1 Ce qui nous irait bien, c’est que la haine ne nous habite pas, qu’elle ne soit pas en nous, qu’elle ne nous ait pas construite. Qu’il arrive qu’elle nous concerne oui, éventuellement dans la mesure où nous pouvons en être l’objet ou la victime. Que nous devions reconnaître qu’elle existe, oui malheureusement, nous ne pouvons l’empêcher d’exister. Mais qu’elle soit ailleurs, chez l’autre, le tout proche ou le très lointain, peu importe, mais pas à l’intérieur de nos propres remparts, pas dans notre propre cité, pas logée dans notre propre corps !
2
Nous aurons pourtant beau faire, beau dire, elle est là, la haine, dans
notre vie au quotidien, dans nos colères, dans notre
violence, dans notre agressivité bien sûr, mais aussi dans nos
ruses, dans nos dérangements aussi bien que dans nos arrangements, dans
la façon dont parfois nous regardons, dans le ton de notre
voix, dans notre vœu de maîtrise, dans notre voracité, dans la
manière dont nous nous adressons à l’autre ou dont nous évitons de lui
répondre, dans le comme si nous ne l’avions pas vu, dans le
suspens où nous le tenons ou dans le sur-le-champ avec lequel nous
lui donnons la réplique, dans le ridicule où nous le poussons, dans la
boue où il nous arrive de le traîner, dans nos soi-disant
gentillesses ou nos fausses amabilités… ou même dans nos silences ;
enfin, à y regarder d’un peu plus près, il faut bien accepter ce constat
: la haine m’habite, elle est dans ma vie, dès son
début sans doute et avant même que je m’en souvienne ; mais alors se
pose d’autant plus la question : qui est-elle ou, encore, d’où
vient-elle ?
3
L’histoire du mot en français ou son étymologie nous éclairent peu,
seulement sa parenté avec l’ennui : ennuyer vient de
inodiare, formé sur la locution latine in odio esse, être dans la
haine, manière donc, d’entendre que la haine se loge dans l’ennui,
manière de prendre en compte jusqu’où elle peut se dissimuler,
mais toujours rien de ce qu’elle est vraiment, ni d’où elle vient.
4
Avançons ce que nous y entendons, au risque d’imposer ici au lecteur un
long détour. Nous lui demandons donc de consentir à
nous suivre dans notre développement pour pouvoir répondre à nos
questions. Ne pouvons-nous dire que de la haine nous prend chaque fois
que nous sommes contraints de tenir compte de ce qui vient
d’ailleurs ? Qu’elle survient dès que l’autre interfère, à tel point
que nous pouvons toujours nous demander si nous ne pourrions pas nous
débarrasser de notre haine en même temps que de
l’altérité de l’autre. Mais il ne faut pas penser pour autant que
c’est la présence effective de l’autre qui est à l’origine de notre
haine puisqu’il nous arrive de ressentir de la haine hors sa
présence ; c’est plutôt du fait d’avoir reconnu une place à cet
autre, même virtuellement, sans que celle-ci se réalise effectivement.
Tout se passe comme si quelque chose en nous avait gardé la
trace de ce que l’autre a pu s’imposer à nous, nous contraindre,
fût-ce une seule fois, en tout cas faire que nous devions compter avec
lui. La haine, c’est donc aussi la trace de ce qu’autrui
nous a atteint, au moins une fois.
5
Mais alors, qui est cet autre concret qui nous aurait atteint fût-ce
une seule fois ? Bien sûr, on peut penser qu’il s’agit
ici des premiers autres que nous avons rencontrés, autrement dit des
parents, du père et de la mère que nous avons eu sans doute, mais à y
réfléchir un tant soit peu, la question se pose de
savoir s’ils ont été là comme des premiers autres qui se sont
imposés à nous pour leur propre compte en quelque sorte, ou s’ils n’ont
été là que comme des agents d’une altérité qui nous concerne
tous, comme des représentants, des délégués, des témoins de la façon
de faire sa place à de l’autre, et ainsi nous permettre de nous
reconnaître de la même famille dans l’ensemble des espèces ;
autrement dit, nos premiers autres n’ont-ils pas été là comme ceux
qui nous ont initiés au langage, à cette aptitude qui nous spécifie
comme êtres humains ?
6
Si nous souscrivons un tant soit peu à ce qui précède, nous devons
aussitôt réaliser que la haine concerne d’abord le langage,
que notre haine a une adresse au-delà des premiers autres en chair
et en os qui se sont occupés de moi, même si c’est toujours par eux
qu’elle transite, que la haine nous habite du fait que nous
parlons, et pire encore, qu’elle nous habite ainsi,
irréductiblement, aussi intimement inscrite dans ce que nous sommes,
qu’il suffit que nous y regardions d’un peu plus près pour ne plus
pouvoir
nous contenter de nous en déclarer l’objet ou la victime, parce que
nous l’avons logée en chacun de nous dans le mouvement-même de nous
reconnaître capables de parole. Car parler, c’est aussi
déposer l’autre en soi, l’y reconnaître, le révéler comme inscrit au
cœur de notre être. Autrement dit, du fait que nous parlons, nous ne
pouvons qu’avoir la haine ! Cette expression que les
jeunes utilisent aujourd’hui souvent, « avoir la haine », dit bien
qu’il ne s’agit pas tant d’avoir de la haine pour quelqu’un que d’avoir
cette haine qui vous habite comme un parasite, comme un
chancre.
7
Nous avons la haine du fait que nous parlons, car nous ne parlons
jamais qu’avec des mots qui nous viennent des autres, nous
sommes donc chacun, d’abord et avant tout, des intrusés, des
contraints par la langue qui vient toujours de l’autre, des aliénés
donc, des obligés des mots, des serfs du langage. Ainsi, pour le
dire de manière abrupte, c’est parler qui induit la haine. Celle-ci
est de ce fait autre chose que l’agressivité qui habite l’animal et dont
nous savons pertinemment bien au travers de
l’Histoire, qu’elle n’atteint pas ce que la haine est susceptible de
produire chez les humains. La haine qui nous habite est donc d’abord
haine de ce qu’implique la parole.
8
Mais qu’implique donc le fait de parler, qui susciterait, qui ainsi
rendrait compte de notre haine ? C’est que parler suppose
le vide. Parler suppose un recul, implique de ne plus être rivé aux
choses, de pouvoir nous en distancer, de ne plus être seulement dans
l’immédiat, dans l’urgence. Mais de ce fait, parler exige
un dessaisissement, une désidération, parler contraint à un détour
obligé, à la perte de l’immédiat. Parler nous fait perdre l’adéquation
au monde, nous rend toujours inadaptés, inadéquats ;
ainsi, nous pouvons nous réjouir de ce que le langage nous permet
mais nous pouvons tout autant nous lamenter de ce que le langage nous a
fait perdre. Cette perte a d’ailleurs inscrit en nous un
fond de dépression permanente, d’insatisfaction irréductible. Bien
sûr, à force de pratiquer le langage au quotidien, ce détour s’oublie.
Qui donc, en parlant, pense que de ce fait, il est déjà
toujours comme en exil, toujours déjà un peu ailleurs ?
9
C’est pourtant en cela que parler spécifie l’espèce humaine, le
parlêtre disait Lacan. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas
ici d’exclure les sourds-muets. La capacité de parole ne dépend pas
de la seule intégrité des organes phonatoires, elle tient à la mise en
œuvre de la faculté de langage – appelons-la comme cela
mais, aujourd’hui, on dira plutôt de la compétence linguistique –
c’est-à-dire de la capacité à user de ce système dans lequel nous avons
tous la possibilité d’entrer, en principe, sauf avatar de
notre neurophysiologie, et qui fait que nous relevons de la même
famille, de la famille des êtres humains, des trumains comme les
appelait encore Lacan.
10
Citer ici Lacan, c’est rendre à César ce qui lui appartient. Si c’est à
Freud que nous devons la naissance de la
psychanalyse, c’est à Lacan que nous devons la reconnaissance de ce
que le langage n’est pas qu’un simple outil, mais qu’il est ce qui
subvertit la biologie de l’humain et fait dépendre notre
désir de la langue.
11
Il convient de continuer à nous en étonner : notre existence – notre
condition humaine – est entièrement marquée des
conséquences de cette prise dans le langage. C’est cette condition
d’être parlant dont il s’agit de prendre la mesure, qu’il faut explorer,
qu’il faut mettre au travail. Bien sûr, on ne s’en
étonne plus comme on ne se souvient pas qu’en respirant c’est de
l’oxygène que l’on introduit dans son organisme. On n’a même nul besoin
de le savoir pour que cela fonctionne. Et c’est pourquoi
nous l’oublions. Mais cela ne devrait pas nous empêcher de continuer
de nous en étonner. Nous sommes les seuls animaux qui échangeons par
des mots, qui organisons nos échanges au quotidien avec
du bla-bla-bla. Nous sommes des éternels bavards, des incessants
paroliers, des baragouineurs, des jaspineurs, qui graillonnent, qui
crient, qui gueulent, qui murmurent, qui nasillent, qui
radotent, qui profèrent… La liste est longue de ce à quoi nous
autorise notre aptitude au langage et, comme le disait déjà Ésope, c’est
pour le meilleur autant que pour le pire, et vice versa.
Mais ce que cette capacité de parole permet, elle le paye aussi d’un
prix et ce prix, c’est que nous habite le vide, le négatif, l’absence.
C’est une condition pour la possibilité de la parole
comme dans le jeu de taquin ou de pousse-pousse où il faut une case
vide pour que les chiffres puissent coulisser et s’intervertir.
12
De ce fait, la condition humaine n’est pas seulement constituée par le
positif que permet la parole mais aussi par le négatif
autour duquel ce positif s’organise. C’est cet évidement qui
apparaît comme le cœur du langage, cette absence creusée dans la
présence, ce trou fait dans le réel, de la même façon que le geste du
potier façonne sa poterie en tournant autour d’un vide central.
C’est dans le même mouvement qu’il fait son vase et entoure un vide.
C’est ici que la haine s’origine. La raison de ma haine, c’est
ce vide qui m’habite, auquel je suis contraint de faire sa place du
fait que je parle. Voilà pourquoi Freud mettait la haine – et non
l’amour – au départ de l’humain. En tant qu’êtres parlants,
nous avons, d’une manière ou d’une autre, dû payer un tribut au
négatif. Nous avons inscrit en nous cette part de négativité. Cette
contrainte au vide qu’implique le langage, cette entame
qu’ainsi il véhicule, cette négativité à laquelle nous ne pouvons
nous soustraire, que peut-elle faire d’autre que susciter notre haine ?
13
Mais ne confondons pas pour autant l’adresse de cette haine. La méprise
est en effet possible. La haine peut s’adresser à
ceux qui transmettent les contraintes de la parole, à ces premiers
autres qui nous ont entourés, eux-mêmes déjà marqués par cette
négativité que nous venons d’évoquer, donc truffés d’une absence
et cause de l’irréductible insatisfaction ; mais il ne faut pas
oublier que l’adresse première, originelle, c’est toujours ce vide
qu’implique la parole, et non pas ceux qui ont la charge de nous
transmettre notre condition d’homme ou de femme.
14
Osons une comparaison pour faire entendre le poids de notre thèse, et
disons que pour le psychanalyste, la loi du langage est
à l’humain ce que, pour le physicien, la gravitation est à la masse.
Pas une seule masse, aussi petite soit-elle, n’échappe à la
gravitation. Pas une seule part d’humain n’échappe à être
contrainte par la Loi du langage. Dès que j’ai la potentialité de
parler, même si je ne parle pas encore, du seul fait de cette
potentialité inscrite dans mon patrimoine génétique, j’ai à me
confronter à un monde toujours déjà organisé par le langage, donc
par la négativité. Car ce qui caractérise un tel monde, c’est que toute
présence y est truffée de l’absence. De ce fait, le mot
peut réjouir mais dans le même temps déçoit. Car le mot – tout comme
le vase du potier – ne peut se défaire du vide dont il est habité.
15
Mais la potentialité de langage que nous avons tous dès la naissance,
en principe tout au moins, ne garantit pas pour autant
de pouvoir parler. Tout un travail semble en effet nécessaire pour
que l’enfant, cet in-fans – du verbe latin fari, parler – ce
non-parlant, s’approprie l’usage de la parole. Travail qui relève
partiellement des premiers autres qui l’entourent, ses parents, sa
famille, ses enseignants, en un mot de ceux qui se chargent de son
éducation, et plus généralement encore de la génération qui
le précède. Mais partiellement aussi de lui-même, puisqu’il devra
consentir à prendre la parole, consentir à s’impliquer dans son
apprentissage d’abord, à se l’approprier ensuite. Viendra donc le
moment où il pourra et devra lui aussi soutenir sa parole, donc se
soutenir de son propre chef, assumer la responsabilité de son dire ;
c’est ce qu’on appelle la subjectivation, ou plus
banalement devenir adulte et que l’on suppose réalisé lorsque le
sujet atteint l’âge de la majorité légale.
16
Parler suppose en effet de pouvoir s’énoncer, d’être à même de
s’engager dans sa parole, d’en assumer la responsabilité. Ceci
n’est pas exigé à chaque fois que l’on parle. La plupart du temps
lorsque nous parlons, nous circulons comme sur des autoroutes sans nous
soucier à chaque moment de la destination. Mais il arrive
que la chose nous est rappelée comme du dehors : par exemple,
lorsque ce que nous avons dit a blessé, a compté, a été un mot de trop.
Que nous l’ayons voulu ou pas n’y change rien. Nous étions
dans nos mots sans le savoir ou sans vouloir le savoir. Parfois au
contraire, nous retenons notre souffle pour parler, nous nous
questionnons, nous doutons avant de dire, nous savons que nous ne
sommes pas certains de ce que nous allons avancer, mais nous disons
quand même. Parfois encore, nous disons un Oui, ou un Non, sans en
connaître toutes les conséquences. Il n’empêche. Chacun de
nous est contraint d’assumer l’inconnu, de soutenir ce qu’il faut
alors appeler un acte, l’acte de dire. Cette fois-là, c’est comme
franchir un seuil. Exemple souvent cité : César franchissant le
Rubicon. Plein de gens franchissent, ont franchi et franchiront
encore le Rubicon, ce petit ruisseau du nord de l’Italie, mais ce n’est
pas pour autant un acte. Mais pour le consul, c’en était
manifestement un, car en franchissant le Rubicon, il savait qu’il se
mettait en guerre avec Rome sans pour autant connaître l’issue de cette
guerre mais en assumant par avance toutes les
conséquences de sa décision. C’est en cela que la traversée du
Rubicon par Jules César reste, pour nous, le modèle d’un acte.
17
Ce moment de l’acte est le seul où nous pouvons percevoir et même
éprouver combien le vide est inclus dans la parole, que
c’est donc bien à partir de ce vide que nous parlons. Ceci ne va
d’ailleurs pas sans angoisse. Une angoisse légitime en l’occurrence et
tout ce que nous avons appris jusque là dans notre
existence ne sert finalement qu’à nous aider à traverser ce moment
d’angoisse, à soutenir cette confrontation au vide, à supporter
l’absence de véritable point d’appui, à dire pour que ça compte,
même si rien n’est sûr. C’est comme si chacune de nos histoires
singulières nous avait amenés là, à pouvoir nous engager par une toute
petite porte, toujours à ce moment-là trop étroite. Dans le
meilleur des cas, notre passé nous vient en aide à ce moment-là,
pour nous autoriser au possible d’une parole qui compte. Mais il arrive
aussi que le passé nous en empêche, qu’il nous contraigne
à ne rien pouvoir dire de neuf, à ne pouvoir que répéter, à nous
interdire d’inventer. Les cas de figure sont nombreux où dire est
presque impossible.
18
Néanmoins, le jour où « je » pose l’acte de parler, sans tout à fait
savoir, mais en assumant autant ce que je sais que ce
que je ne sais pas, ce jour-là, les justifications s’évanouissent,
les raisons disparaissent. Ne reste alors que l’angoisse légitime
d’avoir à parler et de soutenir l’acte de dire.
Mais pourquoi la haine ?
19
Mais alors pourquoi la haine ? Disons qu’elle survient à chaque fois
que le subterfuge est démasqué, chaque fois que nous
apparaît que c’est le vide qui habite le plein, le trou qui est au
cœur du vase, chaque fois que se refait entendre à nos oreilles que ce
que nous croyions consistant et solide, n’est en fait que
fragile et précaire. Mieux même, la haine émerge chaque fois que
nous ne reconnaissons pas que l’autre n’est qu’un autre autre comme
nous, lui aussi truffé de partout, avec seulement un semblant
de consistance et de solidité, et que cela ne nous empêche pas
d’avoir à dire, mais que notre dire n’est jamais qu’une moitié de dire,
qu’un mi-dire comme disait Lacan, qu’un dire qui accepte
qu’il ne dit pas tout, ni tout à fait. Et que pourtant, c’est en
disant ainsi, dans l’impossibilité de pouvoir tout dire, avec cette
évidence-là chevillée au corps, que ce dire nous fait sujet,
qu’il fait que nous sommes quelqu’un pour un autre et qu’à notre
tour nous pouvons faire que cet autre soit quelqu’un pour nous. Mais à
chaque fois que ces données-là s’estompent, que nous
croyons avoir vaincu cette absence de certitude, que nous pensons
avoir réussi à y substituer de l’assurance, ce qui est alors ainsi déjà
programmé, qui resurgit comme le phénix de ses cendres,
c’est ce vide ; de le voir ainsi réapparaître alors que nous avions
pensé en être venu à bout, cela suscite notre haine.
20
À mettre ainsi la haine au cœur de la parole, il faut convenir que cela
ne nous laisse aucune chance pour nous en débarrasser
vraiment. À mettre ainsi l’autre au cœur de nous-mêmes, il faut
convenir que cela ne nous donne aucune chance de nous trouver bien
chacun avec son seul moi-même – son seul « moi-m’aime »
faudrait-il peut-être écrire. À mettre ainsi le vide au centre du
plein, il faut convenir que cela rend d’emblée suspecte toute
consistance qui se donne comme sans faille.
21
C’est pourtant bien ce subterfuge qui fait que la force de la parole
est extravagante : parler permet d’évoquer ce qui n’est
pas là. Que ce soit l’éléphant d’Afrique, ou les pyramides du Caire,
ou encore les chutes du Niagara. Cette aptitude à la langue est au
fondement même de tout ce que les hommes ont pu réaliser.
Inutile d’en faire ici le catalogue, une bibliothèque entière n’y
suffirait pas. En revanche, comme nous l’avons déjà fait entendre, elle
se paye aussi d’un prix fort, d’un prix nécessaire à
l’humanisation. Nous l’appellerons volontiers la nécessité d’une
perte, d’une soustraction, autrement dit un moins-de-jouir. Impossible
en effet d’être dans la présence pleine, car du fait
d’habiter la parole, c’est comme si notre rapport à la réalité
restait affecté de cette distance à laquelle le langage nous a autorisés
et condamnés dans le même mouvement. D’où d’ailleurs
qu’aucun objet ne nous satisfait vraiment, qu’aucune chose ne peut
saturer notre désir. Henri Michaux dans ses Poteaux d’angle évoquait
ceci très bien : Seigneur Tigre, c’est un coup de trompette
en tout son être quand il aperçoit sa proie […]. Qui, ose comparer
ses secondes à celles-là ? Qui, en toute sa vie eut seulement dix
secondes tigre ? [1]
suite
Contrairement à l’animal, lorsque nous nous précipitons sur l’objet,
quel qu’il soit, nous emportons avec nous cette
distance, ce recul, cette absence. Si le mot peut nous rendre la
chose présente même en son absence, il ne peut que manquer la présence
pleine de la chose, du fait de l’absence qu’il y introduit.
À cet égard, impossible d’avoir le beurre et l’argent du beurre. À
cet endroit précis, il faut choisir. Perdre ou pas, mais si nous
refusons de perdre, c’est rien, c’est « pas de parole possible
». C’est donc, de plus, un choix forcé : la parole ou rien !
22
Pourquoi nous étendre sur tout cela pour parler de la haine ? D’abord
parce qu’il est peut-être utile de savoir pourquoi elle
nous habite, pourquoi elle peut surgir en nous à chaque instant,
pourquoi elle nous suit comme notre ombre ; ceci nous dispensera de
vouloir en faire l’économie, de travailler à l’éradiquer, de
penser pouvoir nous en débarrasser. Ensuite et surtout, parce qu’il
faut identifier ses destins possibles, ce qu’on peut espérer pour son
avenir, peut-être même repérer qu’il y a de bonnes et de
moins bonnes manières de faire avec elle et que, pour ce faire, il
n’est pas inutile de prendre la mesure de comment depuis des siècles, on
s’est débrouillé avec elle, ce qui, d’ailleurs, nous
permettra de nous demander si c’est toujours avec le même soin qu’on
la prend en charge aujourd’hui pour la faire mûrir, pour la rendre
comestible et même digeste, autrement dit, la moins toxique
possible. Enfin, parce que lorsqu’on s’occupe de maltraitance, cela
pourrait être utile de connaître les différents visages qu’elle peut
prendre, les diverses évolutions qu’elle peut rencontrer,
et de savoir si tout cela pèse du même poids dans le risque que la
haine fait courir à ceux qui feront la génération de demain.
23
Sommairement d’abord, nous dirons que cette perte, cet « il n’y a pas
», ce vide de l’origine, cet impossible de l’adéquation
du mot à la chose que véhicule le langage, c’est comme la contrainte
que chaque sujet humain doit intérioriser pour s’humaniser. Voyons un
enfant, imaginons-le laissé entièrement à lui-même : sa
parole n’émergera pas et sa durée de vie sera même très limitée.
C’est d’ailleurs l’histoire des enfants-loups. Ou celle du sauvage
d’Itard. Ou encore celle de l’expérience de Frédéric II qui
voulait savoir quelle était la langue parlée à l’origine et qui,
pour ce faire, confia à des nourrices une quarantaine de nouveau-nés
avec la consigne de ne jamais leur parler. Ainsi elles
auraient pu observer quelle langue émergerait spontanément : le
latin, le français, l’allemand. Aucun de ces enfants n’atteignit l’âge
de 8 ans et l’empereur n’eût pas de réponse à sa question.
Sans appel à la vie par la parole de l’autre, c’est le bout du
chemin qui est très – trop – vite rencontré. Encore faut-il consentir à
prendre cela en compte ?
24 Pour preuve aussi, ce qu’avait mis en évidence le linguiste Jakobson [2]
suite
: dans toutes les langues du monde, en langage-bébé, papa se dit avec
des labiales, et maman se dit avec des formes en
m-m, émission phonique seule compatible avec la succion. Autrement
dit, dire maman peut se dire la bouche pleine, mais pour dire papa, il
faut ouvrir la bouche, autrement dit, il faut du vide.
Condition qui, sans être suffisante, est toujours nécessaire pour
que la différenciation signifiante soit possible puisqu’elle est le
préalable toujours à maintenir pour que parler
advienne.
La haine est toujours haine de l’Autre en soi
25
Remarquons que ce langage qui nous spécifie, dont nous tirons à juste
titre notre superbe, nous vient des autres qui nous
précèdent, de ceux de la génération d’avant. Dès lors, nul parlêtre
ne peut s’en prétendre propriétaire. Ses propres mots lui viennent,
disons le en un mot, de l’Autre. Ce qu’il pense être son
autonomie n’en est donc que très relative. Il conviendrait plutôt de
parler d’aut(r)onomie et mettre ainsi fin à toute idée d’autofondation.
L’humain est un aut(r)onome, un autonome à partir des
autres, à partir de l’Autre. L’homme ne peut se penser seulement
autoréféré, ni revendiquer être sa propre origine, car celle-ci lui
échappe. Mieux encore, c’est parce qu’elle lui échappe qu’il
peut s’en prévaloir, se donner un ombilic, qu’il peut, par exemple,
s’inventer ses mythes.
26
Le paradoxe n’en est que plus sidérant : aussi singuliers, aussi
courageux puissions-nous être, cela ne change rien au fait
que nous sommes d’abord fabriqués dans la matériau de l’Autre. Et la
chance pour chacun de soutenir son être singulier passe par
l’assomption de ce « d’abord fabriqué dans le matériau de l’Autre
», de ce qu’il doit reconnaître comme sa dette à l’Autre, ensuite
comme un détachement d’avec cet Autre, une séparation nécessaire – qui
suppose une coupure, l’ouverture d’un vide – à partir de
laquelle seulement il peut inventer son propre trajet.
27
Cette séparation d’avec tout ce qui lui vient de l’Autre, n’est donc
que sa manière à lui de s’approprier le vide qui habite
la parole, de consentir à la Loi des trumains. C’est pour cela qu’il
est exigé de chaque trumain qu’il quitte les premiers siens, qu’il «
abandonne » ses père et mère, comme il est dit dans la
Genèse ; c’est aussi la raison de l’interdit de l’inceste : un dit
doit s’interposer entre la mère et l’enfant, qui doit les séparer, tant
l’enfant, de la mère que la mère, de l’enfant. C’est
pour cela que l’enfant – le futur sujet – devrait pouvoir compter
sur l’appui d’un autre que le premier Autre, sur un père, sur un autre
que la mère, pour l’autoriser à se décoller, à prendre son
envol et qu’ainsi il puisse se distancer de qui est dit de lui.
28
Deux choses essentielles viennent en effet l’aider à se séparer : bien
sûr, cet autre que la mère, comme nous venons de le
dire, mais d’abord le fait que la mère, le premier Autre de l’enfant
est dans l’impossibilité de dire qui il est vraiment. Elle va parler de
lui, lui laisser croire qu’elle sait qui il est, c’est
indispensable, car dans ce mouvement, elle fournit le matériau de
l’Autre, elle dit les mots où il va avoir à se dire ; mais en lui disant
ce qu’il est, elle le suppose capable de dire un jour à
son tour ; les mots qu’elle lui fournit, disant qui il est, sont
donc déjà truffés de l’absence de pouvoir dire qui il est, encore moins
qui il sera. Autrement dit, elle le parle, mais en le
parlant, elle lui fait aussi don de ce vide sur lequel il pourra –
et devra – prendre appui pour dire à son tour. Car cette scène de
l’Autre d’où vont être fournis au sujet les mots qui vont le
dire ne contient pas le seul mot qui l’aurait vraiment intéressé, le
mot qui aurait dit qui il était. Pour son identité, il ne lui sera
donné qu’un nom et un prénom, mais il ne s’agit que d’une
coquille vide. Le patronyme, s’il indique la place dans la
généalogie, ne livre aucun contenu, aucun programme ; tout au plus des
contraintes de cadre. Le prénom, juste une référence à un autre
qui existe déjà et de quoi ne pas le confondre avec ses frères et
sœurs. Donc, l’Autre, à l’endroit précis qui pourrait dire qui est le
sujet comme tel, ne le définit pas, ne lui dit rien, lui
transmet seulement un vide, une place, un lieu d’où il pourra, quand
son tour sera venu, soutenir son existence.
29
Mais du fait de ces mots qui le tapissent à l’intérieur, qui l’habitent
déjà troués, déjà truffés par le vide, c’est le
passager clandestin des mots qui est introduit. Au cœur du sujet, en
son lieu le plus intime se trouvent donc les mots de l’Autre, qui sont
d’abord pour lui des étrangers, des venant d’ailleurs,
mais au cœur de ce cœur, au milieu de l’Autre, un trou, un manque
sur lequel paradoxalement le sujet devra prendre appui pour décliner sa
propre singularité.
30
Voilà pourquoi la haine se niche au cœur de l’être de chacun. Non
seulement elle naît du fait de la parole, non seulement
elle s’adresse au vide qui habite la parole, mais le lieu de cette
adresse est situé à l’intérieur de l’être propre, pas chez l’autre
d’abord ; mais du fait que je suis fait dans la matériau de
l’Autre, elle est adressée à l’Autre que je contiens en moi-même, à
l’Autre que d’abord je suis.
31
Mais alors, si la haine est aussi originelle que nous le prétendons
ici, quel trajet doit-elle suivre chez chaque individu
pour ne pas la laisser purement et simplement se satisfaire ?
Pourquoi ne pas nous contenter de la laisser s’assouvir puisqu’elle est «
réaction normale » à notre condition humaine ? C’est que ce
n’est pas la haine qui est en soi à discréditer, puisqu’elle est
aussi la vie (il suffit de penser à ce qu’elle est bien acceptée en cas
de légitime défense, par exemple). Être capable de haine,
c’est aussi assumer d’avoir à se défendre si l’on est effectivement
menacé, avoir l’obligation de se préserver, d’assurer sa viabilité. Mais
surtout, il nous faut ici introduire la différence
entre la haine et ce que nous appellerons la jouissance de la haine,
autrement dit, la satisfaction que l’on peut tirer du fait de s’y
autoriser, de lui laisser libre cours, et donc de jouir de
haïr celui ou celle qui a la charge de me transmettre ce trait de ma
condition, plutôt que d’assumer que ma haine s’adresse au vide. C’est
le non discernement entre ces deux lieux d’adresse qui
engendre aussi bien le meurtre que la violence. Ce n’est donc pas la
haine comme telle qui doit être interdite, puisque de toutes façons, il
est impossible de l’éradiquer, mais ce à quoi il faut
renoncer, c’est à jouir de sa haine. C’est se maintenir dans la
jouissance de la haine qui est interdit.
32
Combien de fois, par exemple, ne sommes-nous pas en colère contre
quelqu’un, contre un fonctionnement, contre une attitude ;
mais quel est l’effet de le dire à la personne concernée ? Non pas
de le dire à quelqu’un d’autre que la personne concernée, mais d’avoir
le courage de le dire vraiment, sans faire appel à la
violence pour assurer ce dont en fait, on n’est jamais sûr qu’à
moitié, sans masquer le différent qui nous oppose. Si vraiment la chose
est dite au bon endroit, ce qu’il faut constater, c’est
qu’elle ne laisse pas la colère indemne, elle l’entame, elle la
déplace, elle la fait devenir autre, du seul fait d’avoir été dite, sans
même qu’il y ait eu réponse en retour, sans même que
l’autre en ait pris acte.
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Mais voyons ceci encore plus avant. Si, comme nous le soutenons, notre
aptitude au langage engendre notre haine, car elle
suppose, exige même le renoncement à l’immédiat, à l’adéquation, il
va de soi que cette aptitude est d’abord véhiculée par les premiers qui
entourent l’enfant. Tout est donc fait, pourrait-on
dire, pour que la confusion soit entretenue entre ce qu’il faut
payer au langage – charge que doivent transmettre les premiers autres
qui veillent au développement du futur sujet – et les
contraintes qu’exercent les parents. Entre la soumission aux
contraintes du langage et la soumission aux contraintes parentales.
Ajoutons d’ailleurs que c’est précisément le travail de
l’éducation que d’arriver à maintenir à cet endroit un discernement.
Il ne s’agit pas en effet de se contenter d’exiger l’observance de
rituels ou l’ajustement des comportements, ni d’obtenir
l’obéissance, il faut faire entendre que ceux-ci ne sont qu’au
service d’une capacité de distance que le futur sujet doit arriver à
faire sienne. Pour que ce discernement puisse s’opérer, il
convient que ceux qui éduquent ne s’identifient pas trop à la loi
qu’ils servent, ni non plus qu’ils refusent de s’y identifier sous peine
alors de ne pas lui donner chair vivante. Dans ces deux
cas, ils empêchent qu’émerge la distinction nécessaire.
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Ainsi, lorsqu’un parent jouit trop de mettre la limite à un enfant, en
lui rendant présente cette incontournable entame, il
substitue à la tâche de transmettre la loi commune à tous, la
satisfaction d’imposer sa seule loi propre et provoque, de ce fait, le
refus de l’enfant, plongé quant à lui dans la confusion de ne
pouvoir discerner la soumission à la loi de la soumission à celui
qui l’impose. Les exemples ne manquent pas où l’enfant perçoit, sait que
l’adulte, face à lui, s’est abusivement approprié la loi
du langage pour se satisfaire lui, par exemple, de sa propre
maîtrise, ou de la jouissance d’être obéi. Cette question mérite d’être
posée à chaque tournant de ce qu’on appelle l’éducation. De
plus, elle mérite d’être posée en amont : pourquoi ce père ou cette
mère cèdent-ils sur leur tâche qui est de transmettre la loi des
trumains, au profit de jouir de leur propre pouvoir ?
Probablement parce qu’en eux-mêmes, le travail de discernement qui
s’impose n’a pas été suffisamment accompli. On pourrait penser que ceci
suffit à les dédouaner de leur méprise mais il n’en est
rien, car ce qui caractérise les humains, c’est que si le travail
n’a pas été fait à la génération qui nous précède, il n’y a d’autre
issue que d’avoir à le faire soi-même sans pourtant y avoir
été initié. Rien de moins que cela !
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Dans l’autre cas de figure, lorsque les parents refusent de
s’identifier à la loi des trumains, ne consentent pas à prêter
leur corps à ce que se transmettent les renoncements nécessaires, ne
veulent pas engager leur subjectivité dans le fait de tenir cette place
pour leurs enfants, il s’en suit que ces derniers ne
sont alors aucunement aidés dans le travail de renoncement à la
toute-puissance infantile, à l’exigence du tout-tout de suite. Ils ne
rencontrent pas d’autres de la génération du dessus qui les
aident à abandonner cette position et à intérioriser ces
renoncements pourtant incontournables ; ils sont alors livrés à
eux-mêmes pour ce qui est de leur tâche d’avoir à intégrer cette donne.
En
un mot comme en cent, ils sont alors laissés comme sans mode
d’emploi. Ici aussi, bien sûr, la question se pose de savoir ce qui
aurait motivé ces parents à renoncer à leur tâche, à démissionner
de leur travail d’éducation. Et ce sera la même réponse que dans le
premier cas, même si les symptômes se présentent tout à fait autrement.
Eux-mêmes n’ont pas fait le travail qui s’impose et
lorsque vient le moment où ils ont à le transmettre à d’autres, ils
butent sur l’incapacité dans laquelle ils ont été laissés d’intégrer
leurs propres renoncements.
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Mais dans un cas comme dans l’autre, remarquons que le travail de
discernement n’est pas fait, et que c’est, dès lors, la
confusion qui est au programme. Ce qui, en l’occurrence, signifie
que de tels enfants ne seront pas en mesure de distinguer
intériorisation de la loi et soumission à ses représentants abusifs ou
démissionnaires, trop dans la présence ou trop dans l’absence. Nous
ne serons en effet capables d’accepter que la haine nous habite et
qu’elle ne s’adresse pas d’abord à celui ou celle qui nous
impose la condition humaine que dans la mesure où l’autre n’est pas
abusif. Mais paradoxalement, le démissionnaire obtiendra le même effet,
car, faute de médiateur pour donner chair vivante à la
loi, nous aurons spontanément tendance à trouver celle-ci
insupportable et traumatique plutôt qu’à accepter la nécessité de nous y
soumettre.
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Autrement dit, la haine de l’enfant a besoin de rencontrer chez un
autre de la génération qui le précède une façon de nouer
le désir et la loi, le témoignage de quelqu’un qui a déjà fait pour
lui-même le travail ; il ne peut tolérer de ne se trouver qu’en écho
avec la jouissance de la haine d’un autre.
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Résumons : de tout cela, je peux entendre pourquoi ma haine est
inextinguible, qu’il n’y a aucune raison de penser que je
puisse m’en débarrasser, la faire disparaître, puisqu’elle est un
processus inhérent à la condition humaine ; mais ce qui, en revanche,
doit bel et bien s’éponger, voire s’assécher, c’est la
jouissance de la haine. La jouissance de la haine, c’est précisément
le fait de laisser la haine s’accomplir, se réaliser, comme si on
oubliait qu’elle n’est que notre réponse à ce que nous ne
mettons plus la main sur ce que la langue nous a déjà dérobé. Or,
tout l’enjeu de l’éducation est bien de faire renoncer à son
accomplissement, d’en montrer l’irréductible leurre, et de
contraindre à la faire devenir autre chose, à utiliser sa force
autrement qu’en la réalisant. C’est ce que Freud appelait le travail de
la culture, et que Nathalie Zaltzmann définit comme le
processus inconscient, moteur de l’évolution humaine qui a pour
tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à
transformer individuellement et collectivement leurs tendances
meurtrières aussi loin que faire se peut. [3]
[1] H. Michaux, Poteaux d’angle, Paris, Gallimard 1981, p. 58.
[2] R. Jakobson, Pourquoi « papa » et « maman » ? dans Langage enfantin et aphasie, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
[3] N. Zaltzman, « Le garant transcendant » dans Eugène Enriquez, Le goût de l’altérité, Desclée de Brouwer,
1999, p.245.
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