Source : https://jetiensavivre.blogspot.com/2020/02/pour-restituer-limportance-du-vivant-il.html
J'aime bien ce que dit Baptiste à propos de diplomatie...
notamment sa "navigation négative" et son "barbouillement moral".
Il lui manque juste de savoir que la médiation ça existe déjà !
Et donc l'omni-partialité.
Bon comme il parle de diplomatie inter-espèces on peut lui
accorder la nouveauté du dispositif.
Baptiste Morizot – Manières d'être vivant
Extraits à propos du concept de « diplomatie inter-espèces des interdépendances »
P234
Comment choisir son cap dans ce chaos ?
Il existe en marine, la pratique de la navigation négative. Elle sert volontiers pour s'orienter dans l'existence. Elle se pratique quand on ne sait pas où l'on est et qu'on ne peut pas le savoir. L'essentiel est alors de savoir où l'on ne doit surtout pas être sur la carte et de déterminer scrupuleusement sur le papier ce que l'on devrait observer autour de ces lieux de mort. Quels amers : phares, côtes, tour gênoise, falaise, archipel, seraient en vue si on était là où on ne doit pas être, au risque d'être drossés sur les récifs, canonnés, embarqués par la marée, échoués sur les hauts-fond. Ensuite, l'essentiel consiste à se tenir à distance de ces repères ; naviguer consiste à ne pas les voir. A réagir pour les faire sortir du champ de l'attention chaque fois qu'ils y entrent. Naviguer bien consiste à chercher à perdre de vue systématiquement tout repère. C'est un art intrigant. Naviguer en s'éloignant chaque fois du seul point identifiable, connu : prendre l'inconnu comme boussole, l'absence de repère visible comme signe qu'on est au bon endroit, parce que chaque repère connu est le signe qu'on est au mauvais. N'être rassuré, sûr de son chemin, certain de son cap, que lorsqu'on atteint l'inconnu. C'est l'art de se maintenir sur le blanc de la carte, sur les zones non arpentées : l'incertitude devient sécurité, et cap pour avancer.
Et bien, dans la diplomatie réelle, la diplomatie des inter-dépendances, celle au service des relations, et pas d'un des membres de la relation contre l'autre, la navigation négative est un art important, un art quotidien. La boussole est claire : le repère qu'il faut fuir, celui dont on doit toujours s'éloigner pour être ramené en pleine mer d'incertitude, c'est à dire à l'abri, c'est la tranquillité d'âme, c'est le sentiment de pureté morale. C'est le sentiment d'être au service de la Juste Cause exclusive (pour les loups innocents contre les exploitants malhonnêtes). Celui de la Sainte Colère, celui de la Vérité révélée. La conviction d'être parmi les Bons contre les Méchants, des Justes contre les Bêtes, des innocents contre les criminels, des Nobles Sauvages contre les infâmes humains, ou de la Civilisation contre la sauvagerie.
Tout sentiment d'avoir le cœur net, d'être dans son bon droit, est à bannir, sinon on ne fait pas justice à la relation même, c'est à dire à tous ceux qui y sont pris, emberlificotés dans mille tissages de relations qui vont du conflit au soin, de l'exploitation à l'amour, à cette nuance près qu'on partage un même territoire, où l'habitat de l'un est le tissage de tous les autres.
Il faut accepter d'être un métamorphe jusqu'au bout, c'est à dire jusqu'à la morale même, cœur de brebis et gueule de loup, et pas larmes de crocodile.
P241
On est en position diplomatique effective lorsqu'on se sent intérieurement, moralement, légèrement traître envers tout le monde. Le chemin le plus clair est le trouble. Il n'y a pas le confort du purisme, celui d'avoir choisi son camp contre un système ou un autre, une idéologie ou une autre. Il faut, c'est étrange, se maintenir volontairement dans le sentiment léger mais latent d'être un traître à tous, à force de ne pas choisir un camp contre l'autre. Trancher fermement pour l'ambivalence, se maintenir dans l'incertitude, dans la pluralité des points de vue contradictoires, pour chercher des solutions plus saines et plus vivables au service des relations d'interdépendance.
P242
Ce personnage du diplomate est tout ensemble un intercesseur, un traducteur inter-espéces et un go-between. Ce dernier n'est pas un sage supérieur qui sait mieux que les autres où sont leurs intérêts. Pas de retour du Patriarche, du jugement de Salomon. Au contraire, il reconnaît l'intelligence collective, l'intelligence des acteurs, le fait que ce sont eux qui savent ce qu'ils font, et les lignes de force de la pratique et de la vie. Il est à hauteur de vivants. Mais sa bizarrerie est liée à sa position « entre » : elle est « positionnelle-relationnelle ». C'est à dire qu'elle est liée à sa position contextuelle dans un champ de relations. S'il sait qu'il n'y a pas de déficit d'intelligence chez les acteurs, les loups, les brebis, les bergers et les écolos, il reconnaît en revanche la dimension positionnelle de la conception qu'ils se font de leurs propres intérêts : c'est à dire que chaque camp a spontanément tendance à négliger ses interdépendances les moins évidentes avec les autres camps, à se croire auto-extrait des interdépendances. Si le berger a la garde des moutons, le diplomate a la garde des interdépendances, c'est ce qui accapare son attention ontologique.
Et c'est pourquoi il peut intercéder pour rappeler aux différents camps les moments où ils oublient leur inséparabilité avec les autres. Il peut bricoler des solutions, composer la situation pour que ces interdépendances émergent dans toute leur clarté aux yeux de tous, ou soient respectées, même si elles semblent s'opposer aux intérêts à court terme de chaque camp.
P244
Si cette idée de diplomatie des inter-dépendances est si difficile à théoriser, c'est qu'on hérite d'une tradition qui pense la morale et la politique comme hiérarchisation des relations entre des termes premiers bien séparés, en conflit, avec une victime et un coupable (moi et mon prochain, Abel et Caïn). Mais dans un monde où les relations sont premières, plus réelles que les êtres séparés, et où vivre consiste à être pris dans et fait par des relations, cette approche est d'une tragique inutilité.
C'est en partie aussi à cause de cette habitude de pensée qu'on est tenté de croire que cette circulation empathique parmi tous les points de vue dépolitise, parce qu'il devient impossible de choisir un camp. C'est en fait là une conception très pauvre du politique (elle confine au chauvinisme). Ce qui a lieu ici à mon sens est inverse : le barbouillement moral ne dépolitise pas ceux qui le rencontrent, à mon sens il les politise mieux. Une fois qu'on a circulé parmi les points de vue, on sent que certains n'ont pas la légitimité qu'ils réclament. On voit se dessiner des axes de mobilisation qui sont précis, comme les dispositifs pertinents pour agir, et l'inutilité des grandes condamnations morales. Les dispositifs diplomatiques politisent au sens où ils poussent ceux qui les traversent dans l'analyse concrète d'une situation concrète, où ils sont capturés, on le verra plus loin, par le point de vue des inter-dépendances.
Au sortir de ce genre de dispositifs, on ne peut plus faire la morale à personne, mais on peut activer son désaccord dans une lutte ciblée ; on ne peut plus décréter où sont les purs et les impurs, mais on peut paradoxalement mieux cerner des adversaires, adversaires dans un sens nouveau, des adversaires de la relation, et c'est ce que j'appelle un « devenir-diplomate ».
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