Source : https://reporterre.net/Liberation-animale-et-lutte-des-classes-une-histoire-commune
Socialistes, libertaires... et défenseurs des animaux. L’anthologie « Cause animale, luttes sociales » met en lumière l’articulation que douze autrices et auteurs, dont Louise Michel, faisaient entre émancipation animale et critique du capitalisme. Un ouvrage qui permet de découvrir — et renforcer — la dimension politique de l’antispécisme.
Cause animale, luttes sociales, textes présentés par Roméo Bondon et Elias Boisjean, aux éditions Le Passager clandestin, collection « boomerang » avril 2021, 240 p., 18 euros.
Suffit-il
de manger des steaks de soja, de ne plus porter de fourrure et de
sauver les chats errants pour libérer nos frères et sœurs les bêtes de
l’oppression humaine ? À l’heure où se multiplient les initiatives
individuelles en matière de protection des animaux, les chercheurs Roméo
Bondon et Elias Boisjean rappellent l’impasse vers laquelle pourraient
mener, seuls, tous ces petits pas : « Pour parler sérieusement
d’écologie, il convient de l’arracher des mains des libéraux : la cause
animale n’échappera pas à pareil geste. » Ils introduisent tous deux
l’anthologie Cause animale, luttes sociales parue chez Le Passager
clandestin (2021). Rassemblant douze autrices et auteurs — pour
l’essentiel libertaires ou socialistes, ayant pris fait et cause pour
les animaux au tournant des XIXe et XXe siècles — l’ouvrage remet en
lumière l’articulation que ces militants faisaient alors entre
émancipation animale et critique du capitalisme. À leurs yeux, la
libération de tous les êtres humains ne pouvait se faire sans celle des
animaux.
Dès le milieu du XIXe siècle, on vit poindre en Europe
les germes de ce qu’on appellera plus tard « l’antispécisme ». Ce
mouvement radical naquit en réaction à deux tendances de l’époque. D’une
part, l’industrialisation capitaliste de l’oppression des animaux. Les
abattoirs modernes, notamment ceux de Chicago, aux États-Unis, en furent
l’archétype. L’écrivain russe Léon Tolstoï a consacré de longues et
horribles pages à ces « Porcopolis ». D’autre part, la fondation des
premières sociétés de protection des animaux, comme la SPA française.
Les trouvant trop bourgeoises, sinon aristocratiques, et paternalistes
envers les animaux, ces premiers militants antispécistes cherchèrent à
dépasser cette posture en articulant émancipation animale et lutte des
classes. C’est pourquoi, pour un temps, anarchisme et antispécisme
marchèrent ensemble.
Parmi ces militantes et militants se
trouvait Louise Michel. Son engagement politique, comme elle le rapporta
dans ses Mémoires (La Découverte, 2002), remontait à l’enfance,
lorsqu’elle vit dans la cour de la ferme « une oie décapitée qui
marchait le cou sanglant et levé, raide, avec la plaie rouge où la tête
manquait ; [la vue de cette] oie blanche, avec des gouttes de sang sur
les plumes, marchant comme ivre tandis qu’à terre gisait la tête, les
yeux fermés, jetée dans un coin, eut pour moi des conséquences multiples
». Pour conjurer cette violence quotidienne, certains antispécistes
recoururent à des actions spectaculaires, à l’instar de la militante
féministe et libertaire Marie Huot (1846-1930), qui n’hésitait pas à
interrompre par la force les vivisections publiques que pratiquaient des
scientifiques dans les amphithéâtres universitaires.
« Tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre »
Par-delà
ces cas individuels, les anarchistes identifièrent, de manière
systémique, une relation de cause à effet entre l’oppression des animaux
par les sociétés humaines et les rapports de domination au sein de ces
dernières. Selon eux, l’esclavage des animaux constitue la matrice du
mal. En tuant d’autres êtres vivants, on s’accoutume ainsi au meurtre de
masse, comme Louise Michel le soulignait en abolissant la frontière
interespèces : « C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on
écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. » Ancien
chasseur repenti, Léon Tolstoï allait plus loin, envisageant le meurtre
d’animaux, en particulier sous la forme ritualisée de la chasse, comme
un dérivatif aux pulsions violentes inhérentes aux sociétés
inégalitaires : « On dirait que les hommes ont tant de peine de ne
pouvoir se nuire entre eux qu’ils s’en vont dans les champs et les
forêts pour se venger de leur contrainte sur des êtres vivants, et
donner libre carrière à leurs penchants les plus bas. » Ce faisant, ils
scellent par le sang leur propre soumission et leur acceptation des
rapports de force entre humains. C’est pourquoi Élisée Reclus, géographe
anarchiste et végétarien convaincu, notait que « l’abattage du bœuf
facilite le meurtre de l’homme, surtout quand retentit l’ordre du chef
et que l’on entend de loin les paroles du maître couronné : “Soyez
impitoyables” ».
Comment mettre un terme à ce mal si répandu
parmi toutes les couches sociales ? La question de la participation des
classes populaires au massacre et à l’esclavage des animaux divisa
fortement la gauche. Les marxistes en particulier se désintéressèrent
des animaux, fustigeant les sociétés protectrices bourgeoises, à
l’exemple de la romancière socialiste Flora Tristan qui les accusait de
surveiller cochers, paysans et domestiques plutôt que de prendre soin
des bêtes de somme ou de compagnie. Les antispécistes mobilisèrent alors
d’autres catégories d’analyse que la seule lutte des classes, ce que
précisent Roméo Bondon et Elias Boisjean dans leur introduction : « Pour
indépassable et structurante que soit la question de classe, elle
n’explique pas, à elle seule, l’entièreté des dominations à l’œuvre au
sein de la société. Dans pareille (re)configuration, la question animale
fait l’objet de rencontres autant que de polémiques, souvent vives. »
Nombre de ces antispécistes étaient des femmes
Parmi
ces nouvelles questions figurait notamment le féminisme et son alliance
possible avec une autre minorité : les animaux. Nombre de ces
antispécistes étaient des femmes (Louise Michel, Marie Huot, Sophie
Zaïkowska, etc.), mais l’une d’elles, Séverine, journaliste pour le
premier quotidien féministe au monde (La Fronde), lia plus étroitement
encore émancipation féminine et libération animale en s’adressant à son
chien : « Parce que je ne suis “qu’une” femme, parce que tu n’es “qu’un”
chien […], le sentiment de notre mutuelle minorité a créé entre nous
plus de solidarité encore, une compréhension davantage parfaite. »
Autre
alliance possible : l’anti-impérialisme et la lutte aux côtés des
colonisés. Quoique empreint des clichés racistes de l’époque, Élisée
Reclus renversa les perspectives en se plaçant du point de vue des «
primitifs » colonisés, beaucoup plus avancés que les soi-disant «
civilisateurs » en matière de connaissance et d’association avec les
animaux. Louis Rimbault, anarchiste fervent défenseur des milieux libres
dans le premier tiers du XXe siècle, associa quant à lui végétalisme et
révolution mondiale autour du problème de l’accaparement colonial des
terres : « Le Végétalisme, ce n’est plus la conquête coloniale justifiée
par les besoins du tabagisme, du consommateur d’alcool, de café, de
thé, de chocolat, d’opium, de cocaïne et de tous objets superflus ou
inutiles. »
Par ces reconfigurations sociales et ces ruptures de
l’ordre spéciste, les libertaires n’espéraient rien de moins
qu’améliorer moralement leurs congénères. Charles Gide, théoricien
français des coopératives économiques, écrivait ainsi simplement que «
le meilleur moyen de s’exercer à aimer les hommes, c’est encore de
commencer par aimer les bêtes », inversant par conséquent la logique de
domination meurtrière en vigueur. Marie Huot, de son côté, donna une
tournure révolutionnaire à « l’amour des animaux », car en protégeant «
le patient contre le bourreau », on « arrive par l’apitoiement à l’amour
des êtres tyrannisés et à la haine des tyrans ».
Le marxisme a relégué la question animale au rang d’anecdote
De
telles perspectives ouvraient d’autres horizons aux sociétés humaines.
Pour certaines et certains théoriciens, les communautés animales
offraient des modèles politiques alternatifs au capitalisme et à la
domination par la force. Élisée Reclus lisait par exemple de manière
anarchiste la socialité des Républicains sociaux (Philetairus socius),
des espèces de passereaux qui défendent tous ensemble leurs couvées
contre les prédateurs. Il étendait leur autoprotection aux collectivités
humaines : « Nous n’avons pas besoin de maître : ce n’est pas une
volonté extérieure à la nôtre qui nous fait rester dans la même
communauté, c’est la conscience de notre solidarité avec tous. »
En
parallèle de cette inspiration de la nature, la non-exploitation
animale modifie également en profondeur la structuration des économies
humaines. Théoricien socialiste britannique et fondateur de la
Humanitarian League, Henry Stephens Salt estimait ainsi hautement le
végétarisme pour ses vertus socialisantes. À ses yeux, la pratique
massive d’un tel régime alimentaire aboutirait nécessairement à la
collectivisation des moyens de production et des terres agricoles. « Qui
a déjà compris la valeur de la modération et de l’économie en matière
de nourriture et de boisson est moins enclin à accepter l’accumulation
individuelle des richesses. […] Les végétariens […] peuvent
difficilement souhaiter autre chose que la propriété des sols, soit
celle de la nation qui repose sur ces derniers. »
Certes, les
propositions de ces premières et premiers militants antispécistes
confinaient parfois plus au rêve qu’à la réalité, et l’avenir a nuancé
certaines de leurs évidences — l’industrialisation n’a en effet pas
épargné les produits d’origine végétale. Bien que ces autrices et
auteurs tombèrent pour partie dans l’oubli tant le marxisme dominant à
gauche parvint à reléguer au rang d’anecdote la question animale, les
redécouvrir aujourd’hui à travers une telle anthologie — alors que les
comportements antispécistes individuels reviennent sur le devant de la
scène médiatique — permet de réarticuler la critique de la domination
capitaliste et l’émancipation animale. Et d’échapper ainsi au piège de
sacrifier l’une pour libérer l’autre.
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