Avril 2020
Par Dominique Bourg, Philippe Desbrosses, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Xavier Ricard-Lanata, Pablo Servigne et Sophie Swaton
Changer, maintenant
La pandémie du Covid-19, et plus
précisément la façon dont un grand nombre de pays tentent d’y répondre,
peuvent nous permettre d’analyser la donne plus générale qui nous
échoit. L’enjeu est une véritable bascule de civilisation avec un socle
commun, consensuel, à partir duquel l’adversité démocratique – le jeu
majorité et opposition – peut à nouveau se déployer et s’exprimer. Quel
est ce socle commun ? De quelle bascule s’agit-il ?
La pandémie : une conséquence de notre rapport au vivant
Ce que tout le monde pensait impossible,
un arrêt partiel des économies, s’est imposé à la quasi-totalité des
nations sur Terre. Face à une pandémie, qui plus est débouchant sur une
mort horrible, par étouffement, sans tests en masse, ni remèdes, ni
connaissance assurée de toutes les voies de transmission du virus, ni
vaccin, il n’est d’autre moyen d’en éviter la diffusion qu’un
confinement quasi général des populations. Même les plus récalcitrants,
les Trump et autres Johnson, ont dû s’y résoudre. La nature a eu ainsi
raison de nos économies et de notre folie consumériste ordinaire.
Parler de nature n’est pas ici qu’une
clause de style. Le coronavirus nous a sévèrement rappelés à notre
vulnérabilité, à savoir à notre animalité, en nous ramenant toutes et
tous à notre condition humaine biologique. Nature encore parce que cette
crise est d’origine écologique. Il s’agit avec le coronavirus d’une de
ces zoonoses qui se multiplient depuis quelques décennies parce que nous
détruisons des écosystèmes, et partant l’habitat de certaines espèces
qui du coup se rapprochent de nos propres habitats ; et parce que
détruisant la biodiversité sauvage comme la diversité génétique des
espèces domestiques, nous déstabilisons les équilibres entre populations
et facilitons la circulation des pathogènes. Nous avons en outre
superbement ignoré l’importance du « cortège biotique » qui nous
accompagne et qui nous relie aux cortèges biotiques des autres, des
animaux et des plantes (bactéries commensales, acariens, parasites et
symbioses).
A quoi s’ajoutent aussi les effets du
dérèglement climatique favorisant l’expansion des maladies infectieuses
vectorielles comme le Chikungunya ou le virus Zika. Le Covid-19 avait
pour hôte, et sans pathologie aucune pour lui, une espèce de
chauve-souris contrainte de se rapprocher de nous ; et le virus nous a
atteints, mais en produisant alors des ravages, via probablement une
espèce intermédiaire, le pangolin, apprécié par la pharmacopée chinoise
pour ses écailles (et donc gravement menacée). C’est donc la nature, et
plus exactement les effets de notre action sur elle, notre
destructivité, qui nous ont imposé une radicalité qui détermine la nature de nos réponses, elles aussi radicales.
Le dérèglement climatique : toujours notre rapport au vivant
Or, c’est une situation analogue à
laquelle l’ensemble des dégradations du système Terre, changement
climatique en tête, nous confronte désormais. Ces dégradations ont
atteint un degré inouï et rien ne semble annoncer quelque décrue. Nombre
de pays ont même désigné à leur tête des chefs d’État qui ont en commun
un déni des questions écologiques, de Trump à Bolsonaro en passant par
Modi, Xi Jinping, Poutine, etc. Sur le plan de l’action, le déni est
quasi-universel. Effondrement du vivant, pollutions au plastique,
destruction des sols, entrée dans le dur des dérèglements climatiques,
etc., la litanie est connue. Prenons toutefois appui sur le climat, car
il peut donner le tempo.
La température moyenne au sol sur Terre est de 1,1°C supérieure à ce qu’elle était dans la seconde moitié du 19e
siècle et, selon l’un des grands modèles au monde, celui de l’IPSL
(Institut Pierre-Simon-Laplace, Paris), elle devrait atteindre les 2°C
dès 2040, en raison des émissions déjà émises pour l’essentiel. C’est
énorme.
Rappelons qu’avec une augmentation de
plus de 1°C, nous connaissons désormais des cyclones qui flirtent quasi
systématiquement avec le plafond de la catégorie 5, des inondations hors
normes et des méga-feux, des pics de chaleurs jamais atteints[1]
et des méga-sécheresses. Les récoltes australiennes de riz et de sorgho
à l’issue de l’été austral ont par exemple diminué de 66 %. Avec +2°C,
certaines régions de la zone intertropicale pourraient déjà connaître
plusieurs jours par an où l’accumulation chaleur et humidité saturerait
nos capacités de régulation thermique : nous ne serions plus en mesure,
sans refuge dans un endroit plus frais au bout de 7 à 8 minutes, de
réguler et de maintenir la température de notre corps à 37°, et ainsi
d’échapper à la mort. Avec une élévation de la température de 3,5 à 4
degrés, cet état de choses durerait des semaines et s’étendrait même
au-delà des tropiques. L’enjeu n’est donc autre que le maintien de
l’habitabilité de la Terre pour l’espèce humaine et les autres espèces.
Au-delà de l’arrêt brutal, organiser le ralentissement général
Et il en va de cette situation comme du
Covid-19, elle relève de la donne physique que nous avons produite et
appelle un changement non moins radical : à savoir une
redescente brutale, dans la décennie, avec effort immédiat, de notre
destructivité ainsi que des émissions mondiales de gaz à effet de serre,
qui devraient être réduites de moitié au moins, pour atteindre a minima
la neutralité carbone au milieu du siècle[2].
En d’autres termes, à la place d’un
retour fulgurant à la croissance, il conviendrait de décélérer
brutalement — et à long terme — nos consommations d’énergie, et
indirectement nos consommations tout court. La pandémie nous a montré
qu’un court ralentissement global était possible, mais l’effort de
ralentissement qui suivra sera bien plus difficile qu’un arrêt momentané
des activités. Il devra être structurel.
Ensuite de quoi il conviendrait de
construire une vitesse de croisière économique compatible avec le rythme
de la biosphère, c’est-à-dire une consommation globale inférieure à une
planète[3].
Pourquoi inférieure ? Pour se donner une marge de régénération des
écosystèmes et des agroécosystèmes que nous aurons détruits. C’est une
décélération significative, qui nous obligera à vivre définitivement
sans croissance économique globale. Il s’agit bien d’une bascule de
civilisation.
Ainsi, bien au-delà de ce que nous a
montré l’arrêt de l’économie pendant le Covid-19, nous n’aurions d’autre
choix que de changer profondément les modes de vie, ce qui implique
évidemment une restructuration totale de l’appareil de production.
Une restructuration totale, un tournant de civilisation
Nous devrons métamorphoser les modes de
vie des pays les plus riches, dont le nôtre, tout simplement parce que
les causes des destructions du système-Terre ne sont autres que nos
niveaux de consommation de ressources énergétiques, minérales,
halieutiques, de surfaces, d’eau, de biomasse, etc. Un seul exemple, les
10 % les plus riches de la population mondiale émettent la moitié des
gaz à effet de serre, alors que la moitié la plus pauvre de la
population n’émet que 10 % de ces mêmes gaz[4].
C’est donc une association nouvelle de modes de vie et de techniques, probablement pour l’essentiel en “basse technologies” (low-tech),
vers laquelle il conviendrait de s’orienter. Ce qui appellerait une
profonde transformation de l’appareil de production, tournée plus vers
les infrastructures (moins de virtuel), avec très peu de petits objets,
mutualisés, modulables, recyclables, et à portée de réparation pour
tous, en évitant les objets sophistiqués et riches en matériaux et en
énergie.
C’est aussi tout notre urbanisme qu’il convient de revoir pour rendre les villes habitables durant la saison chaude[5],
qui dépasse désormais largement l’été : avec des trottoirs et des
chaussées, notamment, végétalisés, pour ne citer que ces exemples…
Avec la modernité, nous avions cherché à
nous arracher à la « vallée des larmes » de la misère. Nous nous sommes
donnés comme dessein de toujours produire plus. Contrairement au
souhait formulé par John Stuart Mill au 19e siècle, nous ne
sommes pas parvenus à trouver quelque optimum. Nous avons poursuivi
jusqu’à l’absurde la quête de richesses matérielles et qui plus est
depuis une quarantaine d’années avec une explosion des inégalités en
termes de répartition de la richesse sur Terre et au sein de chaque
nation, en dépit de l’arrachement des classes moyennes des pays
émergents à la misère. Nous sommes désormais menacés d’un retour à la «
vallée des larmes », sous la forme d’un désert brûlant.
Le consensus moderne s’était construit
autour de la nécessaire production de richesses et leur nécessaire
partage ; on s’écharpait sur les moyens optimaux de production et sur
les critères de redistribution de la richesse produite.
Aujourd’hui, il s’agit de nous entendre
sur la nécessaire décrue de la production et sur son partage,
c’est-à-dire sur le nécessaire resserrement des écarts de richesses. Au
sein de ce cadre, la matière à adversité démocratique ne manquerait pas :
nous pourrons nous différencier quant au degré de resserrement opportun
des inégalités sociales autant qu’au sujet du niveau de décrue de la
production et des types de production à privilégier ou non.
Rappelons qu’à terme, en cette matière,
il n’y a pas d’intérêts divergents : continuer sur la tendance actuelle
c’est aboutir à une planète inhabitable pour l’ensemble des espèces
vivantes.
Le risque létal d’un “retour à la normale”
Bien des manières d’aborder en ce moment l’après
ne sont guère rassurantes, et rappellent les suites de la crise
économique de 2008-2009. La tentation est forte, en effet, de revenir à
la situation d’avant, mais en pire. A l’hôpital, on maintient bille en
tête les « restructurations » en vue de « l’optimisation de l’offre de
soins publique » – entendez les suppressions de centaines de postes et
de lits -, que ce soit dans le Grand Est (!) mais aussi dans le nord de
Paris, déjà sous-doté. Des économistes orthodoxes font à nouveau
entendre leur petite musique : il va falloir « relancer la machine », «
tout miser sur la croissance », faire passer l’économie avant
l’écologie. Du côté de la puissance publique, on entend déjà que les «
réformes structurelles » et une « austérité » redoublées sont plus que
jamais nécessaires pour « éponger la dette ».
Ce sont souvent les mêmes qui, de
plateaux d’experts en tribunes de presse, de chaînes d’information en
« téléphone sonne », préviennent contre les méfaits certains d’une
« écologie punitive ».
A ces « réalistes » auto-proclamés, dont
le « réel » est d’une abstraction inédite dans l’histoire de
l’humanité, car il se compose d’indicateurs, de spreads, de nanosecondes
et de pures spéculations (pas celles des philosophes, hélas, celles des
traders), il faut rappeler quelques faits bien établis, dont tout le
monde, à l’occasion de cette catastrophe sanitaire, a pu faire
l’expérience parfois douloureuse.
De la même manière qu’il a fallu deux
étés caniculaires éprouvants pour que, dans leur chair, nos
contemporains saisissent ce que veut dire le dérèglement climatique,
nous avons vu et ressenti les effets désastreux et irrationnels de la «
RGPP » (Révision générale des politiques publiques) et autres
dispositifs du « new public management » néolibéral qui mise tout sur le
« flux » au détriment du « stock » : c’est parce qu’il n’y avait pas de
« stocks » de tests, de masques et de gel qu’il a fallu confiner tout
un pays. Pour économiser des millions d’euros dans un univers stable,
qui mutile l’État-providence en pariant que tout ira bien, ce sont des
centaines de milliards que nous brûlons parce que le monde a ses
imprévus et que le « flux tendu » gestionnaire ou logistique ne tolère
pas le moindre incident.
A ceux qui, face à la fermeté des
mesures à prendre pour « lisser la courbe » – cette fois-ci, la courbe
climatique – seraient tentés de crier à « l’écologie punitive »,
rappelons que la punition est déjà là : mort de masse par contamination,
confinement général, arrêt brutal de l’économie, dilapidation de
milliers de milliards d’euros. Ajoutez à cela l’attaque en règle contre
les libertés et droits fondamentaux. Qui, dans ces conditions-là, peut
encore parler d’écologie punitive sans sombrer dans le ridicule ?
Souvenez-vous, les renoncements
nécessaires pour atténuer les effets du dérèglement général de la
planète étaient inacceptables, nous disait-on : baisser notre
consommation folle, couper dans les dépenses somptuaires, cesser de
fabriquer des objets inutiles, des 4×4 rutilants et vrombissants, des
vols en avion… On nous disait que la croissance n’était pas négociable.
Erreur, elle l’était.
Quand on voit les sacrifices et les
renoncements auxquels (presque) tout le monde se plie pendant le
confinement, on se dit que tout était déjà possible. Faut-il
rappeler que 48 000 personnes meurent par an en France de la pollution
atmosphérique, 15 000 des effets du chômage, et que la canicule de 2003 a
fait 19 000 morts ?
Retourner à la situation d’avant,
“relancer la machine” à l’identique, indiquerait non seulement que nous
n’avons pas tiré de leçon des catastrophes, mais surtout que nous décidons de faire mourir toutes ces personnes. C’est bien évidemment inacceptable.
Les propositions qui suivent ont pour
but de contribuer aux changements structurels de nos institutions
démocratiques et économiques.
Une vision et un programme
L’objectif global est l’adoption consensuelle d’un nouveau cap de civilisation, dont les grandes lignes sont :
- ECONOMIE : Produire moins de biens (sobriété), et mieux (efficacité), pour que nos économies s’insèrent dans le cadre des limites planétaires et deviennent régénératives plutôt que destructives ; resserrer les écarts de revenus.
- ETAT : refonder la représentation, enrichir les procédures démocratiques, protéger les biens publics et les biens communs ; redonner du sens au service du public.
Il y a bien sûr différentes
interprétations possibles de ces objectifs et des mesures précises qui
peuvent contribuer à les atteindre. Libre à d’autres, dans un esprit
d’alternance démocratique, de proposer d’autres interprétations et
mesures de mise en œuvre.
Nous avons choisi de proposer des
mesures, très centrées sur l’État. Ce n’est évidemment pas incompatible
avec une démarche de participation populaire (et toutes les initiatives
de la société civile allant dans le même sens), que nous encourageons
par ailleurs. Mais nous soulignons que même ces processus démocratiques
“venant du bas”, doivent reposer sur des garanties de l’État. Par les
mesures qui suivent, nous nous donnons des instruments puissants pour
réellement changer les choses.
Certaines des réformes que nous
proposons pourraient être, autant que faire se peut, immédiates,
d’autres exigent au contraire du temps, par exemple la réorganisation du
commerce international et la démondialisation, d’autres enfin appellent
une mise en œuvre dynamique et progressive comme le plafonnement des
consommations et le resserrement des inégalités.
A. Vers une économie « réelle » au service des biens communs (18 mesures)
Les dégradations du système Terre sont
le résultat du substrat énergétique et matériel de nos modes de vies
actuels et de la manière dont ceux-ci envahissent les territoires les
plus divers et reculés. Les propositions ci-dessous visent à réduire le
potentiel destructeur de nos activités et des modes de vie dont elles
sont solidaires. Elles visent également à concilier cet objectif avec
une amélioration qualitative du bien-être et la justice sociale, qui
repose sur la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres
humains. Toutes ces considérations nous imposent de transformer nos
modes de vie en adoptant des instruments qui permettent de mesurer
l’effet destructeur de nos modes de vie et de le borner, comme
l’Empreinte Écologique et les quotas de consommation individuelle.
Mesure 1 – Pour ce faire, nous aurons besoin d’indicateurs robustes
quant aux conséquences écologiques et énergétiques des niveaux de
production, et quant à leurs incidences en termes de bien-être humain.[6] On peut constater en Europe une timide percée de ce discours même au sein de la droite classique.
Mesure 2 – Relocalisation maximale de l’activité via un protectionnisme coordonné et coopératif au niveau international.
Cette relocalisation permettrait de contrôler plus efficacement les
flux de matière et d’énergie à l’échelle d’un territoire ; et d’évaluer
leur impact sur les écosystèmes. L’objectif est ici de parvenir à terme à
une empreinte écologique inférieure à 1 planète (objectif partiel de
1,5 d’ici à 10 ans), tant il est nécessaire de stimuler les capacités de
régénérescence des écosystèmes. Il existe dans la littérature
internationale un indicateur mixte combinant Empreinte Écologique et
Limites Planétaires, qu’il conviendrait d’adopter à l’échelle de chaque
territoire.[7] Ce qui importe avant tout, c’est d’engager une dynamique de resserrement progressif de l’empreinte écologique.
Doivent être relocalisés en premier les
secteurs essentiels à la vie de la nation comme l’alimentation, les
fournitures relatives au secteur médical et de santé, l’énergie,
l’électronique et le web (nécessairement à l’échelle européenne) et
évidemment la défense.
Mesure 3 – Modification du droit des sociétés : l’objet social doit préciser la contribution au bien commun.
Les entreprises seraient soumises au resserrement de l’Empreinte
Écologique et adopteraient une comptabilité tenant compte de l’empreinte
écologique et de la dynamique écologique globale des écosystèmes. Les
entreprises adopteraient pour cela une comptabilité à trois capitaux :
actifs classiques, capital social et capital naturel, les trois n’étant
pas fongibles (aucune compensation ne serait possible, même pondérée).
Cette démarche, associée à la nécessaire transformation de la
gouvernance des entreprises (de manière à la rendre plus démocratique)
revient à généraliser les principes de l’ESS de transformation
écologique[8]
à toutes les entreprises et tous les secteurs d’activité
(internationalisation des externalités négatives, participation et
autonomie)[9].
Il faut aussi changer les règles de
l’entreprise sur la transparence des actionnaires, que l’on sache,
publiquement, qui finance quoi. Pierre Samuel le proposait déjà en 1970.
Mesure 4 – Comptabilité en matière/énergie et instauration de quotas d’énergie/matière par individu (variable en fonction de la situation géographique et de la part « contrainte » des dépenses). Il s’agirait de plafonner démocratiquement, de façon progressive,
les consommations d’énergie / matière (et notamment les consommations
d’énergie fossile, émettrices de CO2). De tels plafonnements pourraient
être mis en place non seulement pour les achats directs d’énergie, mais
pour tous les produits (chaque produit serait marqué d’un “prix”[10]
en énergie / matière, et chaque achat serait reporté sur un compte
personnel). Le quota serait calculé par bio-région, selon la formule
suivante : empreinte écologique = 1/nombre d’habitants de la bio-région.
Ces plafonnements s’accompagneraient de péréquations de façon à
garantir à tous les Français des conditions de vie équitables : les
régions moins bien dotées pourraient recevoir des “transferts de quotas”
provenant des régions les mieux dotées, en respectant à terme une
empreinte écologique globale inférieure ou égale à 1. Sans de tels
plafonnements, absolus et non négociables, il est impossible de faire
baisser les émissions sur un territoire donné, autrement qu’en laissant
le marché déterminer le prix des consommations “hors quota” (c’est le
principe des “marchés de quotas”, par exemple de la “carte carbone”
conçue par les Britanniques avant la crise de 2008, les riches pouvant
racheter aux pauvres leurs quotas), ce qui reviendrait à marginaliser
une grande partie de la population et à accroître les inégalités
sociales.
Il n’y a jamais avec de tels quotas
qu’un mode de gestion séculaire, celui des communs, toujours assortis,
comme l’a montré Elinor Ostrom, de règles d’usage rigoureuses. Et
rappelons-le, nous concernant, nous sommes déjà en situation de
surpâturage climatique et biologique.
Mesure 5 – Généralisés à toutes les consommations, les quotas énergie/matière reviennent à relativiser le signal prix.
Le signal prix devient relatif dans une économie qui tend vers un
plafonnement généralisé, dont les plafonds décroissent progressivement
pour atteindre les objectifs démocratiquement fixés : la consommation
des biens rares n’est plus réglée par leur prix, elle est plafonnée “a
priori”, et obéit à un principe d’équité (les quotas sont fixés en
tenant compte des “consommations contraintes” de chacun). Les écarts de
consommation (entre riches et pauvres) se portent sur les services purs
ou les objets patrimoniaux. Toutefois les services deviennent eux aussi
plus rares (la productivité des activités de service pur ne progresse
pas ou très peu : les quantités sont donc “données” par le niveau de la
Population Économiquement Active (PEA), elles sont constantes à court
terme). On pourrait craindre que les services deviennent plus coûteux en
raison de leur relative rareté, et qu’ils ne soient accessibles qu’aux
plus riches. Mais il convient de rappeler ici que les écarts de revenus
et de patrimoine étant par ailleurs démocratiquement bornés, les
disparités concernant les quantités consommées le seraient aussi.
Mesure 6 – Dette publique : nous proposons que l’État français cesse de payer les intérêts de la dette publique cumulés depuis 1974,
date à laquelle on a mis fin au privilège de la Banque de France de
battre monnaie : c’est l’essentiel (70%) de la dette française qui
serait purement et simplement effacé. L’indépendance de la Banque
Centrale et le recours au marché obligataire pour le refinancement des
États avaient pour dessein d’empêcher ces derniers d’exercer leur
prérogative de création monétaire, en la déléguant à des entités
indépendantes. Cette décision apparaît, avec le recul, d’autant plus
injustifiée que les banques centrales indépendantes (la BCE ou la FED
par exemple) ont récemment adopté (ou envisagent de le faire) des
instruments de politique monétaire “non orthodoxes” (Quantitative Easing
ou “Helicopter Money for People”), les exacts équivalents de la
“planche à billet” que les orthodoxes reprochaient aux États de faire
tourner à la moindre difficulté.
Nous n’ignorons pas qu’une telle mesure
pourra pénaliser les épargnants qui détiennent des obligations d’État,
mais considérons qu’elle est conforme à l’intérêt du plus grand nombre,
actuellement obligé de s’acquitter d’un impôt pour assurer le paiement
des intérêts illégitimes de la dette publique.
Mesure 7 – Nous proposons de restituer à l’État les instruments de pilotage monétaire et financier,
indispensables à la réorientation des flux d’investissement et à la
relocalisation des consommations et des productions. Il s’agirait en
premier lieu de mettre fin à l’indépendance des banques centrales.
Cette mesure revient à restituer à l’État l’instrument de pilotage
public de la monnaie et des services financiers. Elle s’accompagnerait
de la nationalisation totale ou partielle du secteur bancaire
(ce dernier est nationalisé de fait depuis la crise de 2008, dans la
mesure où l’État s’est porté garant, en dernier ressort et sans
limitation de montant, non seulement des dépôts des épargnants, mais
plus généralement des dettes contractées par les banques françaises).
Mesure 8 – Nous n’ignorons pas la
résistance de certains gouvernements européens à de telles idées. La
France engagerait des négociations avec ses partenaires pour les
convaincre de l’impérieuse nécessité d’une telle politique. Dans
l’hypothèse où elle n’obtiendrait pas gain de cause, elle pourrait
décider de recouvrer sa souveraineté monétaire : elle
plaiderait alors pour conserver l’Euro sous la forme d’une monnaie
commune et non plus “unique”, suivant la proposition jadis formulée par
la Grèce[11].
La France adopterait dans ce cas une politique monétaire reposant sur
le pluralisme monétaire et la reconnaissance des monnaies locales et
complémentaires (fondantes, dédiées, vectorielles, etc.), répondant à
l’objectif de viabilité écologique et sociale des productions et
consommations (empreinte écologique inférieure ou égale à 1 et
encadrement des inégalités de revenus et de patrimoine).
Mesure 9 – Mise en place d’un revenu de transition écologique[12].
Le RTE se destine à des personnes physiques, en contrepartie
d’activités orientées vers l’écologie et le lien social ; la
rémunération de ces activités (par exemple : agroécologie, permaculture,
artisanat, low-tech) par le marché est souvent bien inférieure à leur
valeur réelle. Le RTE comprend un volet monétaire et un volet
accompagnement dans le cadre d’une coopérative de transition écologique
(CTE). Une CTE a trois fonctions principales : financière avec le
versement d’un revenu conditionné ; d’outillage des porteurs de projet
en termes de formation et d’accompagnement, pour franchir
progressivement les étapes de la transition ; de mutualisation des
coûts, des pratiques et des connaissances au sein du groupe ainsi
constitué. Les personnes et les initiatives déjà actives ou émergentes
dans la transition gagnent ainsi en visibilité, et serviront de levier
pour changer d’échelle et redynamiser les territoires. L’intérêt majeur
du RTE est de s’appuyer sur des personnes, des réseaux et des structures
déjà existantes, dont il constitue la pierre angulaire à travers la
mise en œuvre d’une CTE. Celle-ci peut prendre différentes formes
juridiques : une société collective d’intérêt collectif (SCIC) intègre
des structures démocratiques diverses, dont des coopératives d’activité
et d’emplois (CAE), des entreprises locales, des collectivités. La
première CTE a été créée en 2019 dans la commune de Grande-Synthe avec
la volonté de contribuer directement aux politiques territoriales de
transitions (agricole et alimentaire ; transition énergétique ; mobilité
; économie circulaire etc.). La prochaine CTE est en cours de création
dans le département de l’Aude. Les territoires en expérimentation sont
eux-mêmes en réseau. Ainsi, le RTE a vocation à construire un nouveau
modèle économique, écologique et social, grâce à un processus bottom-up.
Mesure 10 – Forcément, par voie de conséquence, encadrement des écarts de revenus
(salaires, revenus du capital) serait à établir, à l’intérieur d’une
fourchette dont l’amplitude est à définir de manière démocratique et par
voie de référendum. De même que le revenu de transition écologique
comble la distance entre le revenu jugé “minimal” et la rémunération
réelle par le marché, le revenu maximal est le produit d’une décision
démocratique qui interdit la “sur-rémunération” par le marché, dès lors
que celle-ci introduit des écarts de revenus que la société juge
néfastes. La même logique prévaut dans un cas comme dans l’autre : la
borne inférieure et supérieure des revenus est déterminée
démocratiquement. Les mérites des uns et des autres ne sont pas méconnus
pour autant : la société dispose d’une grande palette d’instruments
pour les reconnaître à leur juste valeur (charges et honneurs de toutes
sortes sont une juste rétribution, non monétaire, de ces mérites et
vertus).
Mesure 11 – Fiscalité écologique et sociale
(exonération de la TVA et modulation de l’impôt sur le revenu en
fonction du bilan “énergie / matière” des consommations). Cette
fiscalité vise à inciter les consommateurs à adopter des comportements
de consommation “vertueux” et accompagne la mise en place des quotas
évoqués aux points 3 et 4. Si l’on fixe un quota élevé dans un premier
temps, un système de modulation du taux d’imposition en fonction du
bilan énergie/matière des consommations peut amener vers plus de
sobriété. Cette solution est intéressante tant que le plafond est assez
élevé et permet d’encourager les consommateurs à réduire leurs
consommations “non vertueuses”, qui s’ajusteront d’elles-mêmes au
plafond “cible”, progressivement rabaissé.
Mesure 12 – Agriculture : vers
une “agroécologie décarbonée” (sans énergies fossiles). Il est urgent de
mettre en place un modèle agricole à très haute productivité par unité
de surface et à faible productivité par unité de travail. Une
telle agriculture exigera de mobiliser à terme entre 15 et 30 % de la
PEA, d’abandonner presque entièrement la motorisation à énergie fossile
et d’avoir massivement recours à l’énergie musculaire (animale ou
humaine). Cela implique également d’imposer un phasage de l’utilisation
des pesticides de synthèse (néfastes pour toute la biodiversité) et les
engrais de synthèse, autre poste important de l’utilisation/dépendance
des combustibles fossiles en agriculture.
Imposer la sortie de cet ancien modèle
est aussi une façon de se projeter dans le nouveau, celui qui permettra
de faire de l’agriculture le premier secteur économique fixateur de
carbone, comme le demandent les scénarios du GIEC que tous les pays ont
admis avec la COP 21 dont la France est si fière. Ce modèle inclut aussi
un retour à l’intégration des arbres dans nos pratiques agricoles,
entre forêt-jardin, systèmes agro-forestiers et sylvo-pastoraux (soit le
démembrement du remembrement). Par ailleurs, pour éviter la
stratification sociale entre individus se consacrant à des activités
dont les taux de productivité horaire sont très différents, nous
proposons que cette mobilisation concerne TOUTE la PEA, sous la forme
d’une activité agricole à temps partiel, spécialement dans les périodes
où les besoins de main d’oeuvre sont très élevés (récoltes, préparation
des sols, désherbage, etc.). Le régime d’activité du futur serait donc
celui de la “poly-activité intermittente”, qui verrait chaque individu
se consacrer, alternativement et par phases, à l’entretien du vivant
(dont l’agriculture est une forme essentielle) et à d’autres activités
productives ou de services. Cette alternance aurait également des vertus
démocratiques (puisqu’elle place tous les paysans, permanents ou
intermittents, sur un pied d’égalité et de coopération) et culturelles,
car elle permettrait de rétablir le lien entre tous les habitants du
territoire national et “l’autre société” des espèces vivantes qui
habitent ce même territoire.
Mesure 13 – Agriculture : vers une libération des semences et diversification génétique. La
libéralisation des semences du domaine public constitue un élément
majeur de l’autonomie et de la sécurité alimentaire. Il y a, à l’heure
actuelle, grâce au travail institutionnel de différents acteurs, à
l’échelon national et Européen, des avancées importantes pour la
réhabilitation et la réappropriation des ressources génétiques natives
(semences paysannes – variétés ancestrales, etc.). Il conviendra de
mettre un terme à l’actuel système d’encadrement du marché des graines.
Les semences paysannes sont d’ailleurs libres de tout droit de propriété
intellectuelle, de tout brevet ou C.O.V. (titulaire d’un Certificat
d’Obtention Végétale). Notons enfin que des travaux en cours (INRA –
CIRAD de MONTPELLIER) tendent à montrer que les semences paysannes, à la
différence des semences industrielles, sont riches d’endophytes
(écosystèmes microbiens symbiotiques), lesquels contribuent
fondamentalement à la vie les plantes, comme des sols.
Aucune loi n’interdit de re-semer les
graines de son champ ou de son jardin, surtout si elles sont dans le
domaine public, donc libres de tout droit de propriété intellectuelle…
Cependant, le privilège de l’industrie (déposer des brevets sur les
semences) leur a servi de tremplin pour accaparer les semences libres
paysannes, et faire interdire leur usage libre. Le G.N.I.S. (Groupement
National Interprofessionnel des Semences), par exemple, est une instance
ambigüe à double casquette, représentant des intérêts privés des firmes
qui le constituent, (Bayer, Monsanto, Dupont, Pioneers Syngenta,
Limagrain, etc.) et chargé en outre par l’État français de gérer le
secteur officiel des semences et de représenter l’État français pour
toutes les missions officielles concernant la réglementation des
semences… Cette situation est intenable d’un point de vue éthique, et
dangereuse pour la biodiversité, c’est-à-dire l’avenir de l’agriculture.
Nous proposons d’en finir avec les brevets de semences.
Mesure 14 – Agriculture : “réempaysannement des Terres”.
La préservation et la répartition du foncier agricole, qui disparaît
toujours au rythme de 1 département tous les 6 ans en France, est un
enjeu majeur pour la pérennité de notre société. Les terres arables
garantes de notre avenir alimentaire s’effondrent dans la plus totale
indifférence. L’effet est plus dramatique encore dans les pays du Sud
(Asie – Afrique – Amérique Latine) par l’accaparement dont l’ampleur
constitue une menace globale pour l’humanité, avec des conséquences
irréversibles sur le court terme. Les appropriations et la concentration
des terres par quelques-uns entraînent la destruction des sociétés
paysannes, l’exclusion de millions de petits producteurs, la destruction
des écosystèmes et des ressources en eau et l’accélération du
réchauffement climatique. Les paysans sont par millions victimes des
évolutions actuelles des structures agraires qui violent les droits des
populations et pillent littéralement les territoires, en créant partout
la précarité et les pénuries alimentaires. Pourtant les agricultures
paysannes sont dix à cent fois plus productives par unité de mesure que
l’agriculture industrielle et elles nourrissent encore aujourd’hui 75 %
de la population mondiale avec seulement 25 % des terres agricoles et
très peu de protéines animales. Pour mettre fin à cette dérive en
France, les SAFER verront leurs missions redéfinies et leurs
prérogatives légales renforcées : maintien et développement des
agricultures familiales (pratiquant la polyculture vivrière
agroécologique), accompagnement des nouveaux paysans désirant participer
à un programme de “reconquête paysanne”, pouvoirs d’investigation pour
mettre en échec les opérations de contournement de la loi foncière[13].
Mesure 15 – Fin à terme de la métropolisation.
L’alternance décrite (12 – §2) exige de rapprocher le lieu de résidence
des espaces agricoles, afin de réduire la dépense énergétique liée au
transport des personnes et des productions (circuits courts). Les
politiques de réaménagement du territoire viseraient des agglomérations
de 300 000 habitants en moyenne. Les distances domicile – lieu de
travail se trouveraient alors réduites à tel point qu’elles pourraient
être parcourues en ayant recours à l’énergie musculaire ou à des
transports publics dont le coût serait d’autant plus faible pour la
collectivité que les distances à parcourir seraient courtes. La
redistribution de la population sur le territoire pourrait être
encouragée par une fiscalité écologique et sociale adaptée (par exemple,
la fiscalité foncière pourrait être réduite dans les zones à forte
contribution écologique et sociale, et le manque à gagner pour les
communes pris en charge par l’État). De tels changements s’effectuent
sur des décennies.
Mesure 16 – A terme, politique de transport public intégrale ou mutualisée à l’échelle de petits collectifs (individus
+ bagages). Le transport individuel serait progressivement réduit par
le moyen d’un quota carbone / Transport ; celui-ci étant rabaissé au fur
et à mesure que l’offre alternative de transports publics serait
renforcée.
Mesure 17 – Arrêt immédiat des subventions aux énergies fossiles.
Cette mesure n’exige aucun préalable car rien, ni la rationalité
économique ni l’intérêt général ne justifient ces subventions :
celles-ci ne doivent leur existence qu’aux participations croisées de
l’État dans les entreprises extractives. Leur rentabilité nette
entretient une véritable dépendance de l’État aux énergies fossiles et
l’entraîne dans une diplomatie et des opérations extérieures visant à
garantir ses approvisionnements.
Mesure 18 – Fin des paradis fiscaux.
Pour faire disparaître totalement le recours des entreprises aux
paradis fiscaux, la loi prévoirait des sanctions pénales applicables aux
dirigeants (actionnaires compris). Le rapatriement fiscal des avoirs
détenus par les sociétés et les particuliers permettrait de restituer à
l’État des ressources (la perte fiscale est actuellement estimée à près
de 5 milliards par an, les avoirs nets des ressortissants français
détenus par les paradis fiscaux à plus de 300 milliards d’euros) qui
pourraient être consacrées à la conversion écologique.
B. Vers un État garant du bien public et des biens communs (7 mesures)
L’objectif général ici poursuivi est
d’ouvrir une dynamique démocratique qui conduirait à une transformation
progressive des institutions. Nous nous trouvons actuellement dans un
moment de bascule tel qu’il est impossible d’anticiper la forme que
prendront les institutions de l’avenir. Nous échoit la responsabilité
d’enclencher les démarches nécessaires à cette métamorphose sur le temps
long.
Mesure 1 – Réforme
constitutionnelle introduisant à l’article 1 “L’État est garant du
respect de l’Empreinte écologique et des Limites Planétaires”, article
qui renverrait à une loi organique précisant les indicateurs retenus.
Il conviendrait, comme nous l’avons vu, après être parvenu à descendre
le niveau de destructivité écologique actuel vers une empreinte d’1
planète (avec un objectif intermédiaire d’1,5 planète à 10 ans, calé sur
l’effort à entreprendre en matière de réduction de moitié en 10 ans des
émissions carbonées), de se maintenir, le temps nécessaire à la
régénération des écosystèmes, en-deçà de ce seuil d’1 planète. Serait
également intégré au même article le principe de non-régression en
matière de droit de l’environnement. Ainsi le principe de la viabilité
écologique se trouverait inséré dans le “bloc de constitutionnalité”.
Serait aussi constitutionnellement reconnue une extension du statut de
sujet de droits (certes sous une forme non plénière) aux écosystèmes ou à
des éléments de ceux-ci (fleuves ou glaciers par exemple).[14]
Mesure 2 – Réforme du pouvoir
législatif de manière à renforcer sa représentativité et à lui donner
les moyens de légiférer sur le temps long et la complexité.
Création d’une « chambre du futur »
permettant de représenter le temps long, la complexité et qui viendrait
s’introduire dans le système constitutionnel entre l’assemblée
nationale et le Sénat[15].
Cette chambre, qui ne serait pas composée d’élus mais issue pour partie
du CESE, pour partie de la cooptation de personnalités qualifiées
(réputées pour leur engagement en faveur du long terme[16])
et pour partie du tirage au sort, s’ajouterait aux deux chambres
existantes et elle disposerait des prérogatives suivantes, sans jamais
pouvoir par elle-même statuer :
-
-
- Suivi du travail en Commission des lois et possibilité d’alerte si l’examen d’un projet ou d’une proposition de loi permet de déceler une contradiction avec l’article 1 de la Constitution, tel que redéfini (voir point précédent).
- Veto suspensif obligeant les chambres à débattre à nouveau d’un projet de loi.
- Saisine du juge constitutionnel.
- Veille des réalisations sur les territoires exemplaires en matière d’empreinte et de modes de vie écologiques afin de les faire remonter au parlement pour éventuellement mettre à l’étude un projet de loi permettant à ces expériences de changer d’échelle.
-
Cette chambre, à l’instar des autres
chambres du pouvoir législatif, prendrait appui, dans l’exercice de ses
fonctions, sur deux collèges. En premier lieu, un collège du futur
(réunissant scientifiques et experts en matière de long terme : climat,
biodiversité, société et civilisation) dont le rôle serait d’évaluer et
de produire des synthèses de l’évolution des connaissances des grands
enjeux de long terme. En second lieu, un collège de la participation,
qui serait un organe méthodologique ayant pour but de veiller à
l’organisation de débats publics sur le territoire (cette chambre se
substituerait à la CNDP). Pour l’organisation de débats en matière de
contenu des impacts à long terme des politiques publiques, cette chambre
pourrait prendre appui sur l’expertise fournie par le collège du futur.
L’institution d’un équivalent des
votations suisses, d’un référendum d’initiative populaire, s’impose,
assortie d’un conformité constitutionnelle préalable, interdisant
l’exploitation de circonstances émotionnelles particulières. Par
ailleurs rien ne nous interdit non plus de déroger, dans certains cas, à
la seule règle majoritaire (une décision est acquise si elle obtient
plus de 50 % des suffrages exprimés). Ce qu’on appelle le jugement
majoritaire, à savoir le fait non de retenir une option en éliminant les
autres, mais d’évaluer les différentes options pour retenir les mieux
évaluées, constitue une procédure très intéressante : elle rend mieux
compte de la pluralité inhérente à la société et de la manière dont
celle-ci appréhende la diversité des voies possibles.
Nous pourrions également tirer des
leçons de l’épisode du Brexit. Si les voix de la jeunesse avaient alors
été surpondérées, jamais le Brexit n’aurait été voté. Bien sûr, une
telle pondération est en totale contradiction avec le principe absolu de
l’égalité des voix. Mais on pourrait imaginer que cet éclairage soit
apporté (avec un mécanisme accordant un poids supérieur aux votes en
fonction de l’espérance de vie théorique des votants) relativement à un
vote donné, sans qu’il en soit tenu arithmétiquement et légalement
compte. Un tel éclairage conduirait les élus à tenir compte de la
réalité du vote…
Transformation du Sénat en « Assemblée des bio-régions », dotées chacune d’une autonomie pour l’adaptation aux réalités de chaque territoire des normes régissant l’activité.
Modification du mode de désignation des représentants siégeant dans les deux chambres de plein exercice
(Assemblée Nationale et Sénat) en introduisant une part de désignation
au tirage au sort, à hauteur du tiers des sièges à pourvoir. En outre,
de façon à diversifier le vivier des candidats possibles au suffrage
universel, un “statut de l’élu” sera soumis au vote des assemblées : ce
statut prévoirait que tout élu national se verrait offrir à l’issue de
son mandat un poste dans la fonction publique. Cette réforme éviterait
que les salariés se trouvent dissuadés de se présenter au suffrage de
leurs concitoyens, de peur de ne pouvoir retrouver un emploi à l’issue
de leur mandat.
Mesure 3 – Une fonction publique, rempart contre la privatisation et le détournement du « bien public ».
De manière à renforcer la légitimité des agents de la fonction publique
d’État au regard de la population dans son ensemble, et de les attacher
aux destinées du pays, nous proposons d’allonger la durée d’engagement –
15 ans au lieu de 10 -, d’interdire le rachat par les entreprises ou
par les individus eux-mêmes de la “pantoufle”, et d’interdire toute
forme de réintégration dans la fonction publique – tout au moins à des
postes comportant l’exercice de responsabilités exécutives – des
fonctionnaires qui auraient décidé de la quitter. Enfin, nous proposons
de supprimer le management par indicateurs chiffrés et comptables.
Mesure 4 – De l’État providence à l’État résilience.
Ce dernier offrirait une garantie de solidarité, universelle, à
proportion des revenus de chacun, et couvrant l’ensemble des risques, y
compris les risques écologiques. Il s’agit de faire de la “sécurité” un
horizon de civilisation, dans un monde instable et menacé par le
réchauffement climatique et les bouleversements écologiques sans
précédents… Dans un tel monde, la sécurité sociale devient une valeur
essentielle, et la garantie d’une vie stable le substitut de l’appétit
pour le “gain” et la distinction sociale par l’avoir qui avaient
caractérisé l’imaginaire social du capitalisme :
Suppression de l’ONDAM et pilotage de l’assurance maladie par la qualité plutôt que par le coût.
Déplafonnement des cotisations de l’assurance maladie.
Réforme de l’assurance vieillesse
: retour à un système par répartition à prestations fixes, et mise à
contribution de l’ensemble de l’appareil productif (travail ET capital)
pour garantir l’équilibre du système.
Garantie d’activité :
l’activité (non plus seulement le “travail”) est une dimension
essentielle de la vie sociale. L’État résilience doit garantir à tous la
possibilité d’exercer une activité : le revenu de “transition
écologique et sociale” est versé sous condition de conformité de
l’activité à la stratégie de transformation écologique et sociale (cf.
point 8).
Mesure 5 – Cadrage de l’action de l’exécutif en fonction de l’objectif constitutionnel de durabilité forte qui
viendrait intégrer le bloc de constitutionnalité (ex. Déclaration des
droits de la nature de l’ONU). Une évaluation régulière par la
représentation nationale et les citoyens (commission indépendantes) des
impacts (cf. loi SAS, etc.).
Mesure 6 – Le point précédent oblige nécessairement au rétablissement d’un pilotage global
(non plus un « plan » mais tout au moins une stratégie pluriannuelle)
par impacts. Les objectifs d’impacts seraient, dans l’idéal, coordonnés
au plan international (voir infra) : l’État veillerait à l’atteinte des
objectifs mais laisserait aux acteurs de la société civile la pleine
liberté de s’accorder sur les moyens pour les atteindre. Le premier
ministre doit pouvoir s’appuyer sur une « Coordination nationale de la
transformation écologique et sociale », associant citoyens, société
civile, entreprises réformées (cf. supra, point A.3), bio-régions et
services techniques de l’État.
Mesure 7 – Réforme de l’éducation et de la recherche,
donnant la part belle, pour ce qui concerne la première, à la
coopération et la créativité et, pour ce qui concerne la seconde, aux
sciences citoyennes et participatives, sans entraver la recherche
fondamentale, plus que jamais essentielle. Chaque individu serait
associé à la veille de l’écosystème qui l’héberge, et dont il
observerait les évolutions : il s’agirait de confier à chaque personne
volontaire le soin d’opérer régulièrement et suivant des méthodes éprouvées des
“relevés du vivant”, pour mieux estimer la réponse des écosystèmes aux
changements d’activité. Aucun dispositif purement mécanique ne permettra
d’avoir une idée de la “productivité globale” ou de “l’output
thermodynamique global” d’un écosystème : c’est une limite de toutes les
démarches d’évaluation d’impact écologique de l’activité économique
(des flux d’énergie / matière). Il faudra associer les humains à cette
veille thermodynamique quotidienne. Cette démarche aurait des vertus
culturelles puisqu’elle conduirait chaque volontaire (et potentiellement
tous les citoyens) à observer (regarder, écouter, sentir) les
évolutions de la société des vivants qui l’entoure.
C. Propositions internationales (10 mesures)
Les propositions que nous formulons à
l’échelon français prennent tout leur sens si elles s’inscrivent dans
une politique coordonnée de refondation de l’ordre international, dont l’écologie deviendrait tout à la fois le socle et l’horizon.
Il s’agit en premier lieu de coordonner
l’effort collectif pour faire face à l’urgence sanitaire et sauver le
plus grand nombre possible de vies humaines des dévastations causées par
la pandémie. Cette coordination peut préfigurer d’autres formes
d’organisation internationale, dont nous pouvons d’ores et déjà
distinguer les grandes lignes (Phase 2), de même qu’il nous est d’ores
et déjà possible de déterminer les axes sur lesquels faire reposer une
“stratégie de convergence écologique” de long terme (Phase 3).
Phase 1 : Une réponse internationale à l’urgence sanitaire et écologique
Mesure 1 – Une AG extraordinaire des NU
pour coordonner les politiques sanitaires en réponse à la crise. Cette
AG doit être réunie dans la plus grande urgence compte tenu des besoins
de coordinations qui dépassent de loin le périmètre des politiques et
des appareils de santé publique relevant de l’OMS. Politiques
migratoires, économiques, environnementales, sont tout autant requises
pour faire face à la multi-crise suscitée par la pandémie.
Mesure 2 – La rédaction d’une déclaration internationale, portée par l’AG ONU ou par un groupe d’États volontaires, pour endosser une politique “du vivant”
reposant, entre autres, sur un protectionnisme concerté et solidaire.
Cette politique du vivant fixe une cadre de droits pour les hommes et
les autres espèces vivantes et détermine les “besoins” que les sociétés
humaines doivent s’employer à satisfaire. Une telle liste permettrait de
distinguer les besoins essentiels des autres, et de border les
prétentions des sociétés humaines à satisfaire les seconds au détriment
des écosystèmes terrestres.
Mesure 3 – Cette déclaration pourrait être déclinée sous la forme d’un “programme de convergence” international,
permettant à tous les pays membres d’atteindre une empreinte écologique
globale inférieure ou égale à 1, tout en satisfaisant les “besoins” qui
figurent dans la déclaration.
Certains pays doivent montrer l’exemple, et donc créer une sorte de cartel (solidarité très forte entre pays qui s’engagent).
Phase 2 :
des transformations structurelles de l’ordre international permettant
de coordonner des politiques publiques écologiques
Mesure 4 – Jubilé des dettes publiques.
Les dettes publiques “odieuses” (contractées par des régimes
corrompus), les dettes publiques de tous les pays à faible revenus, les
dettes publiques contractées à la suite de la crise de 2008 pour sauver
le système bancaire, de même que les dettes contractées auprès des
banques centrales pour faire face à la pandémie, sont purement et
simplement annulées. C’est ici le fondement moral de ces dettes que nous
contestons, c’est leur origine même qui les rend ignobles et
illégitimes[17].
Le recours à l’endettement public serait à l’avenir strictement encadré
de telle sorte que les liquidités ne puissent se fixer sur des actifs
financiers spéculatifs. Il serait notamment désormais impossible de
refinancer les banques sans veiller à l’usage que ces dernières feraient
de l’argent public (séparation bancaire, interdiction des activités
pour compte propre, etc.). Le jubilé des dettes n’est pas une lubie ; il
a une réalité historique. Nous nous contentons ici de rappeler le
jubilé des dettes des pays pauvres effectué en l’an 2000 à la suite
d’une campagne internationale.
Mesure 5 – Fin de l’indépendance des banques centrales, de façon à récupérer l’instrument de politique monétaire.
Pilotage public de la monnaie et des services financiers :
nationalisation du système bancaire et établissement du pluralisme
monétaire via la reconnaissance des monnaies locales et complémentaires
(fondantes, dédiées, etc.), qui deviendraient convertibles en “monnaie
nationale”.
Mesure 6 – Nous appelons à la mise en place d’une monnaie de réserve et d’échange internationale,
pilotée par un conseil constitué par des représentants de tous les pays
parties à l’échange international, et dont les taux seraient fixés
politiquement, de sorte à encourager les échanges écologiquement et
socialement vertueux et décourager les autres[18].
Mesure 7 – Rétablissement du contrôle des flux de capitaux.
Toutes les mesures évoquées jusqu’à présent peuvent entraîner un
mouvement de fuite des capitaux hors de France. Les détenteurs de
capitaux chercheraient à fixer leurs avoirs sur des actifs rentables
dans des pays dont le droit de sociétés et les règles fiscales jouent à
leur avantage. La seule manière de contrarier cette tendance, et
d’empêcher les mouvements spéculatifs à court terme, consiste à rétablir
le contrôle des flux de capitaux (à l’entrée et à la sortie du
territoire national, à l’achat ou à la vente de la monnaie en cours sur
le territoire national). La France pourrait plaider, au nom de tous les
pays, pour que soit rétabli au niveau international un tel contrôle.
Ceci mettrait fin au système de changes flottants, qui introduit une
très grande instabilité dans l’économie mondiale, et rendraient
impossibles les spéculations sur le taux de change. A l’intérieur de
l’UE, la France défendrait le principe de l’Euro “monnaie commune”, qui
autorise des dévaluations compétitives permettant de corriger, au moins
en partie, les écarts de productivité entre pays de l’UE. A défaut de
convaincre ses partenaires, la France pourrait sortir seule de l’euro et
revenir au Franc. Enfin, le contrôle des flux de capitaux peut
s’accompagner d’une fiscalité visant à en décourager les excès : la taxe
sur les transactions financière, si le taux en est bien calculé,
découragerait les mouvements spéculatifs de très court terme, tout comme
une règle établissant une durée minimale de détention des actifs. On
pourra objecter à tout ceci que les marchés financiers en seraient moins
“liquides” et donc sous-performants : nous répondons qu’il s’agit là
précisément du but poursuivi. La performance recherchée n’est pas
financière mais écologique et sociale : de ce point de vue, une plus
longue détention d’actifs, des maturités plus longues et des taux plus
faibles pour l’activité de prêt, n’ont que des avantages, comme en
témoigne l’expérience de la Finance Solidaire. Cette dernière a par
ailleurs fait la preuve de sa remarquable robustesse, y compris en
période de crise.
Phase 3 : une stratégie internationale de convergence écologique
Les objectifs écologiques sont par
définition globaux. Il ne peut être de politique en matière écologique
qui ne soit coordonnée au plan international. La France peut cependant
montrer l’exemple, en partant d’objectifs définis par la littérature et
les instances internationales : une politique ambitieuse de
transformation écologique à l’échelle de la France doit être entendue
non pas comme repli, mais comme ouverture à un nouvel ordre
international que la France appelle de ses vœux et dont elle accepterait
d’adopter, seule tout d’abord, les formes et moyens.
Mesure 8 – Une déglobalisation
décroissanciste et solidaire, reposant sur une relocalisation maximale
des activités et des systèmes de coordination par “poupées russes” (une
institutionnalité mondiale dont les éléments constitutifs seraient des
ensembles visant l’autosuffisance et la viabilité écologique et
sociale).
Mesure 9 – Une politique de coopération reposant sur des partenariats bilatéraux de “transformation écologique et sociale”.[19]
Mesure 10 – Ces partenariats donneraient
naissance à des formes institutionnelles nouvelles, des coordinations
ou alliances dont l’objectif est l’autonomie et la viabilité. Ces
coordinations ou alliances deviendraient être les briques de base de
l’ordre international.
Du changement de notre rapport au monde
La réalité nous enjoint de réduire
brutalement nos consommations d’énergie et de matières. C’est du moins
la préconisation du GIEC, dans le domaine où les mesures sont
disponibles et fiables, c’est à dire pour ce qui concerne les émissions
des GES et leur impact sur l’évolution du climat. Ce n’est pas le cas
pour ce qui concerne le vivant et la biodiversité en général : il ne
nous est pas possible de fonder un quelconque tempo sur données
objectives. En revanche, l’actuelle crise sanitaire met en lumière les
coûts exorbitants de l’inaction.
Cette réduction brutale est possible et
elle aurait tout avantage à être effectuée de manière coordonnée à
l’échelon planétaire. Une telle politique ne dépend pas de la France,
mais notre pays peut s’en faire, avec d’autres, le champion. Un monde
qui aurait effectué sa conversion écologique et solidaire serait moins
conflictuel et dangereux, dans la mesure où la plupart des conflits
actuels et futurs tirent et tireront leur origine d’une surconsommation
des ressources. La France peut engager seule, en attendant un consensus
international qu’elle appellerait de ses vœux, une transformation
radicale de son modèle de prospérité. L’exemple d’une transformation
réussie, à la fois socialement juste et écologiquement viable, est un
attracteur puissant qui fournira le socle de nouvelles relations avec
nos partenaires traditionnels, susceptibles de prendre la forme de
“partenariats de transformation écologique”, permettant à chacun de
garantir ses approvisionnements essentiels, en se fixant des objectifs
de convergence à long terme.
Le monde de l’avenir en passera par une
modification profonde de notre appareil de production, qui devra se
détourner des petits objets au bénéfice d’infrastructures – que l’on
songe à la nécessaire transformation de nos villes pour faire face et à
la montée des températures et à la décrue énergétique. Des objets moins
nombreux et plus durables, plus soignés tant esthétiquement
qu’ergonomiquement, d’autant plus mutualisés qu’ils seront sophistiqués
et riches en ressources, très souvent fondés sur des low-techs
revisitées. Ce monde caractérisé par des écarts de revenus resserrés, en
plus grande harmonie avec les non-humains ou autres-qu’humains, devrait
être un monde pacifié, plus harmonieux, éminemment plus favorable à
notre santé et à notre bien-être qu’une course compétitive dont tout
chacun pressent ou comprend désormais qu’elle nous conduit à l’abîme.
Les mesures que nous proposons, aussi
techniques qu’elles puissent sembler, ont pour finalité de conduire à un
tel monde : elles visent à réduire les flux destructeurs, à pacifier la
société en mettant un terme à la mise à mort effective ou symbolique
des plus faibles (auxquelles la concurrence généralisée n’accorde aucune
chance de survie), à mettre fin à la guerre contre la nature
(phytosanitaire, extractive, par surcroît d’anthropisation, etc.), à
rétablir enfin la relation au vivant comme socle de toute civilisation
digne de ce nom. En un mot, nous proposons de ne pas convertir la
planète Terre en planète Mars.
* * *
La pandémie a jeté un jour neuf sur ce
que nous avions plongé dans l’obscurité. En faisant l’épreuve de la
maladie, du confinement et des difficultés qu’il entraîne pour chacun de
nous, nous prenons conscience du fait qu’il n’est rien de plus précieux
que la vie, ni rien de plus réconfortant que la solidarité. Les joies
et les peines dont nous sommes les témoins ou les victimes n’ont pas
d’autres ressorts :
- Le virus se propage à proportion des dévastations que nous avons infligées à l’écosystème terrestre.
- Les victoires de la médecine et des soins doivent tout à la solidarité collective qui les rend possible (c’est la recherche et l’hôpital publics) et les prolonge (c’est le respect du confinement et l’entraide matérielle et morale que les uns aux autres s’accordent).
En ce temps de “rupture”, l’essentiel se
fait jour. De quoi nous sert d’être puissants dans un monde inhabité,
où notre “puissance” tourne à vide ? De quoi sert l’argent si l’appareil
productif est à l’arrêt ? Quelle valeur ont nos billets si la confiance
fait défaut, si plus personne dans le monde ne s’en porte acquéreur,
car le pays où ils ont court ne produit plus rien qui vaille ? Les biens
matériels sont importants ? Mais lesquels ? Que valent nos automobiles
et nos avions si les destinations sont empoisonnées et les territoires
qu’il leur faut traverser se transforment en déserts ?
La pandémie nous rappelle à notre
condition d’être terrestres et vulnérables, pour qui la vie est
essentielle, et la relation féconde. Car il n’est pas de vie sans
relation : relation aux espèces vivantes, relation aux écosystèmes que
ces espèces composent et qui les abritent, relations aux “autres”
(humains et non-humains) qui contribuent à faire de ces écosystèmes les
lieux de tout épanouissement possible.
Nous avons toujours transformé le monde
pour le modeler à notre image. Les écologues appellent ce processus
“anthropisation”. Le productivisme a poussé ce processus jusqu’à son
paroxysme, en réduisant le monde à une simple “ressource” exploitable,
en n’assignant aucune limite aux destructions et extractions de toutes
sortes. Corona nous rappelle que ce processus est à double sens : un
monde trop uniforme ou appauvri, que la vie a déserté, devient le cadre
presque obligé des pandémies virales ou bactériennes.
L’ordre de confinement général nous a
donné accès à un univers nouveau : une fois le ciel rendu à sa
transparence et les rues des mégapoles au silence, l’essentiel nous
devient audible, comme les chants des oiseaux ou le clapotis des gouttes
de pluie. L’essentiel, c’est la vie qui repousse de n’être plus
toujours fauchée, la terre qui revit de n’être plus écrasée par le poids
des tracteurs, la fabrique humaine qui brasse de la matière, la
transforme et la transporte (la bien nommée “économie réelle”), les
efforts des hommes et des femmes qui prennent soin de la vie et les
rapports de coopération : les flux de toute nature en somme. Quelle que
soit leur ampleur et les forces qui les gouvernent, ces flux doivent se
mêler les uns aux autres de telle sorte qu’ils servent cette finalité
essentielle parmi toutes : celle de régénérer la vie, cette singularité
propre à notre Terre et dont nous n’avons pour l’instant pas découvert
l’équivalent dans les immensités sidérales qui nous entourent.
Une politique pour régénérer le vivant
que nous avons abîmé et lui donner à l’avenir la prépondérance absolue
sur toutes les autres finalités humaines, voilà ce à quoi nous appelons.
Cette politique nous rendra plus libres car elle nous restituera
l’essentiel, sans quoi la liberté est un leurre. Elle a pour nom
Écologie. Elle est révolutionnaire en ceci qu’elle vise l’autonomie de
chaque être et la fin de toute forme de domination sociale, qu’il
s’agisse ici de la société des hommes ou plus largement de la société des êtres vivants,
dont les humains font partie et qu’ils se sont employés jusqu’à présent
à subordonner exclusivement à leurs finalités mondaines (au sens où
elles répondaient à “leur monde” et à lui seul), sans mesurer à quel
point cette politique les condamnait tôt ou tard à une mort certaine.
[1]
46° dans un village de l’Hérault, 43° en région parisienne, 40,7° au
bord de la Mer du Nord en Hollande, des 50° et plus en Australie ou en
Inde, etc.
[2] UNEP, 2019: Bridging the Gap – Enhancing Mitigation Ambition and Action at G20 Level and Globally ; IPCC, 2018: Global
Warming of 1.5°C. An IPCC Special Report on the impacts of global
warming of 1.5°C above pre-industrial levels and related global
greenhouse gas emission pathways, in the context of strengthening the
global response to the threat of climate change, sustainable
development, and efforts to eradicate poverty.
[3]
Nous avons tant détruit – les sols, les populations animales et
végétales, les écosystèmes – que nous devrons un temps peser moins sur
le vivant qu’il ne peut nous donner, afin de lui permettre de se
régénérer.
[4]
De même, les flux de matières (toutes les ressources que nous
extrayons) ne cessent d’augmenter depuis les années 2000 et sont
directement corrélés au niveau de vie également. Voir Unep, Global Material Flows and Resource Productivity, 2016, http://unep.org/documents/irp/16-00169_LW_GlobalMaterialFlowsUNEReport_FINAL_160701.pdf
[5] Dans nos villes, durant les canicules, entre parcs et îlots de chaleur, la température peut varier de 6° au moins
[6] Concernant le bien-être nous renvoyons ici aux travaux d’Éloi Laurent, notamment, Sortir de la croissance. Mode d’emploi, Les liens qui libèrent, 2019. Voir aussi : Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, 4ème édition, 2016 et Dominique Méda, La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer,
Flammarion, 2013. Concernant les indicateurs écologiques, la mesure des
émissions de carbone est fondamentale, mais elle ne doit en aucun cas
être isolée des questions relatives au vivant et à la biodiversité.
L’empreinte écologique est un indicateur agrégé fondamental. On peut y
ajouter les limites planétaires qui peuvent désormais donner lieu à des
traductions sous forme d’objectifs nationaux, voir Hy Dao et al., « National environmental limits and footprints based on the planetary boundaries framework: The case of Switzerland », Global Environmental Change 52 (2018) 49-57. Il est également possible d’agréger empreinte écologique et limites planétaires (voir note suivante).
[7] Nous renvoyons ici à : Daniel
W. O’Neill et alii, « A good life for all within planetary boundaries
», Nature Sustainability, vol. 1, February 2018, 88-95. Encore, une
fois, aucun indicateur n’est parfait, et nous devons rester ouverts à
des améliorations en cette matière. Un pays comme le Costa Rica,
notamment, bien classé en termes de bien-être, se situe, comme d’autres,
en-deçà d’1 planète.
[8]
Cf Xavier Ricard Lanata ““L’économie sociale et solidaire ; chrysalide
de la métamorphose ? Une analyse tirée de l’expérience du CCFD-Terre
Solidaire”, in David Hiez (et alia), Ebauche d’une théorie générale de l’Economie Sociale et Solidaire, Paris, éditions Larcier, 2012, p. 395-410.
[9] Giraud Gaël et Renouard Cécile (dir), 20 propositions pour réformer le capitalisme, Paris, Flammarion 2009 ; Christian Arnsperger et Dominique Bourg, Pour une société permacirculaire, Paris, PUF 2017.
[10]
Nous employons ce terme entre guillemets compte tenu de nos remarques
sur le “signal prix” dans une économie où les consommations sont par
ailleurs plafonnées (cf. note 8).
[11] James Galbraith, Stuart Holland et Yanis Varoufakis, Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro, Paris, Institut Veblen, Les petits matins, 2010.
[12] Sophie Swaton, Pour un revenu de transition écologique, Paris, PUF, 2018 et Revenu de transition écologique : mode d’emploi, Puf, 2020.
[13]
Le foncier rural passe de mains en main sous la forme d’”actif
financier” de sociétés de capitaux fabriquées de toutes pièces, et
échappent de ce fait au périmètre de compétence actuel des SAFER.
[14]
Dont on peut résumer la maxime de la manière suivante, inspiré d’Aldo
Leopold : “une chose est juste quand elle tend à préserver (ou à
augmenter) la diversité biologique. Elle est injuste quand il en va
autrement” (Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature, Paris, Flammarion, [1997] 2009, p. 281.
[15] Dominique Bourg et alii, Inventons la démocratie du 21e siècle, LLL, 2017.
[16]
Cette cooptation s’effectuerait par le moyen d’une liste de noms,
soumis par les ONG environnementales, parmi lesquels le parlement
choisirait.
[17]
Certains économistes (monétaristes) objecteront que l’injection pure de
liquidités dans une économie dont le volume ne croit pas à proportion
de l’augmentation de la masse monétaire produit nécessairement de
l’inflation. Nous répondons que c’est précisément ce qui se passe depuis
2008 notamment, l’inflation en question se portant sur quelques actifs
(immobiliers ou autres “actifs de réserve” comme les hydrocarbures
fossiles), au mépris de l’intérêt général. Le gel des dettes ne produira
pas d’inflation puisque les liquidités circulent déjà. On remarque
d’ailleurs qu’en dépit des liquidités injectées dans l’économie
internationale depuis 2008 (de l’ordre d’une dizaine de milliers de
milliards de dollars, soit 15% du PIB mondial, ce qui est considérable)
les effets inflationnistes hors bulles spéculatives ont été quasiment
nuls. Le taux d’inflation de la zone euro est proche de 0: les
comportement de vente massive d’actifs, qui ne trouvent pas preneurs en
raison des anticipations baissières des agents économiques, contredisent
la tendance spontanée à l’inflation résultant de l’accroissement de la
masse monétaire. C’est ce que l’on appelle, depuis Keynes, la “trappe à
liquidités”. Elle est caractéristique des situations d’affaissement
“structurel” de la demande. La pandémie et la catastrophe écologique
nous plongent, de manière durable, dans une situation de ce type. Pire,
la crise provient d’un affaissement simultané de l’offre et de la
demande de biens et de services : c’est la raison pour laquelle les
instruments de l’économie capitaliste classique ne permettront pas de la
résoudre.
[18] Cf. Gaël Giraud, “Quelle gouvernance mondiale”, in Projet, numéro spécial “De Prométhée à Noé”, Paris, CERAS, juillet 2010.
[19] Xavier Ricard Lanata et Mathilde Dupré, “Pour un protectionnisme coopératif”, in Projet (2019/2, n° 369).
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