mardi 8 juin 2021

Idée-lecture : Libération animale et lutte des classes, une histoire commune

 

 Source : https://reporterre.net/Liberation-animale-et-lutte-des-classes-une-histoire-commune

Socialistes, libertaires... et défenseurs des animaux. L’anthologie « Cause animale, luttes sociales » met en lumière l’articulation que douze autrices et auteurs, dont Louise Michel, faisaient entre émancipation animale et critique du capitalisme. Un ouvrage qui permet de découvrir — et renforcer — la dimension politique de l’antispécisme.

Cause animale, luttes sociales, textes présentés par Roméo Bondon et Elias Boisjean, aux éditions Le Passager clandestin, collection « boomerang » avril 2021, 240 p., 18 euros.

 


Suffit-il de manger des steaks de soja, de ne plus porter de fourrure et de sauver les chats errants pour libérer nos frères et sœurs les bêtes de l’oppression humaine ? À l’heure où se multiplient les initiatives individuelles en matière de protection des animaux, les chercheurs Roméo Bondon et Elias Boisjean rappellent l’impasse vers laquelle pourraient mener, seuls, tous ces petits pas : « Pour parler sérieusement d’écologie, il convient de l’arracher des mains des libéraux : la cause animale n’échappera pas à pareil geste. » Ils introduisent tous deux l’anthologie Cause animale, luttes sociales parue chez Le Passager clandestin (2021). Rassemblant douze autrices et auteurs — pour l’essentiel libertaires ou socialistes, ayant pris fait et cause pour les animaux au tournant des XIXe et XXe siècles — l’ouvrage remet en lumière l’articulation que ces militants faisaient alors entre émancipation animale et critique du capitalisme. À leurs yeux, la libération de tous les êtres humains ne pouvait se faire sans celle des animaux.

Dès le milieu du XIXe siècle, on vit poindre en Europe les germes de ce qu’on appellera plus tard « l’antispécisme ». Ce mouvement radical naquit en réaction à deux tendances de l’époque. D’une part, l’industrialisation capitaliste de l’oppression des animaux. Les abattoirs modernes, notamment ceux de Chicago, aux États-Unis, en furent l’archétype. L’écrivain russe Léon Tolstoï a consacré de longues et horribles pages à ces « Porcopolis ». D’autre part, la fondation des premières sociétés de protection des animaux, comme la SPA française. Les trouvant trop bourgeoises, sinon aristocratiques, et paternalistes envers les animaux, ces premiers militants antispécistes cherchèrent à dépasser cette posture en articulant émancipation animale et lutte des classes. C’est pourquoi, pour un temps, anarchisme et antispécisme marchèrent ensemble.

Parmi ces militantes et militants se trouvait Louise Michel. Son engagement politique, comme elle le rapporta dans ses Mémoires (La Découverte, 2002), remontait à l’enfance, lorsqu’elle vit dans la cour de la ferme « une oie décapitée qui marchait le cou sanglant et levé, raide, avec la plaie rouge où la tête manquait ; [la vue de cette] oie blanche, avec des gouttes de sang sur les plumes, marchant comme ivre tandis qu’à terre gisait la tête, les yeux fermés, jetée dans un coin, eut pour moi des conséquences multiples ». Pour conjurer cette violence quotidienne, certains antispécistes recoururent à des actions spectaculaires, à l’instar de la militante féministe et libertaire Marie Huot (1846-1930), qui n’hésitait pas à interrompre par la force les vivisections publiques que pratiquaient des scientifiques dans les amphithéâtres universitaires.

« Tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre »

Par-delà ces cas individuels, les anarchistes identifièrent, de manière systémique, une relation de cause à effet entre l’oppression des animaux par les sociétés humaines et les rapports de domination au sein de ces dernières. Selon eux, l’esclavage des animaux constitue la matrice du mal. En tuant d’autres êtres vivants, on s’accoutume ainsi au meurtre de masse, comme Louise Michel le soulignait en abolissant la frontière interespèces : « C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. » Ancien chasseur repenti, Léon Tolstoï allait plus loin, envisageant le meurtre d’animaux, en particulier sous la forme ritualisée de la chasse, comme un dérivatif aux pulsions violentes inhérentes aux sociétés inégalitaires : « On dirait que les hommes ont tant de peine de ne pouvoir se nuire entre eux qu’ils s’en vont dans les champs et les forêts pour se venger de leur contrainte sur des êtres vivants, et donner libre carrière à leurs penchants les plus bas. » Ce faisant, ils scellent par le sang leur propre soumission et leur acceptation des rapports de force entre humains. C’est pourquoi Élisée Reclus, géographe anarchiste et végétarien convaincu, notait que « l’abattage du bœuf facilite le meurtre de l’homme, surtout quand retentit l’ordre du chef et que l’on entend de loin les paroles du maître couronné : “Soyez impitoyables” ».

Comment mettre un terme à ce mal si répandu parmi toutes les couches sociales ? La question de la participation des classes populaires au massacre et à l’esclavage des animaux divisa fortement la gauche. Les marxistes en particulier se désintéressèrent des animaux, fustigeant les sociétés protectrices bourgeoises, à l’exemple de la romancière socialiste Flora Tristan qui les accusait de surveiller cochers, paysans et domestiques plutôt que de prendre soin des bêtes de somme ou de compagnie. Les antispécistes mobilisèrent alors d’autres catégories d’analyse que la seule lutte des classes, ce que précisent Roméo Bondon et Elias Boisjean dans leur introduction : « Pour indépassable et structurante que soit la question de classe, elle n’explique pas, à elle seule, l’entièreté des dominations à l’œuvre au sein de la société. Dans pareille (re)configuration, la question animale fait l’objet de rencontres autant que de polémiques, souvent vives. »

Nombre de ces antispécistes étaient des femmes

Parmi ces nouvelles questions figurait notamment le féminisme et son alliance possible avec une autre minorité : les animaux. Nombre de ces antispécistes étaient des femmes (Louise Michel, Marie Huot, Sophie Zaïkowska, etc.), mais l’une d’elles, Séverine, journaliste pour le premier quotidien féministe au monde (La Fronde), lia plus étroitement encore émancipation féminine et libération animale en s’adressant à son chien : « Parce que je ne suis “qu’une” femme, parce que tu n’es “qu’un” chien […], le sentiment de notre mutuelle minorité a créé entre nous plus de solidarité encore, une compréhension davantage parfaite. »

Autre alliance possible : l’anti-impérialisme et la lutte aux côtés des colonisés. Quoique empreint des clichés racistes de l’époque, Élisée Reclus renversa les perspectives en se plaçant du point de vue des « primitifs » colonisés, beaucoup plus avancés que les soi-disant « civilisateurs » en matière de connaissance et d’association avec les animaux. Louis Rimbault, anarchiste fervent défenseur des milieux libres dans le premier tiers du XXe siècle, associa quant à lui végétalisme et révolution mondiale autour du problème de l’accaparement colonial des terres : « Le Végétalisme, ce n’est plus la conquête coloniale justifiée par les besoins du tabagisme, du consommateur d’alcool, de café, de thé, de chocolat, d’opium, de cocaïne et de tous objets superflus ou inutiles. »

Par ces reconfigurations sociales et ces ruptures de l’ordre spéciste, les libertaires n’espéraient rien de moins qu’améliorer moralement leurs congénères. Charles Gide, théoricien français des coopératives économiques, écrivait ainsi simplement que « le meilleur moyen de s’exercer à aimer les hommes, c’est encore de commencer par aimer les bêtes », inversant par conséquent la logique de domination meurtrière en vigueur. Marie Huot, de son côté, donna une tournure révolutionnaire à « l’amour des animaux », car en protégeant « le patient contre le bourreau », on « arrive par l’apitoiement à l’amour des êtres tyrannisés et à la haine des tyrans ».

Le marxisme a relégué la question animale au rang d’anecdote

De telles perspectives ouvraient d’autres horizons aux sociétés humaines. Pour certaines et certains théoriciens, les communautés animales offraient des modèles politiques alternatifs au capitalisme et à la domination par la force. Élisée Reclus lisait par exemple de manière anarchiste la socialité des Républicains sociaux (Philetairus socius), des espèces de passereaux qui défendent tous ensemble leurs couvées contre les prédateurs. Il étendait leur autoprotection aux collectivités humaines : « Nous n’avons pas besoin de maître : ce n’est pas une volonté extérieure à la nôtre qui nous fait rester dans la même communauté, c’est la conscience de notre solidarité avec tous. »

En parallèle de cette inspiration de la nature, la non-exploitation animale modifie également en profondeur la structuration des économies humaines. Théoricien socialiste britannique et fondateur de la Humanitarian League, Henry Stephens Salt estimait ainsi hautement le végétarisme pour ses vertus socialisantes. À ses yeux, la pratique massive d’un tel régime alimentaire aboutirait nécessairement à la collectivisation des moyens de production et des terres agricoles. « Qui a déjà compris la valeur de la modération et de l’économie en matière de nourriture et de boisson est moins enclin à accepter l’accumulation individuelle des richesses. […] Les végétariens […] peuvent difficilement souhaiter autre chose que la propriété des sols, soit celle de la nation qui repose sur ces derniers. »

Certes, les propositions de ces premières et premiers militants antispécistes confinaient parfois plus au rêve qu’à la réalité, et l’avenir a nuancé certaines de leurs évidences — l’industrialisation n’a en effet pas épargné les produits d’origine végétale. Bien que ces autrices et auteurs tombèrent pour partie dans l’oubli tant le marxisme dominant à gauche parvint à reléguer au rang d’anecdote la question animale, les redécouvrir aujourd’hui à travers une telle anthologie — alors que les comportements antispécistes individuels reviennent sur le devant de la scène médiatique — permet de réarticuler la critique de la domination capitaliste et l’émancipation animale. Et d’échapper ainsi au piège de sacrifier l’une pour libérer l’autre.



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