, grimé en policier ? Quel est le rôle de Monsieur
Benalla dans la vie des Français ? A-t-il été élu ? Aurait-il lui
aussi validé le diplôme que l’on réclame à n’importe quel citoyen
lambda même pour distribuer des prospectus promotionnels ? Quel
service a-t-il rendu à la patrie pour bénéficier de l’indulgence
dont n’a pas bénéficié Monsieur Dettinger qui dormira ce soir encore
en prison ? Qui est Aurore Bergé dont le combat était encore il y a
cinq mois de faire entrer des chats à l’Assemblée ? La « plus-value
humaine » de ces gens est-elle supérieure à celle de Messieurs
Dettinger et Drouet, fonctionnaire territorial et routier ?
À ceux qui ont mené leur vie paisiblement sans nous voir tandis que
nous ramassions leurs poubelles, balayions leurs rues, passions la
serpillière dans leur hall d’immeuble haussmannien, vendions leurs
cafés, reprisions leurs vêtements, gardions leurs enfants et
soignions leurs vieux : nous ne manifestons pas pour exister. Nous
existons.
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