Jean-Paul Malrieu
Les appels à déserter la société dominante fleurissent un peu partout. Les diplômes d'ingénieur·es sont refusés, les fermes reprises, et les méga-bassines sabotées. Ces gestes prolongent la vague de subversion qui parcourut les sociétés avec Mai 68. Au-delà d'un simple écho, comment faire dialoguer ces deux moments séparés par un demi-siècle ? Voici un témoignage sur l’esprit de désertion, et ses limites, par un ancien membre du groupe Survivre et vivre.
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Combiner expériences et combat politique
La crise écologique nous faisant entrer dans une forme de rétrécissement des moyens, la question des inégalités va s’imposer comme jamais : si les grandes masses de la population doivent accepter des sacrifices majeurs, elles ne tolèreront plus que les privilégiés continuent de s’enrichir, échappent à ces restrictions pour que les revenus de leurs capitaux leur permettent d’acheter des exemptions et de faire courir leurs jets et leurs yachts. On peut s’attendre à ce que la question écologique ravive les oppositions de classe, soulève à nouveau la question de l’appropriation privée, des limites à lui imposer. Donc renouvelle non seulement le problème démocratique, face aux tentations de gestion autoritaire des urgences, mais aussi la question des répartitions et des propriétés. Bref, les deux thèmes sur lesquels l’opposition gauche/droite s’est déployée depuis deux siècles. La crise écologique n’enterrera pas cet antagonisme, comme on le dit souvent, en invoquant le productivisme et le consumérisme du mouvement ouvrier, elle le déplacera et lui donnera un contenu nouveau.
Mais revenons aux démarches dissidentes. Il est certain que les expériences individuelles et collectives autonomes peuvent être précieuses, il peut s’y inventer d’autres nouages de la liberté et de la nécessité, elles peuvent démontrer la possibilité de modes de vie respectueux des équilibres écologiques. En sachant leurs limites. Rien ne serait plus naïf que d’imaginer des îlots de survie alternative sur fond d’effondrement. Vous aurez du mal, vous qui avez voulu vous donner les moyens d’une autarcie, à sauver vos lopins de permaculture si les villes ont faim. Puisqu’il faudra bien que ces expériences s’articulent, se coordonnent, et penser des choix politiques, en terme de conflits. Force sera d’affronter les groupes qui voudront persister dans leur déni et maintenir des activités et des structures insoutenables, affronter aussi ceux qui choisiront des solutions de régulations vraiment liberticides, combattre les ruses des classes privilégiées pour maintenir leurs niveaux de consommation obscènes. Le terme de « lutte de classes écologiques » proposé par Bruno Latour est sans doute paradoxal parce que le critère qui va nous séparer radicalement sur l’essentiel c’est notre sympathie, notre amour virtuel pour les générations à venir et que ce critère ne relève d’aucune condition objective. Néanmoins, ce concept de lutte de classes écologiques appelle à penser la crise écologique politiquement, pas seulement comme recherche de solutions individuelles ou de groupes survivalistes.
C’est pourquoi nos initiatives ne doivent pas se définir comme en pur contraste avec l’environnement dans lequel elles sont nées, ni comme simples germes d’un monde alternatif, mais elles doivent s’insérer dans le tissu social existant pour le convaincre des choix à faire et de l’accessibilité de ces choix. Les dissidences d’aujourd’hui doivent être politiquement plus ambitieuses que celles d’hier au sens où elles doivent aussi s’adresser à (donc écouter) un environnement social rétif et sceptique, éviter l’entre-nous des sectes, fussent-elles sympathiques, se donner pour objectif de gagner la révolution écologique globale. Déserteurs, vos dissidences ne visent pas que votre salut mental, moral et matériel, elles doivent travailler le corps social qui vous entoure. Dans le contexte actuel vous éviterez sans doute le cancer de la radicalité, qui nous faisait attribuer nos échecs à nos tiédeurs, en nous rendant toujours plus minoritaires.
On trouve là une autre tentation périlleuse, celle de l’action directe radicale. On sent qu’il y a un gouffre entre l’urgence, l’ampleur de changements à opérer et la pratique concrète des décideurs et des acteurs (et par décideurs et acteurs j’entends les politiques, les maîtres du Capital, mais aussi nos voisins et nous-mêmes). On peut s’énerver de cette inertie des corps sociaux, ou de cette dissonance cognitive par laquelle on accepte de ne pas tirer les conclusions d’un diagnostic. On peut s’en sentir désespérés – qui parmi nous ne passe pas par de pareils moments ? On peut alors être tentés d’agir sans attendre, passer à l’acte, comme le firent, dans un autre contexte et portés par d’autres discours, certains courants du gauchisme d’après 1968 qui voulurent faire une révolution sans les masses. Aujourd’hui, sur la base d’une critique écologique plus rationnelle que les analyses de classes simplistes d’hier, on peut par exemple envisager le sabotage de dispositifs jugés nuisibles. Parce qu’on les sait nuisibles sur la base d’une analyse que la majorité ne partage pas, en tout cas pas encore. Je ne dis pas que ces sabotages sont à exclure, je dis que l’on doit réfléchir à ce qu’on en attend. Est-ce un effet matériel, un obstacle posé sur le trajet d’une machine néfaste, un moins de gaz à effets de serre, un frein, un renchérissement de sa mise en œuvre ? Ou une interpellation du public, une déclaration de rupture : voyez jusqu’où va notre détermination ? Explicitons nos motivations (difficile à faire depuis la clandestinité) et nos attentes. Dans les actes de révolte et d’objection, comme dans les efforts pour construire des modes de vie alternatifs, nos minorités doivent se penser comme immergées dans un corps social à transformer.
Enjeu majeur, moment historique décisif, comment faire émerger des formes d’existence collective durable et pacifique, plutôt qu’une régulation dictatoriale centralisée ou un effondrement convulsif ? Lorsque je réfléchissais, voici 50 ans, à une mutation qui ne prenne pas la forme conflictuelle de la Révolution, et par laquelle la dissidence finirait par devenir hégémonique (comme la bourgeoisie finit, voici plus de 2 siècles, par se débarrasser de la société féodale et de ses structures de rangs), je nous accordais du temps. Et voici que le temps nous est compté, que l’enjeu est à la fois plus global et plus impérieux. Ô mes amis, comme il va vous falloir être intelligents et humbles, décidés et tendres, humains et courageux pour tracer et parcourir ce chemin difficile.
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