Créateur de la première boulangerie solaire, Arnaud Crétot milite pour un accès intermittent à l’énergie. Dans cette tribune, il donne les clés pour adopter cette méthode au « potentiel colossal ».
Pour populariser, entre autres, le concept de « teled », cette fresque est née d’une collaboration entre le dessinateur de BD Vito (dernier ouvrage ici) et Arnaud Crétot. (Cliquez ici pour zoomer) © Vito
« Les énergies intermittentes ne peuvent pas alimenter l’économie. » Cette idée, largement répandue parmi les grands acteurs de l’énergie, est fausse. Ce qui est vrai, c’est que les énergies intermittentes (le solaire, l’éolien…) ne peuvent pas alimenter une économie pensée pour fonctionner avec des énergies continues. Mais si les entreprises apprennent à s’organiser avec un accès intermittent à l’énergie, ce problème disparaîtra : les énergies intermittentes alimenteront l’économie.
Une méthode d’organisation d’entreprise telle que « teled » (pour « tâches énergivores lorsque l’énergie est disponible ») permet de s’organiser autour d’un accès intermittent à l’énergie. Elle consiste à prioriser les tâches énergivores lorsque l’énergie est disponible — quand il y a du soleil pour le photovoltaïque par exemple — et à réaliser les autres tâches de l’activité le reste du temps. Cette méthode a été élaborée et testée à l’échelle artisanale depuis 2019 par NeoLoco, la première boulangerie et atelier de torréfaction solaire en Europe.
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Cette méthode pourrait constituer une nouvelle forme d’organisation des entreprises, capable de mieux gérer l’intermittence des énergies renouvelables. Le principe est simple : les tâches — minoritaires — qui demandent beaucoup d’énergie sont priorisées lorsque celle-ci est la plus abondante.
Par exemple, chez NeoLoco, une semaine de soleil peut permettre de torréfier des graines qui seront vendues pendant plusieurs mois. C’est le produit fini qui est stocké, plutôt que l’énergie nécessaire à sa fabrication. Le problème d’intermittence de l’énergie solaire est ainsi résolu sans recours à des systèmes complexes de stockage énergétique. Rien n’est produit à la demande ; l’entreprise est plutôt gérée grâce à un stock.
Au-delà d’être plus écologique, cette innovation méthodologique pourrait être plus stratégique pour les entreprises. Pensons aux pénuries de gaz l’hiver dernier à la suite de la guerre en Ukraine. Pensons à l’instabilité du prix de l’électricité, qui a déstabilisé tant de secteurs économiques : la boulangerie, la sidérurgie, etc. Que ce soit à cause des pénuries, ou de l’instabilité des prix, l’accès aux énergies fossiles, dites « continues », est de plus en plus intermittent. Dans ce contexte, même les entreprises qui se soucient peu de l’environnement ont intérêt à adopter une organisation de type « teled ».
Un potentiel colossal
Dans quelle mesure cette méthodologie est-elle répliquable dans d’autres secteurs de l’artisanat et à d’autres échelles ? Le potentiel semble colossal. Ces dernières années, nombre d’entreprises pratiquant le flux tendu ont tordu leur organisation [1] et ont commencé à faire du stock afin de pallier les pénuries et protéger leur activité.
Voici les grandes étapes pour réorienter une activité vers une organisation de type « teled » :
- lister toutes les tâches de l’activité ;
- identifier les tâches énergivores ;
- prioriser les tâches énergivores lorsque l’énergie est disponible ;
- gérer l’entreprise par le stock.
Dans le monde industriel plus qu’ailleurs, il est nécessaire de calculer le point de bascule à partir duquel les surcoûts de stockage (foncier, assurance, prêt bancaire pour financer le coût du stock, etc.) sont financés par les économies d’énergie. Étant donné les prévisions d’augmentation du prix de l’énergie, la majorité des secteurs le dépasseront inévitablement dans les dix ans à venir. Et beaucoup semblent déjà l’avoir passé.
Les entreprises des secteurs produisant des biens de conservation (produits alimentaires, mobilier, matériaux de construction, textile, etc.) sont les plus faciles à adapter à une organisation de type « teled ». Une menuiserie peut, par exemple, faire de l’autoconsommation en solaire photovoltaïque pour découper, raboter, percer ses pièces lorsqu’il fait beau.
Le démarchage commercial, la conception des meubles, le vernissage, la livraison, le montage, la communication et la comptabilité seront faites les jours de mauvais temps. Pareillement, un chaudronnier regroupera ses projets pour allumer sa découpeuse laser, très consommatrice d’énergie, lorsque l’énergie est facilement disponible sur le réseau ou en autoconsommation.
Ces changements auraient vraisemblablement des conséquences positives pour les territoires. Chaque entreprise ayant un stock, les risques de rupture des chaînes d’approvisionnement — comme nous en avons connus ces dernières années — seraient plus faibles.
« Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix »
Certaines organisations sociales sont intrinsèquement plus performantes énergétiquement que d’autres. Il ne sert à rien, par exemple, d’enfermer dans un laboratoire vingt ingénieurs pour inventer une voiture électrique ou à hydrogène extrêmement performante. Ils ne feront jamais mieux qu’une personne qui parviendrait à supprimer des besoins de transport grâce un changement d’organisation global.
Pareillement, nous pouvons demander aux ingénieurs de se débrouiller pour nous approvisionner en énergie quoiqu’il en coûte en complexité technique, en impacts environnementaux, et en tensions géopolitiques. Mais nous pouvons aussi nous organiser pour consommer l’énergie au moment où il est le plus facile, pour eux, de la produire.
« Les dernières décennies d’échec écologique nous y obligent »
Bien sûr, cette méthode implique des transformations profondes dans la conduite de nos activités. Le travail serait orienté vers davantage de polyvalence (les personnes responsables des tâches énergivores devant s’atteler à d’autres tâches lorsqu’il n’y a pas d’énergie), et une plus grande flexibilité (les tâches énergivores pouvant se concentrer sur certaines périodes, lorsqu’il fait beau ou que l’énergie est moins chère sur le réseau par exemple).
Questionner nos pratiques n’est pas une chose facile. Nous nous sommes obstinés pendant des décennies à chercher les solutions pour ne pas contraindre nos modes de vie. Nous avons dans le même temps appris que toutes les sources d’énergie — y compris les énergies renouvelables — ont un impact sur l’environnement important lorsqu’elles sont utilisées à grande échelle. Il n’y a pas de bonnes énergies pour alimenter la société du gaspillage.
Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix. Nous devons modifier nos croyances et nos pratiques. Les dernières décennies d’échec écologique nous y obligent. Seul un travail sur nos organisations sociales sera à la hauteur des enjeux auxquels les limites planétaires nous soumettent. Une économie des énergies intermittentes est la plus adaptée aux défis du siècle : climatiques, environnementaux, économiques et de justice sociale. Opérons cette bascule philosophique dans notre rapport à l’énergie.
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