Source : https://mrmondialisation.org/fin-du-monde-deja-eu-lieu/
Léonor Franc : « La fin du monde a déjà eu lieu »
Certes les montagnes et les océans demeurent… Mais qu’est-ce qu’un monde ? Pour qu’il y ait monde, il faut « faire monde ». Il faut assembler des morceaux, unifier du divers, donner un sens. La nature seule n’est pas un monde : elle est sans bornes ni centre, sans « théorie du tout » pour les physiciens, objet d’équations efficaces mais dénuées de pourquoi.
La nature n’est pas chaotique non plus : elle est, tout simplement. Ce sont aux êtres capables de penser le sens des choses qu’incombe la tâche de faire monde – aux humains, donc, ou du moins aux êtres conscients. Or les humains modernes font-ils encore monde ? Pour Hannah Arendt, la réponse est largement négative.
Le consumérisme a détruit le monde
Le consumérisme a détruit le monde. L’objet de consommation étant par définition éphémère, il ne permet pas de stabiliser un sens, de façonner un monde où l’orientation des humains est possible. Un monde où tout devient consommable n’est plus un monde. Seuls les objets qui ont une « permanence », écrit Arendt, permettent « d’édifier un monde » (1).
Notre monde a disparu car, comme il est connu, nous sommes désormais entourés d’objets dont l’obsolescence est programmée. La machine à laver est programmée pour dysfonctionner au bout de quelques années, composée de pièces voulues non réparables. Un téléphone ou un ordinateur sont programmés pour bientôt buguer, ne plus être capables d’installer d’importantes mises à jour, ou tout simplement devenir inefficaces par rapport à la puissance de nouveaux appareils. Les relations sociales deviennent elles-mêmes jetables : leur stabilité n’est plus désirée, elle est soit évitée soit imposée.
Les sociologues comme Eva Illouz parlent d’une crise de l’engagement dans les couples. Zygmunt Bauman, de son côté, décrit tous les liens sociaux comme devenant liquides. Tout doit être flexible – c’est-à-dire indéterminé. Le sérieux doit prendre la forme de l’ironie pour ne pas courir le risque de fonder quoi que ce soit. En effet, pour l’humain moderne, fonder, c’est stagner. Aujourd’hui, un rocher acheminé, au terme d’un long effort, jusque dans la rivière d’Héraclite, véritable exploit dans un monde où « tout passe », serait honni. Il serait considéré, non pas comme un début de construction défiant le passage du temps, mais comme ce qui entrave, ce qui bouche, ce qui gêne.
La prédominance du travail a détruit le monde
La prédominance du travail a détruit le monde. Le travail construit de l’utile. L’utile est quelque chose dont on se sert. S’en servir, c’est l’user, le consommer, le faire disparaître peu à peu. Alors que le travail était considéré comme un fardeau pendant des millénaires, souvent réservé aux esclaves, aux exclus du monde, notre société lui a accordé une valeur de plus en plus importante, exaltant par là des forces de disparition du monde.
« Le temps des vacances, étymologiquement le temps du vide, doit lui aussi être gagné, rentabilisé, programmé, donc travaillé »
Même le jour (ou deux) de repos hebdomadaire ne peut, pour l’humain moderne, que constituer des occasions de régénérer sa force de travail. Ce temps prétendument libre est donc encore établi dans l’horizon de la survie. Le temps des vacances, étymologiquement le temps du vide, doit lui aussi être gagné, rentabilisé, programmé, donc travaillé. Malheur à celui qui, pendant les vacances, « perd son temps » (2). Tout doit être consommé, tout doit disparaître, même le vide.
Bien évidemment, le labeur est nécessaire pour la survie. Mais, précisément, l’instinct de survie ne suffit pas pour faire monde. Il suit le cours naturel et incessant des choses, ne propose pas de sens, fait revenir l’humain au simple impératif d’être. Ici encore, laissons la parole à Arendt :
- Pour une information libre ! -
« Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital, et cette consommation, régénérant le processus vital, produit – ou plutôt reproduit – une nouvelle « force de travail » nécessaire à l’entretien du corps. (…) La « nécessité de subsister » régit à la fois le travail et la consommation (…). Ce sont deux processus dévorants qui saisissent et détruisent de la matière, et l’ »ouvrage » qu’accomplit le travail sur son matériau n’est que la préparation de son éventuelle destruction. » (3)
L’isolement du travailleur a détruit le monde
L’isolement du travailleur a détruit le monde. Le travail moderne aurait pu contribuer à faire monde s’il avait apporté du liant social, créé du commun. Mais il a plutôt agrégé les êtres humains en une « masse indifférenciée où chacun se trouve écrasé contre l’autre » (4). Subissant les forces débridées du marché capitaliste, les individus sont presque tous contraints de travailler pour leur survie (qu’il s’agisse de survie biologique, économique ou sociale), survie qui rend leur existence précaire, dénuée là encore de fondations.
Réduits au même statut, les travailleurs pourraient au moins trouver dans cette égalité un motif de solidarité, et ainsi commencer à former un monde. Mais même cela n’est plus possible. L’entreprise se charge de faire oublier cette envie en donnant aux travailleurs une illusion de lien social grâce à une table de ping-pong installée près de la machine à café et les conseils des « happiness managers ». Même si les travailleurs n’étaient pas dupes de cette supercherie, de cette lubrification sociale forcée et encore destinée à l’augmentation de la productivité générale, ils ne pourraient toujours pas construire un monde.
Pour cela, il leur faudrait créer du commun, or, au-delà des portes de leur domicile, de leur syndicat ou de leur entreprise, qu’y a-t-il ? Les concurrents, les autres survivants. Au mieux, aujourd’hui, dans un système qui est moins celui du désir que du besoin, une association (ou plutôt une coïncidence d’intérêts) tiendra le temps de quelques manifestations, puis il faudra bien que chacun revienne à sa survie. Pour qu’il y ait une véritable association, il faudrait quelque chose d’imprévu, à savoir un acte de foi, une confiance, un pari à l’égard de l’autre. La logique du travail serait alors dépassée.
En effet, en passant à la solidarité ou à la citoyenneté, on sortirait du simple travail.
Les réseaux sociaux virtuels ont détruit le monde
Les réseaux sociaux virtuels ont détruit le monde. Ces réseaux, de plus en plus utilisés, ne proposent qu’un succédané de monde car, encore une fois, ils ne créent pas du commun mais plutôt juxtaposent des trajectoires individuelles. Nous l’écrivions ailleurs (5) : les réseaux sociaux ne font que mettre côte à côte des bulles de pensée avides de confirmation de leurs opinions. A l’origine de cela, la marchandisation de ces réseaux dont les profits reposent sur le principe de personnalisation des informations, tel qu’exposé dans le documentaire The Social Dilemma.
« Voir un ensemble personnalisé d’informations, préparé sur mesure, est précisément l’inverse de la rencontre d’autrui dans un espace public »
Voir un ensemble personnalisé d’informations, préparé sur mesure, est précisément l’inverse de la rencontre d’autrui dans un espace public. Ainsi, des réseaux comme Facebook, YouTube ou Twitter ne forment pas un espace public, cet espace où il est souvent impossible d’éviter la conversation. Dans un échange de commentaires sur YouTube par exemple, que se passe-t-il ?
Premièrement, l’interlocuteur peut partir à tout moment, en un clic – il n’y a aucune obligation d’écoute. Deuxièmement, il peut supprimer son commentaire, ne laissant par là aucune trace – YouTube, à proprement parler, n’a pas d’histoire. Troisièmement, entre le moment où l’utilisateur s’exprime et le moment où il reçoit une réponse, il y a un délai – autrement dit, il obtiendra sa réponse quand il aura le dos tourné, quand il sera seul. Les messages échangés sont davantage des actions isolées, à distance, qu’une interaction. Quatrièmement, la vidéo qu’il commente lui est suggérée sur la base d’un algorithme qui sélectionne ce à quoi il aime déjà réagir. Ces réseaux sont donc totalement étrangers à l’agora grecque, la place publique fondatrice d’un monde.
Le commun y fait tant défaut que les faits les plus basiques, donc normalement les plus partagés, y sont niés, transformés, tronqués, au profit de « faits alternatifs » court-circuitant toute tentative de fédération rationnelle et stable.
La professionnalisation de la politique a détruit le monde
La professionnalisation de la politique a détruit le monde. La vie de la cité, monde commun par excellence, a été dévoyée en étant confiée à des politiciens de métier. Ce qui était censé être le plus éminemment public est désormais privatisé (donc aboli) par quelques individualités dénuées de fonction réellement représentative (n’organisant presque jamais de référendums, ne reconnaissant pas le vote blanc, usant du 49.3 et de pseudo consultations citoyennes…), sans légitimité (cédant aux pressions des lobbys et aux « jeux » égocentriques de pouvoir), voire même sans légalité (interdisant illégalement des manifestations pacifiques…).
Le sens du commun s’est tellement éclipsé que la plupart des Français veulent désormais entreprendre la destruction des ruines de leur monde, en jugeant que la politique n’est pas assez privatisée. Se débarrassant de leur mission de citoyen jusqu’à la lie, 59% d’entre eux souhaiteraient que la direction de leur pays revienne à des « experts non élus » (Ifop, 2018). Pour les 18-24 ans, ce taux monte à 70%. La plus sombre des perspectives envisagées par Erich Fromm (6) se concrétise. Les individus, exploités et méprisés par l’empire financier qui les dépasse, finissent par ne plus croire en leur propre force et se considèrent alors de nouveau comme des enfants à guider.
Pour soulager un sentiment d’impuissance et d’insécurité, ils « sont prêts à se soumettre aux nouvelles autorités qui s’offrent à eux et les soulagent du doute ».
La fin du monde a déjà eu lieu. La nouvelle n’est pas très répandue. Ce fait même participe de la fin du monde. Pendant ce temps, des théoriciens essayent de savoir quand et comment le monde pourrait « s’effondrer ». Mais ces théories de l’effondrement, ces collapsologies ne parlent généralement pas de fin du monde. Elles abordent quelque chose de pire encore : la fin de toute possibilité de faire un monde, la fin de tout matériau disponible pour construire quoi que ce soit, tout étant devenu cendres et guerres. Pour l’instant, seule la fin du monde est arrivée ; pas la possibilité, fût-elle infime, d’en fonder un nouveau.
Sources :
(1) Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Paris, Presses Pocket Agora, p. 151.
(2) Baudrillard, La société de consommation, Denoël, Paris, 1970, p. 244.
(3) Ibid., p. 145.
(4) Idaline Droz-Vincent, « L’idée de monde chez Hannah Arendt », in Philopsis, revue numérique, 2016, https://philopsis.fr/
(5) « Pourquoi nous faisons semblant de vivre en démocratie », in MrMondialisation, 2023.
(6) E. Fromm, La peur de la liberté (1941), Paris, Les Belles Lettres, 2021, p. 183.
Image d’entête @KELLEPICS/Pixabay
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