Source : https://reporterre.net/Reforme-du-RSA-L-Etat-cherche-a-retenir-les-deserteurs
Avec sa loi « pour le plein-emploi », le gouvernement montre qu’il n’y a pas d’alternative au salariat, soutient le philosophe Aurélien Berlan. De quoi détourner des luttes et des modes de vie anticapitalistes.
Au-delà du travail, point de salut ! Le 14 novembre, le projet de loi « pour le plein-emploi » a été définitivement adopté à l’Assemblée nationale. Elle instaure la création, au 1er janvier 2024, d’un « réseau pour l’emploi » piloté par France Travail, le nouvel opérateur qui remplacera Pôle emploi. Elle prévoit aussi de nouvelles obligations : inscription de tous les bénéficiaires du RSA sur la liste des demandeurs d’emploi, signature d’un « contrat d’engagement » et réalisation de quinze heures d’activités hebdomadaires, sous peine de sanctions.
Comme le raconte Aurélien Berlan, philosophe et auteur de Terre et Liberté (éd. La Lenteur), cette loi n’aura pas pour seule conséquence de précariser les plus pauvres. Elle s’attaque aussi à toutes celles et ceux qui avaient fait de cette aide une sorte de revenu d’existence pour ne pas consacrer leur vie au salariat et imaginer d’autres formes de vie, s’investir dans les luttes écologistes, dans des projets non marchands ou même se lancer dans l’agriculture.
Reporterre — De quoi cette loi est-elle le nom ?
Aurélien Berlan — Cette loi s’inscrit dans la continuité de ce qui se fait en France depuis des années. Après la réforme sur les retraites et celle de l’assurance chômage, le gouvernement veut continuer à mettre la population au travail. Il cherche de nouveaux dispositifs pour forcer les gens à accepter des emplois et des conditions de travail dont ils ne veulent pas. C’est aussi une façon très claire de montrer qu’il n’y a pas d’alternative au salariat et au mode d’existence qui va avec.
On ne pourra plus vivoter aux marges de la société, bricoler sa vie loin des injonctions patronales et productives, il faudra nécessairement embrasser les impératifs de la mégamachine, la faire fonctionner, bon an mal an, pour survivre et avoir droit à ces quelques centaines d’euros par mois.
L’objectif du plein-emploi est une façade. C’est un mythe. Le gouvernement veut juste pourvoir les emplois dans les secteurs dits en tension, l’hôtellerie, le BTP, la restauration, etc. Ce sont souvent des métiers ingrats, des formes de néodomesticité détournée où les salariés se mettent au service d’une minorité aisée, avec une discipline de fer et un travail éprouvant. C’est normal que cela ne donne pas envie. Alors les autorités utilisent la contrainte. Ils recourent, comme on disait aux XVIII et XIXe siècles, à « l’aiguillon de la faim ».
C’est-à-dire ?
Cela a toujours été une obsession des classes dominantes que de vouloir mettre les pauvres au travail. Au début de la révolution industrielle, il y avait dans les pays occidentaux, et notamment en Angleterre, une masse non négligeable de vagabonds et de mendiants, expropriés de leurs terres, qui refusaient le travail en usine.
Les gouvernements de l’époque ont alors aboli les premières lois sociales — les « Poor Laws » qui assistaient les plus démunis — afin de les obliger à rejoindre les manufactures et les « working houses » où ils devaient travailler gratuitement. Les libéraux anglais disaient qu’il fallait recourir à « l’aiguillon de la faim » pour mettre au boulot les plus réfractaires et leur inculquer la morale du travail.
Aujourd’hui, la logique est la même. La devise du libéralisme, ce n’est pas le laisser-faire, comme on le prétend souvent dans les manuels d’économie, le libéralisme, c’est la contrainte, la force, la violence. On pousse les gens à accepter des emplois qui permettent aux riches et à une minorité de privilégiés de se décharger de ce qu’ils ne veulent pas faire, parce qu’ils jugent cela ingrat, déshonorant ou pénible. On ne laisse pas faire, on le fait faire à d’autres.
Derrière ce type de législation, le message est limpide : il n’y a plus de refuge où échapper aux pires formes de salariat et de subordination. On précarise les gens, on distille la peur du manque, de la misère et de la faim.
C’est donc un retour à l’ordre, une entreprise de normalisation ?
Tout à fait. Et cela n’arrive pas par hasard. Il y a en ce moment une désaffection massive vis-à-vis du travail. Une forme de désaffiliation. On le retrouve non seulement dans les boulots les plus difficiles et les secteurs que je mentionnais auparavant, mais aussi chez les cadres et les ingénieurs qui sont de plus en plus nombreux à vouloir déserter. On a rarement vu des taux de démission ou d’envie de démission aussi importants.
Le gouvernement cherche par tous les moyens à les retenir. Si les gens se disent qu’ils peuvent renoncer à leur boulot, obtenir des minima sociaux et se contenter de peu pour avoir un mode de vie plus en adéquation avec leurs valeurs, cela peut faire voler en éclats les soubassements du système.
Cette loi ne précarise donc pas seulement les plus pauvres, mais empêche aussi d’autres façons de vivre ?
Oui, même si cela ne concerne qu’une minorité de personnes par rapport aux 2 millions de bénéficiaires du RSA.
Une partie de la population a fait le choix d’une précarité choisie.
Elle a réduit ses besoins, renoncé au travail salarié pour vivre de peu
et ne pas passer son existence à devoir rembourser sa bagnole ou son
pavillon. Cette loi vise à boucher les possibles, à réduire notre
liberté pour faire de l’acceptation du salariat classique la condition sine qua non de l’intégration normale à la société.
Pourtant, le chômage ou le RSA sont aussi des moyens pour de nombreuses personnes de se dégager du temps pour s’investir dans des projets bénévoles, des associations ou des luttes...
C’est tout l’objectif de cette loi ! Il s’agit de tarir la main-d’œuvre bénévole qui contribue à fabriquer un autre monde et qui fait qu’il y a encore des luttes. C’est une façon de verrouiller les imaginaires, de détourner les gens de leurs pratiques non marchandes pour les faire entrer dans le droit chemin de la production et de la plus-value capitaliste.
Encore une fois, sociologiquement, cela ne représente pas grand monde par rapport à la totalité des bénéficiaires ou des ayants droit au RSA, mais dans nos luttes, notamment écologistes, la proportion de personnes engagées qui s’investissent à fond et qui sont au chômage ou au RSA est importante. Tout simplement parce qu’elles ont plus de temps, alors que la majorité de la population est essorée par le salariat.
Parmi les personnes qui ont fait le choix de la précarité choisie, le taux d’investissement associatif et de pratiques alternatives est sans aucun doute bien supérieur à la moyenne des Français. Le chômage ou les aides sociales permettent à de nombreuses personnes de se consacrer à plein temps au combat, de développer des pratiques d’entraide ou de lancer des projets qui ne cherchent pas la rentabilité économique. Ces aides permettent en partie de se libérer de la contrainte du travail salarié, pour reprendre en main nos conditions d’existence et retrouver de l’autonomie matérielle.
Dans votre livre, vous écrivez que « vivre libre, ce n’est pas être déchargé des nécessités de la vie, mais au contraire les prendre en charge nous-mêmes ». Est-ce possible, aujourd’hui, avec un temps plein classique et le salariat ? Le travail ne nous prend-il pas trop de temps ?
Si, évidemment. Satisfaire nos besoins fondamentaux sans outil industriel ou avec le moins de soutien possible des énergies fossiles est un emploi à plein temps. Le projet de l’autonomie est incompatible avec la généralisation du salariat qui nous cloue au bureau huit heures par jour, derrière les écrans ou l’établi.
Aujourd’hui, la boucle est bouclée : les lois antisociales durcissent les conditions de vie pour les chômeurs et ces gens-là sont obligés de vendre leur force productive. En parallèle, ils n’auront pas le temps de développer des pratiques d’autonomie ou d’autosubsistance collective et devront tout acheter au système capitaliste. Avec le salariat à temps plein, on est livré à un patron, mais aussi à la grande distribution et à l’industrie des énergies fossiles.
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