jeudi 4 mars 2021

Bruno LATOUR – Où suis-je ?

 

 Après lecture ! Belle lecture...

Bruno LATOUR – Où suis-je ?

Morceaux choisis

Confinés en un lieu quand même vaste

P18

Un cadre inanimé et ceux qui l'animent, c'est tout un. Un urbain tout nu, cela n'existe pas plus qu'un termite hors termitière, une araignée sans sa toile ou un Indien dont on aurait détruit la forêt.

P23

De la part de sérieux savants, on pourrait s'attendre qu'ils embrassent avec moins d'enthousiasme une version si providentielle de l'accord entre les organismes et leur « environnement » comme ils disent. Le moindre devenir-animal mène à une tout autre vision, beaucoup plus terre à terre : il n'y a pas du tout d' »environnement ». C'est comme si vous félicitiez une fourmi pour la chance qu'elle a de se trouver dans une fourmilière si providentiellement bien chauffée, si agréablement aérée et si fréquemment nettoyée de ses déchets.

P26

Je propose d'appeler l'en deçà Terre et l'au-delà, pourquoi pas, Univers.

[…]
Faute de quoi, au sens propre, nous ne pourrions saisir ce qui permet aux vivants de rendre la terre habitable ; nous nous rendrions la vie impossible.

« Terre » est un nom propre

P30

Mais nous distribuons nos affaires tout autrement. Nous commençons à comprendre que nous n'avons pas, que nous n'aurons jamais, que personne n'a jamais eu l'expérience de rencontrer des « choses inertes ». Cette expérience, prétendument si commune pour les générations précédentes, la nôtre a dû subir l'épreuve, en un temps très court, de ne plus la partager : tout ce que nous rencontrons, les montagnes, les minéraux, l'air que nous respirons, le fleuve où nous nous baignons, l'humus pulvérulent où nous plantons nos salades, les virus que nous cherchons à apprivoiser, la forêt où nous allons chasser des champignons, tout, jusqu'au ciel bleu, est le résultat, le produit, oui il faut bien le dire, le résultat artificiel de puissances d'agir avec lesquelles les urbains aussi bien que les ruraux ont comme un air de famille.

Sur Terre, rien n'est exactement « naturel » si l'on entend par là ce qui n'aurait été touché par aucun vivant : tout est soulevé, agencé, imaginé, maintenu, inventé, intriqué par des puissances d'agir qui, d'une certaine façon, savent ce qu'elles veulent, en tous cas visent un but qui leur appartient en propre, chacune pour elle-même.

P33

On comprend que le conflit de générations offre un peu plus qu'un témoignage moderne sur l'incommunicabilité des humains. J'ai envie d'aller plus loin et de dire qu'il s'agit d'un conflit de genèses et pour tout dire d'engendrements.

P37

Il se trouve que chaque terrestre reconnaît dans ses prédécesseurs ceux qui ont créé les conditions d'habitabilité dont il bénéficie – et qu'il s'attend à devoir se préoccuper de ses successeurs.

[…]

Terre est le vocable qui comprend donc les agents – ce que les biologistes appellent des « organismes vivants » - aussi bien que l'effet de leurs actions, leur niche si l'on veut, toutes les traces laissées par leur passage, le squelette interne aussi bien que l'externe, les termites aussi bien que les termitières.

[…]

On ne dira donc pas que les terrestres sont sur la terre, nom commun, mais avec Terre ou Gaïa, noms propres.

« Terre » est un nom féminin

P40

S'il faut apprendre à se réjouir de ces limites, c'est que nous ne souhaitons plus confondre la fine couche d'existence de quelques kilomètres d'épaisseur que nous pouvons parcourir avec un équipement idoine et là où nous ne saurions nous rendre que par le truchement de la connaissance imagée.

P43

Il n'y a aucun doute, la lente et douloureuse production de la connaissance objective s'ajoute au monde, elle ne le survole pas.

P44

L'adjectif « terrestre » ne désigne pas un type d'existants – puces, virus, PDG, lichens, ingénieurs ou fermiers – mais seulement une manière de se localiser en déclinant la série d'ascendants et de descendants dont les soucis d'engendrement se croisent un instant.

P45

Avec Terre et donc « en vrai », c'est surprise à tous les étages. La continuité est forcément l'exception puisque les soucis d'engendrement exigent de chaque existant quelque chose comme une invention, comme un création, fût-elle minuscule, pour atteindre ses buts en franchissant l'inévitable hiatus de l'existence imposé par les multitudes par lesquelles doivent passer ceux qui ont choisi de durer un peu plus longtemps.

P46

Un peu de poussière, un peu d'humus, un peu de vase. Pauvres terrestres qui devez payer votre subsistance seconde par seconde en rapetassant vos pauvres bricolages. !

Troubles d'engendrement en cascade

P57

Si un Etat se limitait à ses frontières, il ne vivrait pas. D'où son inquiétude : comment subsister ?

[...]

Si la mauvaise nouvelle est celle du confinement, la bonne est celle de la remise en cause de la notion de frontière.

P60

C'est là où les affects politiques sont en train de subir un renouvellement accéléré, oui une vraie métamorphose. Les humains à l'ancienne, quand ils se présentent aux autres peuples comme des « individus » dotés du privilège d'exercer un droit de propriété exclusive, nous paraissent, à nous les terrestres, de plus en plus étranges. Ce droit d'être « individuel » ne saurait être revendiqué que par des existants parfaitement autotrophes et qui ne laisseraient derrière eux aucun résidu. Ce qui ne peut s'appliquer qu'à Gaïa qui, par définition, se contient elle-même dans ses enceintes et dans ses niches.

P63

Ce qui rend le confinement à la fois si douloureux et si tragiquement intéressant, c'est que la question de l'engendrement se pose désormais à toutes les échelles et pour tous les existants, entraînant une incertitude grandissante sur la notion de limite.

« Ici-bas » - sauf qu'il n'y a pas de haut

P69

En effet, si les Modernes n'ont cessé de se moquer des curés qui endormaient les masses avec la promesse d'un « autre monde » imaginaire pour qu'elles n'agissent pas dans ce monde matériel d'ici-bas, les terrestres, eux, sont à leur tour obligés de ridiculiser les Modernes qui endorment les masses avec leur promesse d'un « autre monde » dont ils réalisent peu à peu – justement grâce au confinement – qu'elle les endort encore plus sûrement, en rendant impossible leur retour sur Terre – leur atterrissage.

P75

J'ai appris que l'on se gardait mieux du pouvoir toxique des religions en revenant à leur valeur originelle qu'en les sécularisant, ce qui revient toujours à confondre la lettre et l'esprit, en perdant le fil qui lie les valeurs avec les figures provisoires qui les expriment.

Laisser l’Économie remonter à la surface

P80

L'Economie finit peut être par agir « en profondeur », mais à la manière de ces énormes piliers de béton qu'il faut enfoncer à coups de béliers géants pour qu'ils servent de fondation. Donald McKenzie n'a cessé de l'explorer : sans les écoles de commerce, les comptables, les juristes, les tableaux Excel, sans le continuel travail des Etats pour répartir les tâches entre le public et le privé, sans les romans de madame Rand, sans le dressage continuel par l'invention de nouveaux algorithmes, sans le formatage des droits de propriété, sans le rappel continuel des médias, personne n'aurait inventé des « individus » capables d'un égoïsme assez radical, assez continu, assez cohérent, pour ne « rien se devoir » et considérer tous les autres comme des « étrangers » et toutes les formes de vie comme des « ressources ». Derrière l'évidence d'une Economie native et première il y a, pour parler comme Callon, trois siècles d'économisation. On comprend que cet enfouissement préalable exige une extrême violence et que la moindre pause dans cette vaste entreprise de soutènement suscite une révélation immédiate : « Mais pourquoi ne partirions-nous pas plutôt de là où nous habitons ? »

P81

Je dois à Dusan Kazic la solution pour ne pas récidiver. Elle consiste à ne jamais accepter de dire d'un sujet quelconque qu'« il a une dimension économique » !
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S'il y a une tentation à laquelle il ne faut surtout pas céder, c'est de lisser tous ces hiatus pour les remplacer par un calcul qui clôturerait la discussion, mais qui a été fait ailleurs, par d'autres et surtout pour d'autres très éloignés de la scène.
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Cela ne revient pas à pleurnicher pour mettre au-dessus de l'Economie d'autres préoccupations « plus élévées », « plus humaines », « plus morales » ou « plus sociales », mais au contraire à bien marquer qu'il serait temps de descendre enfin plus bas, en devenant plus réaliste, plus pragmatique, plus matérialiste.
P85

Aucun vivant ne peut servir d'emblème pour l'individu calculateur que Terre n'abrite nulle part. Ils sont tous, si l'on veut, égoïstes et intéressés, puisqu'ils cherchent tous à subsister, mais aucun n'est enserré dans des limites assez claires pour pouvoir calculer ses intérêts sans se tromper.

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La « Nature » ne peut servir de fondation indiscutable qu'aux extraterrestres.
[…]
Nous ne pourrons jamais simplifier nos relations en supposant qu'il y a des individus avec des bords bien délimités, qui seraient à côté les uns des autres, partes extra partes, autonomes et autochtones, et qui pourraient se déclarer quittes les uns des autres, étrangers par conséquent, aliens en quelque sorte, comme s'ils ne se superposaient pas les uns sur les autres, comme s'ils n'interféraient pas les uns avec les autres.

Décrire un territoire, mais à l'endroit

P92

Mais peu à peu, à force de vous affronter à ces questions inhabituelles et surtout de réaliser que c'était bien difficile d'y répondre, vous étiez obligés de vous réveiller d'un rêve en demandant : « Mais où est-ce que j'habitais donc avant ? » Eh bien, dans l'Economie justement, c'est à dire ailleurs que chez vous.

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L'expression « vivre dans un monde globalisé » avait brusquement pris un sérieux coup de vieux ; bien vite remplacée par une autre injonction : « Essayons de nous situer dans un lieu qu'il faudrait tenter de décrire avec d'autres. » Surprenante association de verbes : subsister, faire groupe, être sur un sol, se décrire. Pour les ci-devant globalisés, la surprise était totale de voir émerger de nouveau la question « réactionnaire » de former un groupe sur un territoire qui devenait visible au fur et à mesure de la description. « Territoire », ce mot d'administration, prenait pour les confinés un sens existentiel Comme si, au lieu d'être dessiné de loin par d'autres et comme à l'envers et d'en haut, on pouvait le décrire pour soi, avec ses voisins, à l'endroit et d'en bas.

P94

Pour nous, les distances kilométriques et les angles de la trigonométrie, comme le savent tous les géographes, ce sont des relations parmi beaucoup d'autres. Or ces autres relations ne procèdent nullement par localisation à partir d'une grille de coordonnées, mais par réponse à des questions d'interdépendance.
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Être localisé et se situer, ce n'est pas la même chose ; dans les deux cas, on mesure bien ce qui compte, mais pas de la même manière.

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« Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6,21). Si la première définition est cartographique et le plus souvent administrative ou juridique - « Dites-moi qui vous êtes et je vous dirai quel est votre territoire » -, la seconde est davantage éthologique : « Dites-moi de quoi vous vivez et je vous dirai jusqu'où s'étend votre terrain de vie. » La première demande une carte d'identité, la seconde une liste des appartenances.

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D'un côté, on identifie un lieu en le localisant à l'intersection de coordonnées par le déplacement d'une sorte de chaîne d'arpenteur, de l'autre, nous apprenons à lister des attachements à des entités qui obligent à prendre soin d'elles.

P97

Mais une fois remis à l'endroit, on appelle « local » ce qui est discuté et argumenté en commun. « Proche » ne veut pas dire « à quelques kilomètres », mais « qui m'attaque ou qui me fait vivre de manière directe » ; c'est une mesure d'engagement et d'intensité. « Lointain » ne veut pas dire « éloigné en kilomètres », mais ce dont vous n'avez pas à vous soucier tout de suite parce que ça n'a pas d'implication dans les choses dont vous dépendez. Par conséquent, ce que vous assemblez dans la description n'est ni local ni global, mais composé selon un autre rapport de concaténation avec des entités qu'il va bien falloir affronter une à une, peut être au prix de polémiques nombreuses.

P99

« Ah très bien », lui dirai-je, « par conséquent, vous le reconnaissez vous-même, nous vivons donc ensemble sur un territoire où « tout nous regarde » puisque chaque entité est en superposition avec les autres. « Holobiontes de tous les payx, unissez-vous, et cetera. » Mais alors, si nous vivons ainsi emmêlés, il faut bien que nous en parlions ! Si nous débordons ainsi les uns sur les autres, nous formons donc un commun. Par conséquent, merci de m'indiquer le lieu, le moment, le jour, l'institution, la formule, la procédure, où nous allons pouvoir discuter de telles superpositions, limiter les empiétements ou permettre les compositions plus favorables à tous ? »

Le dégel du paysage

P103

Les « choses inertes » n'existent que par une expérience de pensée qui vous transporterait, en imagination, dans un monde où personne n'a jamais vécu. D'où la question : est-ce que la sensation de cette évidence modifie aujourd'hui vos façons d'être, d'envisager l'avenir, de vous situer dans l'espace, de comprendre ce que vous appelez liberté de vous mouvoir ?

P105

Avec Soheil Hajmirbaba, nous nous y sommes essayés en dessinant un grand cercle à même le sol, orienté par une flèche, avec d'un côté un signe plus, et de l'autre un signe moins. Et en demandant aux participants de se placer au centre. Derrière vous, à main droite, il y a ce dont vous dépendez, ce qui vous fait vivre, ce qui vous permet de subsister ; à main gauche, ce qui vous menace. Dans le quart avant droit, il y a ce que vous allez faire pour maintenir ou accroître les conditions d'habitabilité dont vous avez bénéficié ; dans le quart avant gauche, ce qui risque d'empirer la situation, en stérilisant un peu plus les conditions d'existence de ceux qui dépendent de vous. C'est comme un jeu d'enfant, quelque chose de léger et de plutôt joyeux. Et pourtant, quand on s'approche du milieu, chacun tremble un peu : il faut se décider, c'est là le plus difficile, on se révèle ; on va parler de soi, ou, mieux, de ce qui vous fait vivre.

Le centre du creuset, là où je place timidement mes pieds, se trouve à l'intersection exacte d'une trajectoire – et je n'ai pas l'habitude de me penser comme le vecteur d'une trajectoire – qui va du passé, tout ce dont j'ai bénéficié pour exister, pour croître, parfois même sans m'en apercevoir, sur quoi je compte inconsciemment et qui peut-être s'interrompra avec moi, par ma faute, qui n'ira plus vers l'avenir, à cause de tout ce qui menace mes conditions d'existence, et dont je n'avais pas conscience non plus. Pas étonnant que je sois ému. Oui, oui, c'est très naïf, c'est tellement simpliste ; c'est comme choisir entre le bien et le mal. Mais c'est exactement cela : c'est un jugement que vous portez avec les autres qui vous aident à jouer à cette marelle, en répondant aux questions sur ce qui vous fait vivre, ensuite sur ce qui vous menace, et, enfin, sur ce que vous faites ou ne faites pas pour contrer cette menace. Rien de plus simple, rien de plus décisif. []

Justement, chaque fois que vous allez mentionner à haute voix l'une des entités de votre liste, quelqu'un de l'assemblée vient « jouer » ce « rôle » et c'est à vous de placer ce personnage sur cette sorte de boussole – ou de la déplacer selon l'évolution de votre court récit. L'étonnant résultat de ce petit théâtre, c'est que, bientôt, vous voilà entouré d'une petite assemblée qui représente pourtant, devant les autres participants, votre situation la plus intime. Plus vous listez vos attachements, mieux vous êtes défini. Plus la description est précise, plus la scène est remplie ! Vous donnez peu à peu figure à l'un de ces holobiontes qui paraissaient, jusqu'ici, tellement difficiles à représenter. Une participante le résume d'un adjectif : « je me suis repeuplée !».

P114

L'individu réduit à presque rien se sent forcément sans force devant l'immensité de ce qui le domine ; la personne, l'acteur-réseau, l'actant-peuple, l'holobionte se sent pousser des ailes à mesure que se multiplient les items de sa liste, de son cours d'action, de son curriculum vitae ; ils se dispersent, ils se multiplient. Il y a des « liens qui libèrent » : plus l'individu dépend, moins il est libre ; plus la personne dépend, plus elle a de marges d'action. Quand il cherche à s'ébrouer, l'individu qui bute constamment sur ses limites, geint et se plaint, envahi de passions tristes, il ne lui reste guère que l'indignation et le ressentiment ; quand la personne s'allonge, se repeuple, s'éloigne, elle s'égaille, au sens propre, elle se distribue, se mélange, et récupère de proche en proche des puissances d'agir qu'elle n'imaginait pas.

P115

Horriblement, le sujet moderne ne peut qu'aller de l'avant, quelles qu'en soient les conséquences. Et donc, forcément, il ne peut que s'obstiner dans l'erreur, chose dont on a dit avec raison qu'elle est l’œuvre du diable. Voilà, il ne peut plus avoir d'expérience du monde, il s'est rendu la vie impossible.

P116

Le mot honni de « tradition » ne nous effraie pas ; nous y voyons un synonyme de la capacité d'inventer, de transmettre, donc de durer. Le nœud gordien que l'épée de la modernisation avait tranché, nous tentons de le renouer en retrouvant les manières qu'ont les formes de vie de se maintenir dans l'être.

Multiplication des corps mortels

P122

Il en serait alors de même d'un champ et d'un corps : pas plus l'agrobusiness n'exprime le comportement d'un sol, pas plus les différentes saisies par des biologistes n'expriment les puissances d'agir de mon corps. Là non plus, la carte ne serait pas le territoire vu d'en bas et à l'endroit.
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Pas plus que Gaïa n'est une totalité cohérente, pas plus ne l'est mon corps. Pas plus Terre n'est un « organisme » vivant, pas plus mon corps n'est un « organisme » unique. Le prendre « en totalité » n'a pas plus de sens que d'en extraire une « partie » en espérant que celle-ci restera fonctionnelle. Si une « livre de chair » isolée n'a pas de sens, un « corps entier » n'en a pas plus. L'unicité, les bords, les frontières, c'est ce qui manque le plus aux vivants, et cela vaut pour les parties, bien sûr, mais aussi pour les totalités.

P124

Je note que déjà, en faisant appel à Terre, le « biologique » s'est un peu déplacé. Il est redevenu dépendant des instruments, des laboratoires, des examens, des bases de données, de la recherche, des essais cliniques, et s'est réduit à des prises locales, à des saisies partielles, à des procédures d'accès dont certaines fonctionnent comme prévu, d'autres moins. C'est le seul sens utile du mot « réductionnisme » : ce que les procédures de laboratoire permettent de saisir. Du coup, entre ces ilôts, ces archipels, ces Sporades, il y a tellement de vides, de discontinuités, que l'on n'a plus aucune peine à y ajouter une bonne douzaine d'autres métiers, d'autres dispositifs, [...] chacun avec ses moyens, ses raisons et ses ambitions, mais dont aucun n'est capable de « couvrir » l'expérience d'être un corps. Il y a maintenant de la place pour tout le monde.

P126

Avoir un corps, c'est apprendre à être affecté. L'antonyme de « corps », ce n'est ni « âme », ni « esprit », ni « conscience », ni « pensée », mais « mort » - comme l'antonyme de Gaïa, c'est Mars, la planète inerte.

Reprise des ethnogenèses

P134

Si les terrestres, dans cette conjonction terrible, ne se sentent pas tout à fait écrasés, c'est à cause de l'attraction puissante d'une quatrième planète. S'il est périlleux de lui donner trop vite un nom, c'est pour ne pas se laisser capter par le champ gravitationnel de la triste histoire moderne. Cette planète là n'est ni « archaïque », ni bien sûr « primitive », ni même « fondamentale » ou « ancestrale ». C'est celle habitée par des peuples nombreux qui, comme dit Viveiros de Castro, ont toujours vécu en deçà des Modernes, ce qui leur a permis de maintenir de mille façons leurs manières vernaculaires d'exister en résistant de leur mieux aux entreprises de développement.

P135

Mais alors, attirés et repoussés par ces quatre attracteurs, quel pourrait être le projet des terrestres ? La machine à engendrer des peuples qui se mettent à explorer en tâtonnant qui ils sont, avec qui, contre qui et pour qui, nécessite un art que Stengers appelle de diplomatie.

P137

On mesure à quel point les humains modernes sont hors sol, quand on s'aperçoit que leurs ressources mentales ne reposent que sur l'identité et ses frontières.

De bien étranges batailles

P146

Supposons qu'en citoyen convaincu je décide d'enlacer à la fois le monde où je vis et le monde dont je vis par un nouveau tracé, un nouveau bord, en disant de l'ensemble ainsi entouré : « voici mon sol, voici mon peuple ! » Que va-t-il se passer ? Je me trouve toujours en porte à faux, mais cette fois-ci avec l’État-nation dont j'étais jusqu'ici citoyen plus ou moins insouciant. Je deviens un traître aux yeux de ceux qui rejettent l'inclusion d'innombrables migrants – humains ou non – dans la définition de ma nouvelle citoyenneté. Et les conflits vont s'accroître à mesure que, en bon activiste, je vais étendre mon enquête, repeupler mon nouveau territoire, mobiliser plus de savoirs, multiplier les expériences alternatives, et m'opposer de plus en plus durement aux mœurs des Extracteurs. Me voici encore une fois jeté hors de toute appartenance.

Comment nommer ceux qui sont sans patrie parce qu'ils veulent insérer la patrie terrestre ou mieux la mère-patrie-terrestre, dans la définition de leurs propres pays ? « Anarchistes » ? Oui parce qu'ils rejettent les frontières de l’État où ils sont nés. « Socialistes » ? Si l'on veut, mais comment insérer les lichens, les forêts et les fleuves, l'humus et toujours ce fichu CO2 dans l'ancienne idée de société ? « Citoyens du monde » - si ce monde pouvait devenir la planète ? « Internationalistes » si « nation » pouvait s'étendre aux non-humains ? « Interdépendants » ? « Criticalzonistes ? » ? « Loyalistes » ? « Reconnecteurs » ?

Alors même que les Extracteurs maintiennent l'occupation du deuxième monde par la violence et fuient par une autre violence dans le déni, les Ravaudeurs – j'essaie ce nom provisoire – doivent se battre pour recréer un autre tissage des territoires que leurs ennemis ont abandonnés, après les avoir occupés et saccagés.

P148

L'ancienne scénographie dépendait de l'économie puisque c'était par la position dans le « système de production » que se repéraient les injustices. Mais dans ces nouvelles étranges batailles, l’Économie n'est plus qu'un voile superficiel, et ce n'est plus de production qu'il s'agit. Ce qui est en question, ce sont les pratiques d'engendrement et la possibilité ou non de maintenir, continuer, voire amplifier les conditions d'habitabilité des formes de vie qui maintiennent par leur action, l'enveloppe même dans laquelle l'histoire ne cesse de se dérouler. Non plus seulement une histoire de la lutte des classes, mais une histoire de ces nouvelles classes, alliances, sections, en lutte pour l'habitabilité que Nikoloaj Schulz étudie sous le nom de « classes géosociales ». Le devenir-non-humain des humains déplace l'injustice : ce n'est plus la « plus-value » qui est accaparée, mais les capacités de genèse, la plus-value de subsistance ou d'engendrement.

Organiser la guerre des Extracteurs et des Ravaudeurs en deux camps ? Mais c'est impossible, parce que la notion de « camp » avait un sens dans les périodes révolutionnaires, quand on imaginait de remplacer un monde par un autre, radicalement, totalement, par un grand basculement dialectique, par une sorte d'opération extrême, limitée dans le temps, cohérente et concertée. Mais l'affreuse ironie, c'est que ce remplacement, cette grande bascule a déjà eu lieu, et c'est justement de ce monde remplacé, le monde modernisé, que nous voulons sortir en retrouvant le nôtre – ou ce qu'il en restera pour le faire prospérer. L'Anthropocène, c'est le nom de cette révolution totale, qui s'est faite sous nos pieds pendant que nous célébrions, en cette glorieuse année 1989, la « victoire contre le communisme ». La voilà l'étrange défaite !

S'égailler dans toutes les directions

P155

Non plus aller de l'avant dans l'infini, mais apprendre à reculer, à déboîter, devant le fini. C'est une autre manière de s'émanciper.

P159

Terre ou Gaïa organise déjà l'horizon politique alors que son existence savante est inconnue, méprisée ou déniée et que ses conséquences métaphysiques restent invisibles.

P161

S'émanciper ne veut pas dire en sortir, mais en explorer les implications, les plis, les superpositions, les entrelacements.

P162

Un droit faible mais, en effet, souverain, celui qui impose des limites aux notions de limites, le nomos de tous les autres. Terre mère du droit ?

P165

Sous la voûte du ciel, redevenue pesante, d'autres humains mêlés à d'autres matières forment d'autres peuples avec d'autres vivants. Ils s'émancipent enfin. Ils se déconfinent. Ils se métamorphosent.

 

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